Pourquoi le peuple des Tchouktches pratiquait-il l'échange de femmes?

Éleveurs de rennes tchouktches au village de Kantchalan, en 2008

Éleveurs de rennes tchouktches au village de Kantchalan, en 2008

Sergueï Gouneïev/Sputnik
Cette coutume peut sembler effrayante et dépravée aujourd'hui. Cependant, les petits peuples, les Tchouktches en particulier, y voyaient des avantages significatifs.

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Les Tchouktches, un peuple indigène du Grand Nord russe, vivent selon les lois du lévirat. Conformément à cette coutume, si un père de famille venait à disparaître, son frère ou un autre parent masculin doit prendre à sa charge le soin de la famille du défunt. Il est alors obligé d'épouser la veuve et d'adopter les enfants.

Cependant, il ne s'agit là que d'une partie de la tradition nuptiale. En fait, pendant longtemps, ce peuple a considéré le mariage de groupe comme absolument normal : lorsque des hommes mariés échangent leur épouse avec leurs amis proches ou leurs parents éloignés.

Comment fonctionnait le mariage de groupe ?

Tchouktches près de l'entrée de leur iaranga (hutte traditionnelle), 1901

Les Tchouktches l'appellent « nevtoumguyt », soit « compagnonnage d'épouse ». En substance, des hommes concluaient entre eux un accord d'amitié qui donnait à chacune des parties un droit sur la femme de l’autre. Le contrat lui-même était organisé de la même manière qu'un mariage rituel, avec onction de sang et sacrifice.

Un mariage collectif pouvait concerner deux couples ou plus. La principale condition était qu'ils aient un foyer séparé (c'est-à-dire qu'ils devaient vivre dans des campements différents), qu'ils n'aient pas de lien de parenté entre eux et qu'ils aient à peu près le même âge. Les frères de sang ne pouvaient participer à un tel mariage, de même que les personnes de générations différentes.

L'échange de femmes était cependant relativement rare – lors des visites au campement du « compagnon d'épouse ». Chaque homme prenait alors la femme de l'autre, vivait avec elle pendant quelques mois et, en règle générale, la rendait ensuite à son mari (bien qu'il y ait eu des cas où il la gardait complètement pour lui). Tous les membres de cette grande famille collective étaient considérés comme des parents égaux, responsables les uns des autres de manière égale, et tous les enfants nés d'un « compagnonnage d'épouse » étaient considérés comme des frères et sœurs, qui ne pouvaient pas avoir de relations intimes. Seuls les biens restaient séparés : les enfants d'un mariage collectif ne pouvaient revendiquer les biens de leurs parents non biologiques, et les « compagnons d'épouse » ne possédaient pas de biens communs.

Pendant longtemps, jusqu'au milieu du XXe siècle, les Tchouktches ont cru que cette coutume avait de bonnes raisons d'exister.

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Une question de survie

Tchouktches, 1968

La survie et la continuation de la lignée étaient la tâche principale des sociétés nomades. Les Tchouktches avaient à survivre dans des conditions très difficiles. Dans cette situation, il était plus avantageux de rester en grands groupes : un nombre important de membres dans une famille élargie augmentait les chances de survie, il était donc avantageux pour les faibles ou les pauvres de rejoindre leurs congénères riches. La naissance de tout enfant dans la toundra était perçue par les Tchouktches comme un grand bonheur, et il n'était pas si important pour eux de savoir qui en étaient réellement les parents biologiques. Les enfants étaient pris en charge par tout le monde, comme c'était le cas dans les sociétés primitives.

Échange de marchandises et établissement de liens

Famille tchouktche près de sa iaranga (hutte traditionnelle), 1987

L'ethnographe russe Konstantin Kouksine a noté que cette « fraternisation » était bénéfique pour l'échange de marchandises dans les conditions nordiques : les gens essayaient de conclure un mariage collectif avec des représentants de différentes « professions » – chasseurs de mer, éleveurs de rennes, etc. Cela transformait une telle famille en un conglomérat indépendant et puissant.

Les ethnographes ont également observé des Tchouktches offrant leurs femmes pour la nuit à des individus venus d'ailleurs en échange de certaines choses (comme du tabac ou des bijoux pour la femme) ou en signe d'amitié. Dans le même temps, tous les observateurs ont noté que la femme ne s'y opposait pas. En 1924, le journal Poliarnaïa zvezda (Étoile polaire) a publié dans plusieurs numéros des esquisses de la vie des indigènes de Tchoukotka, où la coutume du nevtoumguyt était décrite : « Leur vision des liens familiaux est très simple. Un Tchouktche, par exemple, offre sa femme à un invité d'honneur et va lui-même se promener sur le rivage en attendant. Ils n'ont pas d'attitude possessive à l'égard de leur femme ou mari ».

Remplacement du lévirat

En 2008

Les relations par nevtoumguyt étaient recherchées par la plupart des hommes qui n'avaient pas de parents plus jeunes dans la lignée masculine. En cas de décès, leurs femmes et leurs enfants se retrouveraient en effet sans protecteur ni soutien. À cet égard, le nevtoumguyt remplaçait l'institution du lévirat – de cette manière, la femme ne risquait pas de rester seule avec des enfants dans les bras au milieu de la toundra.

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Absence d'enfants

En 1889

Une autre raison valable pour le mariage collectif était l'absence d'enfants pour le couple. Si ce dernier n'avait pas d'enfants à lui en raison d'un dysfonctionnement reproductif de l'homme, la femme avait ainsi une chance de tomber enceinte.

« La famille tchouktche d'Antakou n'a pas eu d'enfants pendant longtemps. Puis ils ont entamé une relation nevtoumguyt avec la famille tchouktche d'Antoline. De cette union est né un fils, puis deux autres enfants sont nés d'Antakou lui-même. Quand l'un des fils d'Antakou venait à Antoline, il le saluait comme son propre enfant et était prêt à lui donner tout ce qu'il voulait. Si personne n'était né d'une telle union, la parenté entre ces familles ne se serait pas formée », ont écrit les chercheurs à propos d'un cas survenu dans le village de Vaïegui du district d'Anadyr.

Un patrimoine génétique sain

Tchouktches dans la baie Preobrajenié, en 1910

Dans les petites communautés, la création d'un grand nombre de nouvelles combinaisons est également bénéfique sur le plan génétique. Dans le cas contraire, les petits peuples nomades contraints de vivre isolés du reste du monde peuvent souffrir de problèmes génétiques. Pour éviter cela, les sociétés primitives se sont intuitivement assurées d'une plus grande diversité grâce à ces mélanges. Plus les couples étaient diversifiés, plus la progéniture avait de chances d'être saine et robuste. Pour la même raison, les Tchouktches invitaient volontiers les personnes venues d'ailleurs à échanger des femmes.

Quand cette pratique a-t-elle pris fin ?

En 1910

Si à la fin du XIXe siècle, le mariage de groupe couvrait une part importante des familles tchouktches, au milieu du XXe siècle, cette forme d'union avait disparu. La principale raison en est la transition des Tchouktches vers le mode de vie sédentaire moderne, la mondialisation et le développement de l'artisanat populaire. De nombreux avantages que cette coutume procurait auparavant sont devenus tout simplement insignifiants. Par exemple, l'élevage de rennes dans le Grand Nord s'est développé de manière plus intensive que la pêche en mer – et l'échange d'épouses avec les couples où il y avait des pêcheurs est devenu inégal.

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