Il est 23 heures. Une jeune femme vêtue d’un jean et d’un tee-shirt sort d’un immeuble des années 1960 situé en périphérie de Moscou. Quelques pas et elle monte dans une Toyota grise. L’homme au volant est un programmeur de 33 ans dont le physique rappelle celui de l’acteur américain Chris Evans.
Il a deux enfants de son premier mariage, quant à elle, sa dernière relation « sérieuse » a pris fin il y a un an et demi, lorsque son petit-ami a essayé de lever la main sur elle.
La musique des années 1980 et les échanges sur la semaine de travail qui vient de prendre fin remplissent le véhicule, qui démarre pour accompagner la jeune femme chez lui. Le lendemain matin, il la déposera devant son immeuble et ira voir son ex-femme et ses enfants. Elle prendra une douche, ouvrira Tinder et fixera un rendez-vous à un autre homme.
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« Tous les deux, nous savons que de temps en temps il couche avec son ex-femme et qu’à n’importe quel moment je peux me trouver un amant - nous ne le cachons pas. Mais, lui et moi, nous avons plein de thèmes en commun, nos goûts convergent et, d’ailleurs, je suis à l’aise avec lui », confie la jeune femme.
Elle a une peur bleue du mariage, lui ne craint pas moins d’assumer des responsabilités supplémentaires. Leur relation « libre » dure depuis un peu plus d’un an et elle assure que chaque rencontre la rend heureuse.
Un « niet » pratiquement catégorique
Il est impossible de préciser combien de couples en Russie sont dans ce genre de relations libres, mais sur Internet, la société les condamne sans appel.
« Les relations libres ne peuvent pas exister, c’est de la prostitution » - des commentaires de cet acabit sont légion sur les forums féminins russes quand on évoque ce thème.
La plupart des femmes russes - 69% - condamnent l’infidélité conjugale, témoignent les résultats d’une étude réalisée en 2018 par l’institut russe VTsIOM. En outre, 22% des mariages se brisent en raison d’une trahison dans le couple, indique cette même institution dans une autre étude.
À en juger par les avis des personnes que Russia Beyond a interrogées, l’infidélité ne peut être pardonnée, et ce pour deux raisons. Primo, si la femme a été trompée, c’est qu’elle n’a pas su « retenir son homme ». Dans ce cas, pardonner est encore plus humiliant que l’infidélité elle-même. Secundo, en Russie, les femmes sont persuadées qu’il n’y a pas un sans deux : si l’homme a trahi une fois, il y aura forcément des récidives.
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« Beaucoup d’hommes répètent comme un mantra qu’il s’agit d’une erreur, mais la trahison est toujours commise consciemment. Lorsqu’on aime, il n’y a pas de place pour une tierce personne », dit Anastasia, 31 ans. Divorcée, elle élève une fille de 13 ans.
Pour elle, l’infidélité est avant tout un manque de respect envers le partenaire. Et qu’il y ait un enfant ou pas, un divorce doit suivre inéluctablement.
Maria, photographe moscovite de 26 ans, déclare d’abord sur un ton catégorique qu’elle ne pardonnera jamais une infidélité, puis reconnaît qu’elle est actuellement en relation avec un homme marié. Ce détail semble ne pas l’embarrasser et, comme elle l’assure, l’élu de son cœur affirme ne plus coucher avec sa femme.
« Comme je suis une femme fière et indépendante je ne pardonnerais jamais une infidélité, assure notre interlocutrice. Mais notre relation avec mon amant n’a aucune perspective, il m’est donc plus facile de le dire ».
Au fil de mes questions, elle ajoute qu’en cas de soutien financier permanent de la part du conjoint, elle pourrait tout de même le pardonner au nom d’une vie confortable.
« Peut-être que c’est justement pour cette raison que sa femme ne l’a toujours pas abandonné. Quelle idiote - il ne reste avec elle que pour leurs enfants », raisonne-t-elle.
