Sans les mains et sans parler: ce streamer joue avec ses pieds à cause d'une maladie congénitale

Lifestyle
EKATERINA SINELCHTCHIKOVA
Viktor a perdu le contrôle de ses mains, ne peut pas marcher, et a le souffle coupé dès qu'il tente de parler. «Ce n'est pas grave», a-t-il décidé, et il s'est lancé dans une carrière de gameur. L’intitulé du stream vous prévient d'ailleurs: «Je joue avec mes pieds!».

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Les premiers jours de stream ont été difficiles pour Viktor. Ce n'était pas facile de trouver la détermination de dépasser les barrières psychologiques derrière lesquelles il s'abritait depuis des années. Il a allumé sa caméra et l'a orientée vers ses pieds. L’un d’eux a attrapé la souris, l'autre a commencé à survoler le clavier. Pour lui, c'était des mouvements habituels. Ce qui ne l'était pas, c'est que là, des gens le regardaient.

« Je voulais aussi savoir comment les gens que j'ai le privilège de considérer comme mes amis percevaient la réalité », se rappelle Viktor, un an après son premier stream sur la plateforme Twitch.

Ces amis, il ne les a jamais rencontrés. Ils n'ont jamais entendu sa voix. Bon nombre d'entre eux ne savent même pas dans quelle ville vit Viktor. « À 500 km de Moscou. Dans quelle direction ? Ce n'est pas important », répond-il toujours. En règle générale, il a peur que les gens, même ceux avec les meilleures intentions, veuillent le rencontrer en vrai. « Je ne suis pas du tout prêt à ça », avoue-t-il. De nombreuses personnes ont alors appris que Viktor, 30 ans, est atteint d'infirmité motrice cérébrale. Il travaille, communique et stream des jeux vidéos grâce à ses pieds.

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« J'ai passé les dix premières années de ma vie dans les hôpitaux et dans des chambres pressurisées »

L'infirmité motrice cérébrale se manifeste sous différentes formes et affecte différentes parties du cerveau ; cette maladie congénitale peut entraîner des troubles moteurs, des troubles mentaux, ou les deux. Selon les statistiques, cette maladie touche deux nourrissons sur 1 000, et entre 30 et 50% d'entre eux ont des déficiences intellectuelles. La perte du contrôle de ses mains, l'impossibilité de marcher et l'altération de sa voix, voici les symptômes dont souffre Viktor. Son intellect n'a pas été affecté. « J'ai au moins eu de la chance là-dessus », ironise-t-il.

Pendant les dix premières années de sa vie, il vivait pratiquement dans les hôpitaux et les cliniques, qu'ils soient locaux, régionaux, dans une autre ville ou même à l'étranger. Ces visites à l'hôpital incluaient de l'acupuncture, des séjours en chambre pressurisée, une montagne de médicaments et parfois des procédures médicales pas toujours appropriées. Et pourtant, Viktor a grandi pendant tout ce temps sans penser que ses capacités seraient limitées d'une quelconque manière. « Je pouvais sortir, j'avais de vrais amis et beaucoup d'autres choses que les autres n'avaient pas. Pendant mon enfance, je ne me préoccupais que des choses que tout le monde aimait : Terminator, Star Wars, Pokémon, les faux sabres lasers faits avec un bout de bois, Harry Potter, et le fait d'avoir du Coca-Cola au frigo. Encore aujourd'hui, je ne comprends pas comment mes parents ont réussi tous ces exploits alors qu'ils n'étaient eux-mêmes sortis de l'enfance que récemment », dit-il.

Et puis un jour, il a reçu la première console de sa vie, une Sega. C'est son père qui lui a offert, et qui a eu l'idée de lui donner un joystick pour qu'il joue avec ses pieds. À ce moment-là, ça faisait déjà plusieurs années qu'il faisait beaucoup de choses avec ses pieds, comme utiliser la télécommande de la télé ou jouer avec des LEGO. Il a ensuite reçu une Playstation pour remplacer la Sega, et ses parents ont installé un ordinateur chez eux. Avant les jeux en ligne, le gaming n'était qu'une activité parmi tant d'autres, mais le célèbre jeu Lineage II a tout changé.

Deux connaissances de Viktor vivant en Extrême-Orient lui ont parlé de ce jeu. Mais il y avait un problème : son trafic internet était limité, et il ne pouvait pas le télécharger en entier. Envoyer ses parents chercher une version physique du client internet pour pouvoir jouer sur le même serveur que ses amis ne semblait pas être une solution à son problème. Après en avoir parlé avec ses amis, ils ont enregistré le client internet sur tout un tas de CD vierges et les ont envoyés à Viktor, à 8 000km de là. Il les a reçus.

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« Les premiers temps, j'étais choqué par le sentiment de liberté que jusque-là je ne trouvais qu'en jouant à GTA. Le fait que d'autres joueurs soient avec toi en direct renforce encore plus ce sentiment », se souvient-il.

Le monde virtuel a alors commencé à prendre le pas sur le réel.

« C'est très important de se sentir comme tout le monde, et c'est possible dans un monde virtuel »

Le plus difficile était d'expliquer à tout son entourage pourquoi il y passait tant de temps. Pour les autres joueurs, Viktor était un nerd qui passait sa vie sur des jeux coréens stupides sans objectif ni méthode. Pour les gens dans la vie réelle, il était un type qui se réjouissait de faire le siège d'un château inexistant (ce qui est à peu près la même chose). Pour Viktor, les choses étaient bien différentes :

« Je faisais ça pour la communication, le fait d'avoir des amis sur différents serveurs, la connaissance des différents clans et alliances, mais surtout parce que des gens m'entouraient en permanence. Parfois, j'allais simplement m'asseoir quelque part dans une ville (virtuelle) et je lisais les dialogues des passants. J'y passais des journées entières ».

