Quel fut le destin d’Alexandra, la fille préférée de Léon Tolstoï?

Histoire
GUEORGUI MANAÏEV
Alexandra, la plus jeune fille de Léon Tolstoï, avait hérité de son père sa résolution et sa force de caractère. Au cours de sa vie, elle fut infirmière dans l’armée , conservatrice de la propriété de Iasnaïa Poliana, condamnée au camp de travail. Ne se voyant plus d’avenir dans la Russie soviétique, elle s’établit aux États-Unis. Toute sa vie, elle vint en aide aux gens dans la détresse, même quand cela nécessitait de demander de l’aide à Staline.

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Lorsque Léon Tolstoï quitta pour la dernière fois Iasnaïa Poliana, Alexandra était la seule informée de ses intentions. Elle était l’unique personne à qui l’écrivain faisait confiance à la fin de sa vie. Il n’en avait pas toujours été ainsi, surtout durant ses premières années, lorsque Alexandra était la fille la moins aimée de la famille.

« Je ne veux pas de cet enfant ! »

Lorsqu’elle comprit qu’elle était enceinte de son douzième enfant, Sophie Tolstoï s’écria : « Léon, je ne veux pas de cet enfant ! ». Lassée des infidélités constantes de son mari, la comtesse tenta de se provoquer une fausse couche : elle prit des bains très chauds et se jeta même du haut d’une armoire . En dépit de ses efforts, en 1884 , elle mit au monde une fille qu’elle ignora dès sa naissance : elle la confia à une nourrice et à Tatiana, sa fille aînée.

Alexandra reçut une éducation soignée : « j’appris l’anglais, l’allemand, le français, la musique et le dessin à partir de l’âge de dix ans », écrivait-elle dans son livre Ma Vie avec mon Père . « Je travaillais avec des pédagogues de neuf heures à midi. Ensuite, je faisais une pause pour me restaurer et faire une promenade. Je travaillais encore de deux à six heures. Le soir, après le souper, je faisais mes devoirs. J’étais incapable d’assimiler une telle quantité de connaissances et j’étais une piètre élève... Je préférais les chevaux, les jeux et le sport », racontait Alexandra. Ses passions étaient les mêmes que celles de son père.

À l’âge où les jeunes filles s’intéressent à la mode et aux parfums, Alexandra préférait manier limes, chignoles et ciseaux. Elle était un véritable garçon manqué et savait faire parfaitement certaines choses habituellement réservées aux hommes. Dans cette vidéo, on la voit conduire un chariot avec beaucoup de maîtrise et distribuer des cadeaux aux enfants d’un village proche de Iasnaïa Poliana.

Première Guerre mondiale

Lorsqu’elle eut seize ans, Léon Tolstoï se prit d’affection pour sa fille cadette. Ils faisaient de longues promenades ensemble, elle devint sa secrétaire. Lorsqu’il décida de quitter Iasnaïa Poliana, Alexandra était la seule à être au courant de ses intentions et le soutint de cette entreprise. Elle l’accompagna quand il partit nuitamment. Deux jours plus tard, elle le rejoignit au village de Chamordino, où il rendait visite à sa sœur Maria. Alexandra demeura auprès de son père jusqu’à son dernier souffle. Ce fut à elle que Léon Tolstoï laissa par testament les droits sur ses œuvres.

Lorsqu’éclata la Première Guerre mondiale, Alexandra Tolstoï s’engagea comme infirmière. Dans une interview qu’elle donna en 1965 , elle racontait avoir servi  dans une équipe de « de six médecins, d’infirmières et de soldats » dont la mission était de transporter les blessés dans les hôpitaux. « Au début, j’étais effrayée à la vue des actes chirurgicaux mais je m’y suis habituée », écrivait-elle à ses sœurs. Sur le front, ce n’étaient pas les explosions, les balles et les scènes sanglantes qui l’impressionnaient le plus, mais le manque d’eau potable. Élevée dans d’excellentes conditions, elle était obsédée par l’hygiène. Elle n’échappa toutefois ni au typhus ni à un empoisonnement du sang.

