Visite dans le cœur de Kostroma

L'historien et expert en architecture William Brumfield nous emmène à la découverte du cœur de l'une des villes les plus chargées d’histoire de la Russie centrale.

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Kostroma. Rue Simanovski (anciennement rue de l’Epiphanie). Vue vers l’église de l’Icône de la Vierge de Smolensk depuis le Couvent de l'Epiphanie-Saint Anastasie. À droite : immeuble d’appartements Tretiakov

Parmi les nombreuses villes historiques situées le long de la Volga, Kostroma (actuellement 277 000 habitants) rivalise avec son voisin Iaroslavl pour la beauté de ses églises et le rôle important qu'elle a joué dans l'histoire de la Russie. Le photographe et chimiste russe Sergueï Prokoudine-Gorski (voir l'encadré ci-dessous) a effectué deux voyages à Kostroma et dans son monastère Ipatiev en 1910 et 1911. La plupart des négatifs originaux à triple exposition de ses photographies de Kostroma n'ont pas survécu dans la collection de la Bibliothèque du Congrès, mais les tirages par contact de ses albums fournissent des informations inestimables. Mon travail photographique à Kostroma s’est déroulé de 1988 à 2017.

Kostroma. Vue de la place Soussanine depuis le clocher de la cathédrale de l'Épiphanie (démolie en 1934). En haut à droite: rue de l’Epiphanie menant au couvent de l’Epiphanie. Centre: tour d'incendie sur la place Soussanine. Premier plan: grandes rangées commerciales destinées à la vente de farine

Bien que les preuves historiques soient peu nombreuses, on pense généralement que Kostroma a été fondée au début des années 1150 par Iouri Dolgorouki, dirigeant de la principauté dominante de Vladimir et connu comme le fondateur de Moscou (1147). La première référence documentée de Kostroma remonte à 1213, lorsque la colonie - construite entièrement en bois - a été incendiée par le prince Konstantin lors d'une querelle territoriale avec son frère Iouri.

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Kostroma a probablement été mise à sac en 1238 lors de l'invasion mongole du centre de la Russie. Durant la seconde moitié du XIIIe siècle, la principauté de Kostroma est devenue un centre politique important, mais en 1364, elle avait été absorbée par l'État moscovite en expansion.

Grandes rangées commerciales destinées à la vente de farine

La région de Kostroma était connue pour ses institutions monastiques, telles que le monastère Ipatiev, fondé au début du XIVe siècle et l'un des plus importants de Russie. Au début du XVe siècle, il a été rejoint par le monastère de l'Épiphanie et par le couvent de Sainte-Anastasie, qui en 1863 obtint le territoire du monastère détruit de l'Épiphanie. Prokoudine-Gorski a photographié ces deux lieux de culte.

Temps turbulents

Rangées commerciales. Photographie : William Brumfield. 22 août 1988Tour et poste anti-incendie, place Soussanine.

Au XVIe siècle, les monastères et églises de Kostroma étaient sous le patronage d’Ivan le Terrible, mais ils ont néanmoins souffert pendant une période de turbulences sociales et politiques qui a parcouru le pays durant la dernière partie du règne d’Ivan. Cette période a culminé au début du XVIIe siècle lors d'une crise dynastique connue sous le nom de Temps des troubles.

Sur fond d’effondrement de l'autorité de l'État et de troubles civils généralisés, Kostroma a été mise à sac en 1608 par Alexandre Lisowski, un chef de cavalerie polono-lituanienne redouté qui a attaqué de nombreuses villes russes de 1608 à 1615. Par la suite, la ville et le monastère Ipatiev ont également joué un rôle majeur dans le processus de reconstruction. C'est ici que le jeune Mikhaïl Romanov et sa mère ont trouvé refuge pendant des mois extrêmement dangereux à la fin de 1612 et en 1613.

Rangées commerciales rouges avec l'église Saint-Sauveur

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Avec l’élection de Mikhaïl comme tsar par l’Assemblée nationale en mars 1613, l’ordre est progressivement revenu sur les terres ravagées du centre de la Russie. Les relations anciennes de la famille Romanov avec la région de Kostroma ont favorisé le rétablissement de la ville, tout comme son emplacement avantageux sur la Volga. Au cours de la dernière partie du XVIIe siècle, Kostroma était non seulement une puissante ville commerciale et industrielle, mais aussi un centre artistique, largement connu pour ses peintres d'icônes et de fresques.

Poste de garde, place Soussanine

La prospérité s'est poursuivie au cours du XVIIIe siècle avec sa transformation en un grand centre commercial et la création, en 1751, d'une usine de lin qui a propulsé Kostroma au rang de plus grand producteur de lin de Russie. La réputation de la ville a été confirmée par une visite d’État de l’impératrice Catherine II (la Grande) en 1767.

En 1773, cependant, une catastrophe a frappé Kostroma, un incendie ayant détruit une grande partie de la ville, qui était encore construite principalement en bois. Une décennie plus tard, la reconstruction était bien engagée, grâce à la politique de Catherine visant à promulguer des plans bien pensés pour les centres provinciaux de Russie.

Maison Strigalev. Rue de la colline au lait. Façade sur la rue du 1er mai

Conçue pour la royauté

La pièce maîtresse du nouveau plan de la ville de Kostroma était la conception magistrale de la place Ekaterinoslav (« gloire à Catherine ») en 1781-1784. La place est devenue le centre d'un réseau rayonnant de rues et de rangées commerciales (galeries marchandes) construites en brique, au lieu du bois et de la toile hautement inflammables.

