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L'amour en captivité
Lorsque les premiers soldats allemands ont traversé la frontière de l'URSS, la jeune fille soviétique Maria Kostileva n'avait pas encore 16 ans. Elle vivait avec ses parents sur la côte de la mer Noire, dans la ville de Nikolaïev (aujourd'hui en Ukraine), qui a été capturée par les nazis à peine quelques mois après le début de la guerre. Pris par surprise, les résidents locaux n'ont pas eu le temps de s'échapper du territoire occupé et des fusillades de masse ont commencé.
Ceux qui ont réussi à survivre ont fait face à un destin tout aussi difficile. « Maman a été attrapée dans la rue puis placée dans un wagon à bestiaux en route pour les travaux forcés en Allemagne nazie », raconte la fille de Maria, Monique, une femme aux cheveux clairs avec une coupe carrée, qui vit dans la ville belge de Gand.
Petite et chétive, Kostileva ne convenait pas à un travail aussi acharné, aussi les Allemands en ont fait une femme de ménage. Maria partageait une caserne avec des filles soviétiques comme elle. Recevant une miche de pain pour huit personnes par jour, elles souffraient de la faim mais vivaient dans l’amitié. « La croûte rassasiait mieux, on la mangeait à tour de rôle, et si quelqu'un était malade, on lui en donnait pour reprendre des forces », raconte Monique citant les souvenirs de sa mère.
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Plus tard, au camp, où étaient détenus des prisonniers de guerre soviétiques, les Allemands ont amené des Belges parmi lesquels Julien Dhuygelaere, dont le cœur a fondu en voyant la jeune Maria. Mais au début, elle est restée inflexible. « Papa recevait des colis de Belgique ; il y avait du tabac qu’il échangeait contre de la nourriture avec les Allemands. Il a essayé de la partager avec maman, raconte Monique. Mais maman était très fière, elle n'a rien pris ».
Camp de la mort
Avant que Maria ne finisse par répondre aux avances de Julien, de terribles épreuves l’attendaient : il lui fallait encore passer par le camp de Buchenwald, et éviter la mort en attendant les libérateurs.
En avril 1945, les jeunes femmes soviétiques ont rencontré des collaborateurs de l'Armée de libération russe près de leur caserne. Les soldats du général Vlassov ont tenté de courtiser Maria et ses amies. Ayant essuyé un refus, ils les ont dénoncées aux gardes allemandes. Ainsi, à peine un mois avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, la mère de Monique s'est retrouvée à Buchenwald.
Tout semblait fini, les portes du camp de la mort se refermaient derrière elle. « De nombreuses années plus tard, ma mère se souviendrait des événements de l'époque en regardant le film La Liste de Schindler. Elle a été horrifiée et n’a pas pu se lever pendant deux semaines… », raconte sa fille.
Mais la jeune femme a eu de la chance. Un mois seulement s'était écoulé lorsqu'elle a été réveillée un matin par un bruit étrange : le camp bourdonnait comme une ruche d'abeilles. Les gardes allemands se précipitaient dans les couloirs, brûlant des documents à la hâte. Bientôt, les troupes alliées arrivèrent jusqu’aux murs de Buchenwald.
Maria et ses amies étaient libres, mais un sentiment de peur s'installa à nouveau dans leurs cœurs - après tout, elles étaient loin de leur patrie, complètement seules, et dans les premiers jours après la libération, une confusion totale régnait. Au point de transit, une femme soviétique inconnue s’est approchée d’elles, et avançant comme argument le manque de nourriture, elle leur a conseillé de rentrer chez elles par leurs propres moyens.
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« Mais que connaissaient ces filles ? Juste les endroits où elles avaient travaillé auparavant », note Monique. Maria et ses amies sont donc retournées dans leur ancien camp et sont arrivées au moment du départ des Belges. Elles ont été accueillies par Julien, très ému. « Maman est allée accompagner papa, mais en fin de compte, elle est partie avec lui », sourit Monique.
Lettres de Belgique
La famille Dhuygelaere était totalement perdue lorsque leur fils est rentré à la maison avec une jeune femme soviétique, mais ne l'a pas rejetée. « Grand-mère a dit à mon père : "Puisque tu l’as amenée ici, reste toujours près d’elle !" Quand ils se sont mariés, ma mère venait d'avoir 18 ans, mon père en avait 23 », raconte Monique.
Au début, les jeunes devaient communiquer littéralement en langage des signes, mais l'amour et le désir de se comprendre étaient si grands que Maria a rapidement appris le néerlandais. Le père et la mère de Julien cultivaient des fleurs dans des serres, et les vendaient au marché ; leur fils travaillait dans un atelier de réparation automobile. Toutes les tâches ménagères incombaient à Maria, mais la jeune femme faisait des efforts. Trois ans plus tard, elle et Julien eurent une fille, Monique.
