Comment les soldats étaient-ils enrôlés dans l’armée impériale de Russie?

Domaine public, colorisé par Klimbim
Tandis que certains tentaient par tous les moyens d'échapper à ce sort, d'autres voyaient dans le service militaire un important ascenseur social.

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En 1749, Ivan Nikitinе et Boris Tchelnokov, deux paysans ouvriers de l'usine métallurgique de Nijni Taguil (1 374 kilomètres à l’est de Moscou), ont été choisis pour être recrutés dans l'armée et ont été mis aux fers pour les empêcher de fuir. Néanmoins, ils ont attaqué leurs gardes, ont couru chez leur ami Stepan, qui a brisé leurs chaînes et les a libérés. Stepan et deux de ses frères ont repoussé les gardes à l'aide de couteaux et se sont également enfuis. En 1782, Piotr Vostroknoutov, un autre paysan ouvrier de Nijni Taguil, a utilisé l'aide de ses deux fils pour échapper à la conscription – ils se sont battus avec des couteaux, des faux, des haches ainsi qu’un fusil et se sont enfuis dans la forêt.

Voici donc ce que les gens étaient prêts à faire afin de ne pas être enrôlés dans l’armée au XVIIIe siècle. Mais qu'y avait-il de si effrayant à être incorporé dans les rangs des forces impériales russes ?

L'obligation de conscription

Serment d'allégeance des recrues orthodoxes du 3e régiment de grenadiers de Pernovski, Moscou, mars 1904

Autrefois, l'armée russe ne disposait pas d'effectifs réguliers. Au début du XVIIIe siècle, alors que les menaces militaires étrangères se multipliaient, Pierre le Grand, qui avait alors entrepris de grandes réformes de l'armée, a été contraint d'introduire la conscription en 1705.

L'obligation de conscription était en vigueur pour tous les hommes russes, y compris pour la noblesse. Tous les nobles russes étaient obligés de servir l'État, soit dans l'armée, soit dans le service civil. Pour toutes les autres classes de la société russe (serfs, paysans, citadins), la conscription était basée sur des quotas – par exemple, l'État pouvait exiger un conscrit pour 100 serfs une fois tous les cinq ans. De 1705 à 1802, il y a eu au total 73 vagues de conscription.

Les propriétaires de serfs (qu'il s'agisse de propriétaires terriens, d'églises ou de monastères, de propriétaires d'usines, etc.) étaient chargés de fournir le nombre nécessaire de conscrits. Au XVIIIe siècle, c'était le propriétaire qui fournissait au futur soldat les vêtements et la nourriture de base dont il avait besoin pour se rendre au point de conscription. Mais comment les conscrits étaient-ils réellement choisis ?

Les sociétés paysannes rurales (les « obchtchinas ») devaient choisir les conscrits demandés parmi leurs jeunes gens. Au début, ils devaient être âgés de 20 à 35 ans, en bonne santé, mesurer au moins 1,55 mètre et être de préférence célibataires et sans enfants. Ils étaient destinés à s’engager dans le service militaire à vie.

Certains pouvaient être exclus – tout d'abord, c’était le cas des fils uniques et des nourriciers de la famille (y compris ceux qui avaient des frères mineurs plus jeunes au moment de la conscription). Les listes des familles du village étaient tenues et contrôlées par l'administration rurale. Évidemment, la plupart des familles paysannes étaient prêtes à tout pour sauver leurs fils de la conscription – et c'est là que la corruption et les évasions ont commencé.

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Qu’avaient en commun la conscription et le mariage ?

Contre des pots-de-vin, une famille avec deux fils pouvait être enregistrée comme deux familles avec un seul fils chacune – de cette façon, les deux étaient considérés comme des « nourriciers uniques » et n’étaient pas soumis à la conscription. Contre des pots-de-vin, un paysan riche pouvait aussi faire en sorte qu'un homme d'une famille paysanne moins fortunée (qui avait ironiquement plus besoin des mains travailleuses d'un jeune homme) aille à l'armée à la place de son fils. Il y avait cependant aussi des serfs fugitifs, qui rejoignaient volontiers l'armée pour se libérer enfin du servage, et des gens qui prenaient la place d’un conscrit pour de l'argent. Il est évident que ces choses avaient un impact négatif sur la qualité générale du recrutement. Les conscrits s'infligeaient même des blessures pour se rendre inaptes au service : dents arrachées, bras cassés, jambes tordues, etc.