Il y avait cependant une condition importante : le fait de rester incognito. « Je voulais que les gens pensent qu'ils communiquaient avec quelqu'un comme eux. Vu ma situation, c'est très important pour moi de me sentir comme tout le monde ».

Au début, entre 2003 et 2009, être « une personne parmi tant d'autres » était facile, parce que les échanges ne se faisaient pratiquement que par texte sur Internet. Ensuite, avec l'apparition de la communication vocale, c'est devenu plus compliqué. « Je disais aux autres que je n'avais pas de micro. À chaque fois que je jouais, des gens en qui j'avais confiance calmaient ceux qui tentaient de me persuader d'en acheter un de manière trop insistante ». Avec le temps, Viktor a trouvé le courage de dire qu'il ne parlait pas à cause de son état de santé.

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Streams, amour et isolement à vie

L'auditoire de son premier stream sur Twitch était surtout composé de ses amis. Ils ont rapidement rejoint le stream et en ont informé la communauté, malgré le fait que Viktor n'ait communiqué avec personne depuis des années. « Je ne m'attendais pas à recevoir un tel soutien. En voyant leurs réactions, j'ai compris que c'était ma vocation. C'était un excellent défi à relever ».

Maintenant, il suit un emploi du temps pour les streams et les jeux. Une session ne dure jamais plus de cinq heures. Dans le coin gauche de l'écran, on peut lire l'avertissement « Je stream sans parler, j'utilise uniquement le chat :) », en haut « Je ne peux pas utiliser mes mains », et à droite le but à atteindre pour la collecte de dons destinée à « faire venir ma copine ». Il a pour l'instant récupéré 3 400 roubles (environ 40€) sur les 15 000 (environ 175€) nécessaires. Viktor a en effet rencontré sa petite-amie après un stream sur Overwatch, et ils ont fait quelques parties ensemble. Elle habite à 3 000km de chez lui, ils se sont vus deux fois et ont célébré le Nouvel An 2020 ensemble. Il pense qu'il a une chance incroyable.

Viktor explique que malgré le soutien de ses spectateurs, le stream ne peut pas être une source de revenus pour lui : il n'a pas beaucoup d'abonnés, et les nouveaux en regardent souvent seulement cinq ou dix minutes avant de partir. C'est pourquoi il travaille comme freelance : il écrit des articles pour les sites de jeux vidéos, et prévoit de s'essayer comme testeur de logiciels à l'avenir.

« Les formats de diffusion à la mode changent tout le temps. Jouer avec mes pieds n'est clairement pas suffisant pour garder un public », dit-il, admettant qu'il le comprend très bien : ce qu'il fait n'est pas unique, et il y a de nombreux streamers handicapés. L'un des exemples les plus marquants est celui de Mike « BrolyLegs » Begum, originaire de Floride, qui participe aux plus grands tournois de jeux de combats en utilisant uniquement sa bouche. Toutefois, il ne comprend pas pourquoi un streamer qui joue avec ses pieds est moins apprécié qu'un streamer qui grimace et gesticule pendant trois heures. De temps en temps, quelqu'un demande dans le chat que Viktor diversifie ses jeux ou tente de dire quelque chose, mais il refuse de montrer ne serait-ce que son visage.

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« Maintenant, le problème n'est pas celui des haters ou de ne pas m'accepter, affirme Viktor, qui a peu de détracteurs, encore une chance. C'est que mes expressions faciales dépendent de mes émotions. Comme j'ai du mal à les contrôler, je n'ai que très peu de photos de moi présentables ». Il ne veut pas non plus que ses proches voient ce qui lui arrive quand il est agité. « Si je veux parler, je dois me concentrer de toutes mes forces. Je ne pense pas que tenter de parler sur le stream et perdre mon souffle soit une bonne idée. Je doute que quiconque apprécie d'entendre cela ».

Il sait que les gens partent de ses streams parce qu'ils manquent de commentaires vocaux, et qu'au final les streamers gagnent en popularité grâce à leur individualité et non grâce à leur rapidité de jeu. Mais il ne sait pas encore quoi faire à ce propos. Ses abonnés lui ont proposé de commencer à peindre ses pieds, à les « déguiser ». Victor leur a promis d'y réfléchir. Il fait bien attention de répondre à chaque commentaire, il écrit toujours « merci pour le soutien » ou « prenez bien soin de vous ».

Il n'est pratiquement pas sorti de chez lui ces sept dernières années. Il est bien sûr au courant du nouveau coronavirus et de la pandémie, mais cela n'a rien changé à son quotidien. Il a du mal à comprendre pourquoi il est si difficile pour les gens de rester chez eux et de s'isoler, alors qu'il a été volontairement isolé du reste du monde presque toute sa vie et qu'à partir du moment où il y avait ne serait-ce qu'un livre dans sa chambre, il ne s'est jamais ennuyé. Mais lorsqu'on lui a demandé ce qu'il souhaiterait, s'il était sûr à 100% que son vœu se réalise, il a répondu que « ce ne serait pas l'amélioration de [sa] condition physique ». Premièrement parce qu'il y a des gens qui sont dans des situations pires que la sienne et qu'il ne se plaint pas, et deuxièmement parce que « ça n'a pas vraiment d'importance ».

« Je pense que plein de belles choses n'ont jamais vu le jour parce que les gens ont entendu les mots "‎Vous n'y arriverez pas"‎. Donc je demanderais à ce que les gens aient plus confiance. En eux, en les idées de leurs amis et de leurs proches. Bien sûr, on pourrait dire que ce sont des idées naïves et idéalistes, mais c'est réellement très important. J'aimerais vraiment que les gens n'aient pas peur de vivre comme ils en ont envie ».

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