« Je demandais souvent à ma mère pourquoi tous les enfants avaient deux grands-pères et deux grand-mères et pas moi ; ma mère a répondu que ses parents habitaient très loin, qu'un jour nous économiserions assez d'argent pour aller les voir. Alors je suis venu voir ma mère avec une tirelire : "On va en Russie maintenant, maman ?", lui ai-je demandé. Elle s’est contentée de hocher la tête amèrement », raconte Monique, revenant sur ses souvenirs d’enfance.
La petite Monique ne pouvait pas savoir que Maria avait déjà écrit plusieurs lettres en URSS, mais qu’elle n'avait reçu aucune réponse de sa famille. L'obtention d'un passeport soviétique n'était pas non plus une chose facile.
Pourtant, les rêves de Monique étaient voués à se réaliser. Le fait est que les Kostilev venaient du village de Gorianovo, dans la région de Koursk, et qu’ils s’étaient rendus à Nikolaïev juste avant le début de la guerre pour gagner de l'argent - on estimait alors que le niveau de vie en Ukraine soviétique était plus élevé. Une fois le pays libéré des envahisseurs allemands, ils sont revenus d'Ukraine et se sont installés non loin de leur terre natale, dans le village de Predonskoïe, région de Voronej (500 km de Moscou). C'est pourquoi la famille de Maria n'a pas pu recevoir ses lettres. Mais un jour, l'un de ses frères a décidé de s'arrêter à Nikolaïev pour voir son ancienne cour. Par hasard, il a rencontré une voisine. « Votre Macha est vivante, elle vit en Belgique et elle a une fille ! », lui a annoncé cette dernière.
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Gand - Voronej : le voyage d'une vie
Pour la première fois, la famille a pu rendre visite à ses proches en 1959. « Pour arriver à Voronej, nous avons fait un voyage incroyable : Gand - Bruxelles - Berlin - Varsovie - Kiev - Kharkov... En train, avec un tas d’affaires, nous avons foncé chez grand-mère Doussia et grand-père Dima », se souvient Monique. Julien n'avait aucune idée de ce qui l'attendait dans la patrie de sa femme et du genre d'accueil qui lui serait réservé. Il a pris seulement 10 jours de vacances, mais par la suite a regretté de ne pas pouvoir rester plus longtemps.
La famille de Maria a accueilli son mari et sa fille à bras ouverts. Non loin du vaste fleuve russe Don se tenait leur maison, avec une véranda et des volets en bois, dans laquelle les rires de cette grande famille ne cessaient pas, la table débordant de nourriture. « Je me souviens comment nous sommes allés avec tante Katia dans un magasin rural, et elle a dit, faisant un signe de tête à la vendeuse : "Dites : Bonjour, tante Liouda !". J'ai dit bonjour. Ensuite, nous avons rencontré tante Sveta, tante Lena et de nombreuses autres tantes dans la rue… Alors à mon retour à la maison, j'ai couru vers ma mère en criant : "Maman, combien de parents nous avons ici !" Maman s'est moquée de moi et m'a expliqué que "tante"(tiotia) en russe est une salutation, comme "madame" en français », raconte Monique à propos de son premier séjour en Russie.
Après ce voyage, la famille Dhuygelaere a régulièrement séjourné à Predonskoïe. À l'époque soviétique, ils recevaient un visa tous les deux ans ; plus tard ils ont commencé à venir voir les Kostilev chaque année. Monique se sentait infiniment libre et en sécurité, se promenant dans le village et descendant sur les rives du Don. Lors de ses visites à Voronej, son grand-père l'a emmenée sur l'avenue de la Révolution pour déguster des glaces et des biscuits sablés. « Et ces machines à soda ! Tout le monde buvait dans le même verre, mais personne n'était malade, dit-elle. Le goût de ce sirop est resté gravé à vie dans ma mémoire ». Le soir, les petites-filles montaient sur le lit de leur grand-mère pour écouter des histoires d'amour - Doussia avait vécu à une époque où les parents organisaient le mariage de leurs enfants. « Nous étions intéressés par la façon dont se déroulaient les relations amoureuses alors en Russie et voulions comprendre comment il était possible de vivre pendant tant d'années avec une personne qu’on était forcé d'épouser, et même de lui donner six enfants. Grand-mère se moquait de nous et racontait toujours la même histoire : comment, avant la rencontre arrangée, mon grand-père a accidentellement enduit ses cheveux de kérosène au lieu d’y mettre de l’huile, raconte Monique avec un sourire. Mais on ne nous disait rien sur les baisers ».