Lorsqu'un jeune homme était finalement choisi pour être appelé sous les drapeaux, les « adieux » débutaient. L'appelé devenait tout d'un coup une personne très respectée, et ce, même s'il était entravé par des chaînes métalliques (comme nous l'avons dit précédemment, les appelés pouvaient être enchaînés pour qu’ils ne puissent pas s'enfuir). « Personne n'est en colère contre lui [le conscrit], il n'est coupable de rien et s'il l'est, il est déjà pardonné, a décrit Pavel Iakouchkine, ethnographe russe du XIXe siècle, la façon dont les conscrits étaient traités dans les villages russes. Les personnes participant à leurs "adieux" nourrissaient toujours très bien les conscrits et leur servaient de la vodka. Le conscrit était mis dans une charrette conduite par deux chevaux et emmené dans la ville où se trouvait le bureau de conscription. La seule autre occasion où un paysan montait deux chevaux était à son mariage ». En ville, le crâne du soldat était rasé et ce dernier était ensuite emmené avec d'autres à l'endroit où se trouvait sa future unité militaire.

Avec le temps, les conditions du recrutement se sont un peu assouplies. À partir de 1736, les familles nobles ont été autorisées à garder un fils « à la maison » pour gérer le domaine et les autres biens. En 1762, la noblesse a été autorisée à ne pas servir du tout l'État (bien que dans la société noble, les personnes qui faisaient ce choix étaient considérées comme des parias). À partir de 1776, les fils de commerçants pouvaient payer une certaine somme pour ne pas être enrôlé. Les fils de prêtres ont également été exclus dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

En 1793, la durée du service des soldats est passée de perpétuité à 25 ans ; en 1830 elle est passée à 20 ans et, en 1874, lorsque la conscription générale a été introduite, le service ne durait plus que 7 ans environ. Déjà en 1858, une recrue potentielle sur cinq était exemptée de la conscription ou payait pour y échapper.

Toutefois, le service à perpétuité ou, plus tard, durant 25 ans était, aux yeux des autres villageois, équivalant à la mort. Tout comme un mariage (ou un enterrement, d'ailleurs), pour les paysans, la conscription était une sorte de rite de passage – le jeune homme quittait à jamais son village et se dirigeait vers un autre monde. Même si un soldat survivait à de nombreuses batailles, il oubliait généralement l'art du travail paysan et était donc définitivement exclu de la communauté rurale. Les villageois faisaient leurs adieux à la recrue comme s'ils l'enterraient – d'où les deux chevaux, les chants funèbres et même les pleureurs professionnels dont les sanglots accompagnaient le départ du soldat.

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La signification sociale de la conscription

Tout d'abord, la conscription permettaient aux hommes (et à leur famille, s’ils en avaient une) de sortir du servage – un serf qui devenait soldat était alors libre de son propriétaire et s'il revenait du service militaire, il le faisait en tant qu'homme libre. Les soldats officiellement retraités pouvaient même posséder des terres. Selon les statistiques de 1816-1834, la plupart des paysans qui ont cessé d'être serfs l'ont fait par le biais du service militaire.

Les soldats étaient autorisés à se marier et à emporter leur femme avec eux. À partir de 1736, les enfants des soldats ont commencé à recevoir une éducation de base obligatoire et ont été alphabétisés, une chance inouïe pour un paysan à l’époque. En réalité, la conscription s’avérait un puissant ascenseur social en Russie impériale. « J'ai entendu de nombreuses conversations de soldats, dans lesquelles il était clair qu'ils sont bien conscients des améliorations que le service a apportées dans leur vie quotidienne », a témoigné Iakouchkine.

L'amiral Nakhimov à Sébastopol

En 1874, l'obligation de conscription a été remplacée par la conscription générale – tous les hommes qui atteignaient 21 ans devaient servir pendant 6 ans dans les rangs et 9 ans dans les réserves – après quoi, ils restaient dans les « réserves passives » jusqu'à l'âge de 40 ans. Cependant, certaines catégories d'hommes n'étaient pas soumises à la conscription : les fils uniques, les « seuls nourriciers de famille » (par exemple, un frère aîné ayant des frères et sœurs mineurs et des parents âgés) et les jeunes frères d'une personne déjà en service dans l'armée. Pour les hommes ayant une éducation de base, le service a été réduit à 5 ans, pour ceux ayant terminé une école en ville – 3 ans, et pour ceux ayant une éducation supérieure – seulement 1,5 ans. Avec l'augmentation de la population, la durée du service a continué à se réduire et, en 1906, l’on ne servait activement déjà plus qu'un maximum de 3 ans. 

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