Marina Chafrova-Maroutaïeva, héroïne russe de la Résistance belge

Alexander Kislov
Cette femme héroïque a été décapitée après un acte désespéré qui a changé la tactique de la Résistance belge. Son destin a fait irruption dans la vie du docteur en sciences de la communication, diplômé en philosophie et lettres et ancien fonctionnaire de la Commission européenne, Ramón Puig de la Bellacasa Alberola, qui a accidentellement découvert une pierre tombale inhabituelle dans un cimetière bruxellois.

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La « décapitée » du cimetière d’Ixelles

Le cimetière d'Ixelles, entouré par des murs de pierre, est un vaste écrin de verdure dans la banlieue sud de Bruxelles. Cet endroit calme, qui conserve les souvenirs des deux conflits les plus sanglants de l'histoire de l'humanité, est devenu un lieu de prédilection de Ramón Puig de la Bellacasa Alberola, chercheur et fonctionnaire de la Commission européenne qui gérait à l’époque des projets communautaires d'intégration sociale des réfugiés. Le dimanche il venait ici pour tenter d'échapper à l'agitation de la ville.

Assis sur un banc baigné de soleil, il ouvrait un journal et se plongeait dans une lecture tranquille, puis déambulait le long des sentiers étroits, regardant les pierres tombales et réfléchissant au passé. C'est ainsi que Ramón a remarqué la tombe de l'une des participantes russes à la Résistance belge, Marina Chafroff, sur laquelle était gravée une inscription effrayante – « décapitée ». Obéissant à ce que lui dictait son cœur, il a décidé d'en savoir plus sur cette femme, dont la vie fut interrompue par une exécution aussi terrible.

« J'ai consulté les archives du cimetière, je n'ai trouvé aucune documentation. Plus tard, j'ai appris que c'était parce que sa dépouille avait été rapatriée par la Croix-Rouge du cimetière de Cologne… », a déclaré Ramón lors d'une conférence en ligne organisée par le Centre russe pour la science et la culture à Bruxelles en hommage de Marina. Les circonstances inhabituelles de la mort de Marina ont poussé cet homme studieux à continuer ses recherches, et l’ont finalement mené chez le mari de la martyre, Iouri (Georges) Mourataïev.

Ramón Puig de la Bellacasa Alberola

À chaque rencontre avec lui, Ramón en apprenait davantage sur Marina. Il rêvait d'écrire un livre sur elle, mais en raison de la mort de Georges, cet ouvrage est resté inachevé. Aujourd'hui Ramón est l'un des rares à pouvoir véritablement aborder les événements de décembre 1941... À l’époque, dans la capitale belge occupée, une femme russe a poignardé en plein jour un officier allemand avec un couteau puis s'est enfuie. Cet acte de résistance désespéré a bouleversé la tactique de la Résistance belge. « Cette femme a eu une influence importante dans l'escalade des actions des partisans belges contre l'armée allemande », assure Ramón sur la base de ses conversations avec Georges.

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Mère de deux enfants et résistante

Qui est cette Marina Chafrova-Maroutaïeva, et pourquoi a-t-elle réalisé un acte aussi courageux ? Les parents de la future héroïne appartenaient au milieu des émigrants russes qui avaient quitté leur patrie après la Révolution de 1917. Officier de marine héréditaire et noble, son père, Alexander Chafroff, a d'abord déménagé avec sa famille en Estonie, avant de rejoindre la Belgique. Ici, Marina a épousé un émigrant russe comme elle, Iouri Mourataïev, et a pris un double nom de famille. Le couple a donné naissance à deux fils, Nikita et Vadim. Malgré le lien du père de Marina avec le mouvement blanc, les Mourataïev ont tenté d'obtenir la citoyenneté soviétique en 1939. Le début de la Seconde Guerre mondiale, qui a ravagé le pays, a contrecarré leurs plans.

Après l'occupation de la Belgique par les troupes nazies, Iouri a obtenu un emploi dans la flotte de l'armée allemande, mais ce n'était qu'une couverture. En fait, Mourataïev était chef d’une cellule de résistance à Morsent. Sa femme l'aidait dans la lutte. Marina transmettait des rapports d'information transmis de Russie et d'autres pays luttant contre l'occupation allemande aux Belges à l'aide d'un récepteur radio dont les nazis ignoraient l’existence, collectait les armes laissées par les troupes belges lors de la retraite, installait des champs de rails antichars sur les routes, et a même participé à une attaque contre des motocyclistes allemands.

Dans le même temps, Marina n’était pas convaincue qu'elle en faisait assez pour renverser le régime totalitaire. « George m’a raconté que pendant leurs réunions clandestines, Marina reprocha aux cellules de résistance de ne pratiquer que le sabotage contre les moyens et les installations de l'armée allemande, tandis que les officiers et soldats de la Wehrmacht et des SS se sentent en sécurité et à leur goût, s'amusent à Bruxelles et, finalement, ils se promènent à leur gré sans être dérangés », confie Ramón.