Quant à Julien, il est tombé amoureux de la région de Voronej de tout son cœur et y passait par la suite toutes ses vacances. « Papa s'est tellement attaché à la Russie qu'il ne pouvait tout simplement pas s'en passer. En 1991, on lui a diagnostiqué un cancer du poumon - il ne lui restait plus longtemps à vivre. Il a demandé au médecin la permission de se rendre à Voronej… Nous avons compris : c’est soit maintenant, soit jamais, se souvient Monique. Deux semaines plus tard, il s’est senti vraiment mal et ma mère et lui sont retournés en Belgique dans un vol d'urgence. Je me souviens comment je me tenais près de la passerelle avec l’ambulance... Papa est mort deux jours plus tard. Avant de mourir, il m'a dit qu'il était très heureux d'avoir eu le temps de dire au revoir à tout le monde ».
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Maria est décédée beaucoup plus tard que son mari, à l'âge de 92 ans. Certaines de ses cendres ont été dispersées en Belgique et d'autres sur la route menant chez ses parents.
Moitiés d'une âme slave
Maria Kostileva n'était pas la seule jeune femme originaire d’URSS dont le sort fut étonnamment lié à la Belgique. On pense qu'après la Seconde Guerre mondiale, environ 5 000 femmes soviétiques sont restées dans ce pays. Ensemble, elles ont créé la plus grande organisation de Russes d'Europe occidentale - l'Union des citoyens soviétiques de Belgique.
Le mari de Monique, Roland Moulin, était le fils de sa présidente permanente, Vera Alexandrovna Kouchnareva, que Maria a rencontrée en rendant une visite au consulat soviétique à Bruxelles. Fait intéressant, Roland a été nommé en l'honneur d'un ami français de ses parents, avec qui ils étaient en captivité en Allemagne. « Bien sûr, ma mère était très contente que des sentiments soient nés entre moi et Roland, sourit Monique. C'était un jeune homme gentil et bien élevé, et il avait en outre grandi dans la culture russe. Un prétendant idéal ».
Monique est née dans la partie flamande de la Belgique, et Roland en Wallonie, mais il parlait aussi un peu russe, même s'il était toujours un peu timide sur sa prononciation. « Il y avait aussi des mots dans notre famille que nous ne disions qu'en russe. Par exemple, fortotchka (petite porte dans la fenêtre pour la ventilation) et, pour une raison quelconque, prichtchepka (pince à linge) », rigole Monique.
Elle se souvient comment ils sont allés pour la première fois rendre visite à la grand-mère de Roland, qui vivait dans le Donbass. « Elle devait avoir l’image stéréotypée d'une belle-petite-fille européenne dans sa tête, portant presque des gants blancs, sourit la femme. Quelle a été sa surprise quand j'ai cuisiné moi-même du bortsch ! Elle a couru pour en parler à tout le village ».
Selon Monique, elle a trouvé dans Roland l'âme sœur de son âme slave. « J'ai toujours été immergée dans la culture russe, depuis ma naissance, dans ma famille, lors de mes visites annuelles en Russie, durant mon travail à l'agence russe RIA Novosti, à laquelle j'ai donné 40 ans de ma vie », dit-elle.
Les enfants de ce couple, Maxime et Mikhaïl, sont connectés à la Russie par des liens non moins forts. « Mon fils aîné est venu dans la patrie de sa grand-mère à l'âge de 10 mois, et le plus petit n'avait même pas six mois lors du premier voyage », nous raconte la femme. Comme le rappelle Monique, les garçons parlaient bien le russe, mais lorsqu'ils montaient à bord du train pour la Belgique, ils passaient immédiatement au néerlandais.
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Et si aujourd'hui la culture russe est moins proche pour Mikhaïl, Maxime suit à bien des égards le chemin de sa mère. Il travaille comme un manager des operations chez McDonald's dans les pays post-soviétiques, parle donc souvent russe, et a aussi une femme russe, qu'il a rencontrée... à Voronej. « Nous sommes venus au mariage de mon cousin, Aliona l’a invité à danser », se souvient Monique au sujet de la rencontre entre son fils et sa belle-fille. « Au début, il a refusé, mais finalement il s’est décidé, et maintenant ils dansent depuis 20 ans ensemble », dit-elle en riant.
Les petits-enfants de Monique, Lucas et Nicolas, rendent souvent visite à leurs grands-parents russes dans le village de Iamnoïe près de Voronej. Cette année, le voyage n’a pas eu lieu en raison de la pandémie, mais Monique ne désespère pas - elle attend le vaccin pour pouvoir à nouveau retrouver les rives du Don. « Ça me manque vraiment, dit-elle. Moi, la Russie, c’est comme si je l’avais... sous la peau ».
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