Qui sont les idoles de la jeunesse russe d’aujourd’hui?

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VIKTORIA RIABIKOVA
Pour apporter une réponse à cette question, nous avons discuté pendant plusieurs jours avec des jeunes âgés de 12 à 18 ans, visionné plus de 100 vidéos les plus populaires sur le pan russe de YouTube. Or, la diversité du contenu – allant de l’insensé à celui revêtant une importance sociale – a de quoi étonner.

Une jeune femme au visage rond et yeux bleus est assise dans sa chambre devant l’écran. Derrière elle, une lampe à diode électroluminescente en forme du mot « Girls » et une petite table de toilette. Sur son visage on peut distinguer des traits d’inquiétude. Elle aspire une grande bouffée d'air, puis allume sa webcam et prononce :

« Je m’appelle Katia Adouchkina, j’ai 15 ans. Je suis vidéo-bloggeuse, je m’intéresse à la musique et à la danse. Mais comme les écoliers du monde entier, je m’intéresse aussi au problème de la dégradation de l’écologie… ».

Cette scène est extraite de l’annuelle ligne directe avec le Président Vladimir Poutine. Avant de poser au leader russe sa question sur le problème du tri des déchets, Katia a tourné pendant 5 ans des vlogs (blogs vidéos), a sorti plusieurs clips et a collecté au total près de 10 millions d’abonnés sur YouTube et Instagram. Sur VKontakte (analogue russe de Facebook, ndlr) on peut trouver des centaines de fausses pages gérées à son nom – Katia sert d’exemple pour des millions de filles russes de 10-15 ans. Le seul problème est que... avant la ligne directe elle n’avait jamais abordé la question des problèmes sociaux dans ses vidéos.

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Un exemple à suivre...

« Ca ressemble trop à de l’autopublicité, la présentatrice a tout de suite commencé à faire son éloge»« Mince, mais pourquoi se faire de la pub pour la 273837538292 fois ? », tels sont des extraits issus de la vague de commentaires négatifs ayant déferlé sur les groupes des admirateurs de Katia suite à sa question à Poutine.

Toutefois, la question est correcte et est posée à un bon moment, considère Angelina, 12 ans, de la ville de Krasnoarmeïskoïé (700 km de Moscou). Quelle est la situation de la gestion des déchets et comment doivent-ils être triés, elle, à vrai dire, l’ignore. Mais elle suit tous les jours les vidéos de Katia et veut lui ressembler. À la question de savoir en quoi elle lui cède, Angelina répond qu’elle est moins adulte et sourit rarement.

Mais pourquoi veut-elle lui ressembler ? En guise de réponse, elle envoie deux de ses vidéos préférées réalisées par Katia. On l’y voit exposer une vie « adulte » et « luxueuse », inaccessible pour un enfant vivant dans une petite ville – des vêtements et cosmétiques de marque, des vidéos tournées en Espagne et des clips dans lesquels elle chante à l’air insouciant « comment mettre du rouge à lèvres pour que les yeux des garçons soient ronds comme un rouble ».

Pour donner des couleurs à son quotidien monotone, Angelina et son amie Tania demandent régulièrement à leurs parents de l’argent pour acheter les produits dont Adouchkina fait la promo. Leur rêve n’est autre que de grandir et de toucher pas moins d’argent que leur idole.

Les admiratrices plus actives assistent aux rencontres de fans et échangent même avec les propriétaires des fausses pages de Katia en imaginant qu’elles parlent à cette célébrité. D’autres gravent son nom sur les pupitres d’école.

Des chansons populaires sur le divorce et l’eau  

Une jeune fille aux cheveux châtains, mince en t-shirt noir, mouille ses mains dans une petite piscine puis les croise dans une drôle de danse, et ce, sur l’accompagnement d’une chanson pop : « Tes paroles c’est de l’eau, cela ne passera pas. Tu as menti avec habilité, mais je ne voulais pas divorcer ».

Il s’agit d’un extrait tiré de la vidéo du mannequin Arina Panelleba, 16 ans. Elle aime se prendre en photo et se mettre du rouge à lèvres rouge. Cet enregistrement a été tourné pour participer à un flash mob de la chanteuse et bloggeuse populaire Olga Bouzova. Comptant quelque 15 millions d’abonnés sur Instagram, cette dernière a divorcé il y a trois ans, depuis pratiquement toutes ses chansons abordent les thèmes de la trahison et de la force des femmes. En bas de ses vidéos, l’encre des haters coule à flots, ce qui n’empêche pas Bouzova de participer à des campagnes publicitaires pour des showrooms ou cartes bancaires et de faire salles combles à travers le pays.