Exception à la règle
Mais il existe d’autres raisons poussant les femmes à pardonner leurs conjoints infidèles. Par une journée d’octobre, la comptable Aliona, 27 ans, se trouvant à son 7e mois de grossesse, rentre chez elle et découvre une paire de chaussures appartenant à une femme. Une blonde enveloppée dans une serviette sort de la salle de bains, tandis que son mari se trouve dans la chambre à coucher.
« Il faut le dire, j’ai réagi assez calmement ; le soir il n’y a eu qu’une petite bagarre », dit-elle en commentant le jour qu’elle qualifie de « plus dégueulasse » de sa vie. Ce n’est qu’au bout de trois semaines de dépression qu’elle a osé aborder le sujet avec son conjoint.
Toujours mariée, Aliona est persuadée que la toute première trahison peut être pardonnée si les sentiments sont au rendez-vous.
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« Il était juste curieux de savoir quelles émotions il éprouverait avec une autre femme. Souvent, les hommes comprennent tout de suite que leur femme est bien meilleure. Il a commis une erreur, cela arrive à tout le monde », explique la jeune femme.
Après cette expérience, elle a partagé son histoire - sous le couvert de l’anonymat - sur la Toile et la réaction a été négative. « Tu n’as pas su retenir ton mari, subis donc, si tu n’as aucun respect pour toi-même », « Cela ne te dégoûte pas de sauter sur lui tout en sachant qu’il t’a trahie ? » - telles sont les réactions typiques suscitées par ce genre de confessions. Aliona a adopté une approche philosophique à l’égard de ces attaques et considère que les auteurs de ce genre de commentaires ignorent ce que ce que sont les vrais sentiments.
Fleuriste de 24 ans, Tatiana a pardonné celui qui l’avait trahie pour une autre raison : ce ne sont pas les sentiments qui l’ont poussée à le faire, mais la peur de la solitude. Un jour, en ouvrant le téléphone de son petit-ami, elle est tombée sur des messages dans lesquels il remerciait son ex pour une nuit merveilleuse et proposait de relancer leur relation. Ces faits ont eu lieu il y a trois ans, mais le couple tient toujours.
« Certes, mon avis sur l’infidélité est négatif, mais après cette histoire quelque chose est mort à l’intérieur de moi. L’essentiel c’est qu’il ne se vante pas de ses exploits devant les amis, car j’aurais honte qu’ils me voient après », relate-t-elle. Et d’ajouter qu’elle-même voudrait bien trouver un amant, le sexe avec son petit-ami lui étant devenu désagréable ces derniers temps.
Rien n’est jamais perdu ?
Les femmes sont prêtes à pardonner l’infidélité dans deux cas : si elle-même ne la perçoit pas comme un crime ou si elle n’a nulle part où aller, considère la créatrice du service d’aide psychologique en ligne Helppoint Margarita Yakobson.
Comme elle l’explique, en Russie, le sentiment de honte de ne pas se conformer aux attentes d’autrui est enraciné dans l’âme de l’enfant dès le plus jeune âge et ce par les parents eux-mêmes. Ainsi, une mère aura honte que son fils commence à marcher plus tard que les autres.
« La femme se dit que si son mari la trompe, ce n’est que la preuve qu’elle n’est pas si bonne que ça. Mais aucune relation de cause à effet n’existe d’habitude entre la trahison et le comportement de la compagne », résume Mme Yakobson.
Anna Domtchenko, psychologue familiale riche de 15 ans d’expérience, ne partage pas son avis et assure que l’apparition d’une maîtresse n’est que le symptôme d’autres problèmes au sein du couple.
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« La plus grosse erreur de la femme, ce sont ses réflexions au sujet du pardon, car cela sous-entend qu’il n’existe qu’un seul coupable. Seuls les conjoints qui finissent par admettre que la responsabilité repose sur les deux (qu’il agisse de la trahison commise par l’homme ou par la femme) parviennent à surmonter la situation », estime-t-elle.
Les deux psychologues sont persuadés que seul un effort conjoint est capable de sauver la relation après l’infidélité. L’un doit regagner la confiance de son conjoint et l’autre comprendre ce qui manquait à son partenaire et combler la lacune. Alors, la relation de couple deviendra encore plus forte qu’auparavant.
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