Pour Alexandra Tolstoï, de noble extraction, il était dangereux de se trouver au milieu de simples soldats, qui étaient de plus en plus sensibles aux discours bolcheviks. Par ailleurs, les soldats issus de la paysannerie détestaient les nobles. En dépit des deux médailles de Saint-Georges dont elle fut décorée pour sa bravoure et son travail acharné, Alexandra Tolstoï fut contrainte de quitter l’armée. Toujours dans son interview de 1965, elle disait que les soldats « connaissaient à peine Léon Tolstoï. Peu d’entre eux avaient entendu son nom. Ceux qui le connaissaient faisaient bien sûr preuve de beaucoup de respect à mon égard. Mais, vous savez, je parvins à sauver ma vie non parce que je suis quelqu’un de particulier, mais précisément parce que mon père m’avait appris à aimer les gens simples, à comprendre leur psychologie. Ils comprirent l’amour que je leur portais. Ce fut la seule chose qui me permit de sauver ma vie ».

Soutien de Staline, silence de Lénine

Fille d’un noble qui avait servi comme officier dans l’armée russe, Alexandra Tolstoï était en danger après la Révolution bolchévique. Anatoli Lounatcharski, le premier commissaire à l’Éducation, la préserva des poursuites en la nommant conservatrice à Iasnaïa Poliana.

Durant les trois années qui suivirent la Révolution d’Octobre 1917, Alexandra Tolstoï ouvrit deux musées à Iasnaïa Poliana : l’un consacré à son père, l’autre, à son héritage littéraire. Elle fonda une école pour les enfants paysans et pour ce faire demanda de l’aide à Joseph Staline. « Nous aménageâmes des classes dans une ancienne étable. Ensuite, nous commençâmes à construire une école sur nos propres moyens... Un jour, je rencontrai Staline en personne et lui demandai de l’argent pour construire l’école... Je ne discernai rien d’humain en lui, à l’exception de la politesse géorgienne, se souvenait Alexandra Tolstoï dans son interview de 1965. Lorsqu’il m’aperçut, il traversa l’immense pièce dans laquelle nous nous trouvions. Il m’accompagna alors que je partais. Il m’invita à m’asseoir. Il fut incroyablement courtois et accéda à toutes mes demandes. Je ne peux rien dire de plus à son sujet ».

En 1920, Alexandra Tolstoï fut arrêtée pour avoir, un an plus tôt, laissé des opposants au pouvoir bolchévique se retrouver chez elle. Elle fut condamnée à trois ans de camp de travail. Elle fut tellement dégoûtée des conditions désastreuses qu’elle y trouva qu’elle écrivit une lettre à Vladimir Lénine (1870-1924) dans laquelle elle affirmait préférer être exécutée plutôt que vivre dans une telle puanteur. Elle ne reçut aucune réponse mais fut libérée au bout de six mois. Le fait qu’elle avait créé une école pour enfants paysans à Iasnaïa Poliana joua certainement en sa faveur. Le pouvoir bolchévique pensait qu’elle serait plus utile comme enseignante et conservatrice du musée consacrée à son père qu’en prison.

Œuvre de bienfaisance aux États-Unis

À l’époque soviétique, la propagande anti-religieuse était présente dans l’éducation. Profondément croyante, Alexandra Tolstoï ne pouvait accepter cette réalité. Elle tenta même de donner une éducation religieuse aux enfants de l’école de Iasnaïa Poliana. La situation ne pouvant s’améliorer, Alexandra Tolstoï partit pour le Japon puis les États-Unis. Son nom fut effacé des livres, elle disparut des photos et des films.

Aux États-Unis, Alexandra Tolstoï continua de faire ce qu’elle aimait : aider autrui. Elle acquit une ferme abandonnée, apprit à conduire camions et tracteurs. Elle fut toujours indépendante. Lorsqu’elle avait besoin d’argent, elle contractait des prêts qu’elle remboursait toujours, sans jamais demander d’aide « aux riches Américains ». En 1939, elle ouvrit la Fondation Tolstoï destinée à venir en aide aux réfugiés russes qui venaient d’Union soviétique et d’Europe occidentale. Elle devint citoyenne américaine en 1941 et abandonna son titre de comtesse.

Ce ne fut qu’en 1978 qu’Alexandra Tolstoï, alors âgée de quatre-vingt-quatorze ans, reçut une invitation à se rendre en URSS à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la naissance de son père. Déjà très affaiblie et alitée, elle répondit ne pouvoir donner suite en raison de son état de santé. « Il est difficile pour moi de ne pas être au milieu de mon peuple sur le sol russe... Mon cœur n’a jamais quitté la Russie ». Elle rendit l’âme le 26 septembre 1979 à Valley Cottage, dans l’État de New York.

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