« Si on suit sa vie, on remarquera qu’elle est toujours au travail – tournage, concerts, défilés, etc. Moi-même j’ai de l’expérience dans le domaine du tournage et je sais à quel point c’est difficile », explique Arina.

Et d’ajouter qu’elle n’aurait pas pu supporter un tel rythme même à 16 ans.

Une autre admiratrice de Bouzova, Svetlana, en est persuadée – Olga apprend à vivre sans complexes et à avancer malgré les obstacles, ce qui en fait la chanteuse la plus « populaire » de Russie.

L’importance sociale et culturelle de l’activité menée par Katia Adouchkina et Olga Bouzova sont contestables, mais lorsqu’on réalise que ces textes et vidéos aident les filles de petites villes à sourire et à surmonter les écueils de la vie, est-il nécessaire d’en exiger un contenu hautement culturel ?

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Un rap relaxant

Dans la ville de Kouznetsk, dans la région de Penza, le mercure affiche +30°C. De l’entrée d’un immeuble à huit étages en briques grises, sortent des jeunes vêtus de t-shirts, de shorts et de fausses baskets Nike. Chacun d’entre eux tient une canette de bière en main. Ils se dirigent vers une Lada 2104 couleur aubergine. Un blond costaud s’assoit au volant et allume l’autoradio. Voilà qu’une basse assourdissante enveloppe les alentours et, à travers ce vacarme, on distingue à peine les mots :

« Mes gars sont là, ils veulent manger

Ils veulent des garces - j’ai cela  

Ce qui veut dire qu’ils en ont aussi. C’est mon code d’honneur

J’en prends deux, mais ça aurait pu être six ».

Il s’agit de la chanson Monetka (« Pièce de monnaie ») du rappeur Oleg LSP. Ses titres recueillent de plusieurs centaines de milliers jusqu’à 26 millions de visites sur YouTube. En avril, il a donné son premier concert dans un stade.

Avant il composait ses tubes conjointement avec son ami, Roma Anglitchanine, mort en 2017. D’ailleurs, un de leurs clips a été bloqué en Russie par le régulateur des télecoms Roskomnadzor pour propagande du suicide. Mais une autre version n’a pas tardé à apparaître sur YouTube à côté des tubes d’autres rappeurs russes, tels J’ai n*** ta nanaJ’aime une petite, elle a un gros c**, etc.

« Avec ces chansons et leur Lada 2104, ils cherchent des villageoises qui craquent devant les frimeurs au rabais», est persuadé Dmitri Sorokine, 18 ans. Cet habitant de la ville de Kouznetsk est l’un des fans de LSP.

Mais on peut aimer la musique sans prendre de drogues ou mener une vie sexuelle désordonnée, est persuadée Vika, 17 ans. Cette blonde marquante avec un nez percé compte elle aussi parmi les amatrices de ce rappeur.

« Par exemple, je ne consomme pas [de drogue, ndlr] et ne couche par avec n’importe qui. Les chansons ne font pas la promo de ce style de vie – elles en parlent, parfois le tournent même en dérision », estime-t-elle.

Ce qui l’attire dans ce genre de musique ce sont les textes osés, le tempo et le flow. Le sens de ses chansons peut sembler extrêmement vulgaire et absurde, mais déjà le lendemain l’auteur de ces lignes les réécoutait en boucle.

« J’ai un cerveau pour réfléchir. Quant à la musique, j’en ai besoin pour danser et me relaxer », assure Vika.  

Let’s Play à la russe  

Alevtina est une adolescente calme et fragile de 15 ans. Elle connaît par cœur les capitales du monde, adore proférer des jurons et, en parlant d’elle-même, n’emploie que les adjectifs au masculin. Sa mère, secrétaire, est persuadée que sa fille devra devenir comptable ou cuisinière, mais Alia rêve d’étudier à l’étranger, tout en ne sachant toujours pas où et dans quel domaine.

Chez elle, elle lit des livres d’Agatha Christie, cette auteur britannique de romans policiers, ou passe du temps devant son ordinateur portable. Sur l’écran, on verra le plus souvent des let’s play (vidéo où un joueur de jeu vidéo commente en direct ses parties) sur Twitch ou sur YouTube.

« Kouplinov est le "letsplayer" le plus moderne et le plus adéquate », dit-elle en montrant les captures d’écran de ses vidéos. Sur les clichés, on voit un homme rond d’une trentaine d’années assis devant un ordinateur de gamer avec une bouche ouverte et des yeux en coulisse.

Sa chaîne YouTube compte 7 millions d’abonnés. Dans une de ses vidéos les plus populaires, ayant recueilli 8 millions de vues, il fait sa revue d’un jeu sur des infirmières qu’il faut déshabiller. Et lui, il y parvient ! Il demande à l’infirmière d’ouvrir la fenêtre. Un oiseau entre et salit la tenue de l’employée, après quoi cette dernière est obligée d’enlever ses vêtements.