Maison Strigalev

En raison de ses liens profonds avec les origines de la dynastie Romanov, Kostroma a souvent fait l'objet de visites royales et de patronages. En 1797, Kostroma a reçu la visite de l'empereur Paul, qui a élevé la ville au rang de capitale provinciale.

>>> Archives du Daghestan par Sergueï Prokoudine-Gorski

Après l'incendie de 1773, la cathédrale de la Dormition du début du XVIe siècle (située dans l'ancienne forteresse, ou kremlin, et agrandie au XVIIe siècle) a été reconstruite dans un style baroque. Peu de temps après, les travaux ont commencé sur la cathédrale de l'Épiphanie adjacente et son énorme clocher à cinq niveaux (1776-91).

Prokoudine-Gorski a photographié l'ensemble de la cathédrale en 1910, et bien que le négatif sur verre original n'ait pas été conservé, son tirage par contact fournit des détails historiques essentiels, d'autant plus précieux que l'ensemble a été démoli en 1934 (la cathédrale de l'Épiphanie et le clocher sont en cours de reconstruction sous leur forme d'origine).

Vue de la place Soussanine depuis le clocher de la cathédrale de l'Épiphanie. En haut à droite : rue de l’Epiphanie avec immeuble Tretiakov. Arrière-plan : couvent de l'Épiphanie. Centre : tour et poste d'incendie sur la place Soussanine

Le monument architectural dominant de la place Ekaterinoslav est la tour de guet (contre les incendies) néoclassique, commandée par Karl-Wilhelm Baumgarten, gouverneur de la province de Kostroma. Aujourd'hui monument national, la tour a été construite entre 1824 et 1825 selon des plans de Piotr Foursov, l'architecte officiel de la province. Superbement conçue, l’édifice se distingue par le rusticage de sa façade en briques stuquées.

La tour de guet était flanquée de postes de garde (selon leur nom allemand « Hauptwacht »), d'un hôtel, de magasins et de bureaux administratifs. La place s'étendait vers la Volga sous forme d’un grand espace rectangulaire flanqué de deux grandes cours commerciales appelées « rangées » (galeries à arcades).

Rue Simanovski menant à l'église de l'icône de la Vierge de Smolensk du couvent de l'Épiphanie. À droite : angle du poste de Garde. À gauche : angle de la caserne de pompiers

La plus importante de ces grandes cours rectangulaires était connue sous le nom de Rangées rouges, ainsi nommées pour l'élégance et la mode des produits qui y étaient vendus. Au centre de son côté Volga se trouve l'église Saint- Sauveur, construite dans les années 1790, avec un clocher ajouté par Stepan Vorotilov au début du XIXe siècle. Face aux rangées rouges se trouvait une cour connue sous le nom de Grande rangées de farine, dotée de galeries à arcades similaires.

Monument de valeur

Immeuble Tretiakov, rue Simanovski N°24 et 26A

Lors d'une visite en 1835, l'empereur Nicolas Ier a présidé à la re-consécration de l'ensemble central en tant que « place Soussanine », en l'honneur d'Ivan Soussanine, un paysan qui a sacrifié sa vie pour protéger Mikhaïl Romanov des forces polonaises cherchant à le capturer en 1613. Nicolas était particulièrement intéressé par la célébration de l'acte de Soussanine  en tant que symbole de la dévotion du peuple russe à son tsar.

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En 1851, un monument grandiose a été érigé sur la place avec le soutien de Nicolas Ier. Il consistait en une grande représentation surélevée de Mikhaïl avec une petite représentation agenouillée de Soussanine à sa base. Avec l'avènement du pouvoir soviétique, le monument a été rapidement détruit, dès 1918. En 1967, une statue de Soussanine  (dont on ne sait presque rien) a été érigée sur la place.

La superbe vue de Prokoudine-Gorski sur l’ensemble de la place Soussanine a été prise depuis le clocher de la cathédrale de l’Épiphanie. Le premier plan montre les rangées commerciales, tandis que le couvent de l’Epiphanie-Sainte-Anastasie est visible au loin, derrière la tour de guet.

Maison Sapojnikov, rue Simanovski N°14

À gauche de la vue de Prokoudine-Gorski, l'ancienne rue Ekaterinoslav descendait le long d’une pente jusqu’au quai de la Volga. Au XIXe siècle, la rue était connue sous le nom de « colline au lait » en raison du nombre de vendeurs de lait qui vendaient leurs marchandises le long de celle-ci (ils venaient de fermes laitières situées sur la rive opposée).

Aujourd'hui, la « rue de la colline au lait » - maintenant son nom officiel - est toujours bordée de maisons prérévolutionnaires, et beaucoup de ce que nous voyons sur la photographie de Prokoudine-Gorski a été préservé. En effet, avec la reconstruction du clocher de la cathédrale de l'Épiphanie, il devrait être possible de profiter à nouveau d'une vue imprenable sur cette charmante ville russe.

Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe de photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé à travers l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américain. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIe siècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américain. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtapose les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.

Dans cet autre article, William Brumfield vous propose l’incroyable récit de l’icône disparue de Smolensk.

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