Grâce à ses interceptions radio, Marina Chafrova-Maroutaïeva a découvert la lutte acharnée menée par les partisans en Serbie. Un jour, elle a fait savoir aux autres membres de sa cellule que si les hommes ne combattaient pas les envahisseurs aussi désespérément que les Yougoslaves, une femme se joindrait à la lutte contre les Allemands. Personne ne prêta attention à ses propos. Peu après, Marina a secrètement loué une chambre non loin du bâtiment dans lequel se trouvait le bureau du commandant allemand...

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Un couteau de cuisine contre les nazis

Sur les quelques photos de l'héroïne qui nous sont parvenues, on voit une jeune femme aux cheveux légèrement bouclés et aux traits doux. Un sourire heureux joue sur ses lèvres alors qu'elle serre l'un de ses fils dans ses bras. D'autant plus surprenante est la fermeté avec laquelle Marina a poignardé le 7 décembre un officier allemand avec un couteau de cuisine dans l'après-midi, Porte de Namur. Profitant de la confusion, Chafrova-Maroutaïeva a sauté dans un tramway, échappant aux soldats de la Wehrmacht.

Aucun des proches de Marina ne savait ce qu'elle avait fait. Mais très vite, la nouvelle selon laquelle 60 Belges avaient été pris en otages par des Allemands s'est répandue dans toute la ville. Ils devaient être fusillés le 15 décembre si la coupable ne venait pas se rendre aux Allemands. Consciente que la mort l’attendait, Marina a  néanmoins décidé de se rendre. Cependant, avant de tomber entre les mains des nazis, la femme a de nouveau attaqué avec un couteau un autre occupant.

« Elle s’est laissée capturer et a assumé la responsabilité de la première attaque afin de sauver les otages. Sommairement jugée, elle a été condamnée à mort, alors que le lieutenant général Von Hammerstein, soldat de carrière et commandant de l'armée allemande en Belgique, suspend l'exécution de la peine, arguant que, dans une situation similaire, il aurait compris qu'une femme allemande agissait de la même manière. Сe général sera limogé plus tard comme trop laxiste », raconte Ramón.

Brève journalistique au sujet de l'arrestation de Chafrova

Von Hammerstein craignait probablement que la peine de mort de Marina ne provoque des troubles parmi les Belges, qui apportaient des fleurs à la prison de Saint-Gilles, où la courageuse femme était emprisonnée. Marina, dont le cas avait intéressé Hitler lui-même, a été envoyée en Allemagne. Sur une petite photo en noir et blanc tirée du dossier en vue du rapatriement de sa dépouille, on voit son « visage de prisonnière » - pas une trace de l'ancien sourire, les lèvres étroitement comprimées, des yeux qui semblent indifférents à tout ; mais si vous regardez profondément, vous pouvez y lire la détermination. Chafrova-Maroutaïeva n'a jamais admis sa culpabilité et, malgré les demandes de clémence de la reine belge Elizabeth, elle a été décapitée le 31 janvier 1942.

Carte de transfert de Chafrova, émise durant son transfert de la Belgique vers l'Allemagne

Selon Ramón, la mère de Marina, Lioudmila, n'a jamais pu accepter ce qui s'est passé et a accusé les partisans de la mort de sa fille, en particulier Iouri Mourataïev. « J'ai essayé d'écouter la version de la partie des Chafroff, mais la famille a préféré ne pas remuer ces souvenirs douloureux. Les deux enfants de Marina et Georges ont vécu avec la douleur de cette perte qu'ils n'arriveront jamais à comprendre », explique l'historien.

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L'héritage de Marina

Pour Ramón, l'histoire de la vie de Chafrova-Maroutaïeva est devenue plus qu'un simple livre non publié. Au cours de sa recherche, il s'est lié d'amitié avec des membres de sa famille et considère le plus jeune fils de Marina, Vadim, comme son ami. En tant que chercheur sur divers aspects de l'histoire européenne, Ramón exprime le besoin d'une plus grande reconnaissance des exploits de Marina. « Le Parti communiste belge a ignoré l'héroïsme de Marina comme inapproprié. Cependant, les forces d'occupation indiquent dans leurs rapports que la population ne les tolère plus et qu'une nouvelle forme de résistance est apparue en Belgique », dit-il.

Pourtant, Marina est connue, et des années après son exécution, les parties russe et belge rendent hommage à sa contribution à la résistance au régime nazi. « L'exploit de Chafrova-Maroutaïeva est un riche sujet de discussion, et pas seulement à cause de sa personnalité étonnante ou à cause du sacrifice qu'elle a fait, explique Vera Bounina, directrice du Centre russe pour la science et la culture à Bruxelles. Le fait est que dans son destin, deux événements de très grande ampleur du XXe siècle se combinent : l’émigration post-révolutionnaire et la Seconde Guerre mondiale. Sans ces deux circonstances, l'exploit de Marina n’aurait pu avoir lieu. Cela aurait bien sûr été mieux pour sa famille, mais nous possédons maintenant un exemple d'héroïsme absolu ».

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