« Il a un excellent sens de l’humour, très fin. Il peut faire un show même d’une revue du jeu le plus ennuyeux », assure Alia.

Grâce aux letsplayers et aux streamers on comprend si le jeu mérite notre attention, si bien que beaucoup de développeurs de jeux vidéo doivent leur fortune avant tout aux streamers, est-elle persuadée.

« En plus, on peut y puiser des manœuvres tactiques et astuces dont on pourra profiter en jouant », ajoute l’adolescente avant de disparaître derrière l’écran de son ordinateur.

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Pas que la pop et le rap

Un jeune en veste rouge est debout au milieu d’une rue enneigée et parle de son « outfit » (tenue) d’hiver - chaussettes thermiques anti-froid, chaussures spéciales, pantalon imperméable, doudoune...

« En portant  tout ça on peut débarquer même en Antarctique. Si même nous on a du mal, imaginez donc ce que ressentaient les prisonniers de Goulag. Ils n’avaient pas les mêmes vêtements mais le froid était le même ».

Il s’agit d’un extrait d’un documentaire de l’un des principaux interviewers russes, Iouri Doud’. Intitulé Kolyma, patrie de notre peur, visualisé plus de 15 millions de fois sur YouTube. Pendant deux heures, il parle de la dureté de la vie dans la Kolyma d’aujourd’hui, cette région située à 10 000 km de Moscou et possédant un passé des plus rudes – celui de l’époque des camps staliniens qui ont accueilli des prisonniers souvent innocents.

« Près de la moitié des jeunes d’entre 12 et 24 ans n’ont jamais entendu parler des répressions staliniennes. Nous l’avons perçu comme un défi », explique-t-il au milieu des paysages hivernaux.  

« Il faut cesser de défendre Staline. Ce film est suffisamment émotionnel pour tout spectateur », estime Sergueï Bassov, cet écolier de Khabarovsk de 17 ans. Il fume, porte une coupe au carrée et écoute du rap et du rock. Après le documentaire, il a définitivement forgé son opinion au sujet de Staline, qu’il qualifie de « m**dique ».

D’autres jeunes admirateurs de Doud’ partagent son avis. Ils ne suivent pas que ses vidéos sur les répressions staliniennes ou le premier festival de rock en URSS, mais aussi différentes interviews avec des musiciens populaires, mais aussi des hommes politiques et réalisateurs au cours desquelles il peut poser des questions aussi bien sur les revenus que sur la masturbation.

Aux yeux de Sergueï, Doud’ est le seul journaliste honnête qui n’a pas peur d’aborder les thèmes qui préoccupent les jeunes. Et des milliers d’autres admirateurs partagent son avis.

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BadComedian, un autre bloggeur russe, est également aimé pour son courage. Il tourne des revues critiques des films russes, souvent financés par le ministère de la Culture du pays.  

D’ailleurs, la compagnie cinématographique Kinodanz a porté plainte au tribunal après qu’il a publié une revue critiquant le film d’action Beyond the Edge. Il a été accusé de violation des droits d’auteur. Ensuite, la chef du Département de cinématographie du ministère, Olga Lioubimova, a reconnu, en commentant cette action en justice, qu’en Russie  il existait un manque de bonne critique cinématographique constructive. Peu après, Kinodanz a rappelé sa plainte.

Egor, 16 ans, n’a jamais regardé ce film ni aucune œuvre cinématographique russe. Pour cet habitant de la ville de Rostov-sur-le-Don (Sud du pays), les revues de BadComedian suffisent pleinement.

« J’ai constaté que le film est mal fait et ne m’intéresse pas », explique Egor.  

Après ces échanges avec les ados, je commence à réaliser pourquoi dans leurs smartphones on trouve, outre des rappeurs et vidéos bloggeurs, des entretiens populaires et des clips assez sérieux traitant de l’amour, de la violence domestique et de l’acceptation de soi.

Tout cela les aide à fuir leurs problèmes personnels, à aspirer à une vie meilleure et à gagner un peu plus de confiance en soi. Au bout du compte, tout cela aide les jeunes à réaliser qu’ils ne sont pas seuls et qu’ils ont le droit d’exprimer leur avis sous différentes formes.

« Nous plaisent tous ceux qui n’ont pas peur de parler de ce qui les préoccupe – peu importe comment. Il nous est agréable de les écouter, car c’est leur vérité. Ainsi que la nôtre », conclut Vika, fan de LSP, en parlant de ses idoles. Les autres partagent son avis.

Dans cet autre article, nous vous dressons le portrait d’Olga Bouzova, idole des jeunes et reine russe d’Instagram.