Comment Russes et Chinois se sont enrichis et trompés mutuellement par le commerce du thé

Russia Beyond (Photo: Musée Russe; Getty Images; Domaine public)
Le commerce du thé entre la Russie et la Chine était un véritable thriller économique. Vendeurs et revendeurs réalisaient d’énormes marges, rusaient et devenaient millionnaires du jour au lendemain. Tout cela se passait dans la petite ville de Kiakhta (en actuelle République de Bouriatie).

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Chaque année, à partir de 1727, des commerçants russes et chinois venaient à Kiakhta en traîneaux charrettes, troïkas et palanquins. Ils parcouraient de grandes distances pour s’adonner au commerce du thé. À cette époque, Kiakhta était surnommée la « Hambourg sibérienne » et la « Venise du désert ». D’énormes sommes d’argent y circulaient.

Les marchands russes d’un comité spécial élaboraient les conditions d’échange, se mettaient d’accord avec leurs collègues chinois sur les prix de la saison en cours, contrôlaient les marchandises des autres et montraient les leurs. Avec l’aide d’informateurs, ils pouvaient varier le moment où ils apportaient leurs produits afin de s’enrichir davantage.

Les marchandises à vendre, c’est-à-dire à échanger contre du thé, étaient transportées depuis toutes les provinces le long de la route sibérienne, également appelée Grande route du thé. Elle s’étendait de Moscou à Kiakhta. De là, les négociants en thé traversaient les steppes de Mongolie intérieure et arrivaient à Kalgan (l’actuelle Zhangjiakou) un grand avant-poste de la Grande Muraille de Chine, considéré comme la porte d’entrée de la Chine.

Kiakhta, 1783, par Louis Nicolas de Lespinasse

Selon le décret de l’empereur Paul Ier « Sur le tarif de Kiakhta » de mars 1800, tous les règlements se faisaient par troc. Les marchands ont échangé des denrées produites en Russie contre des thés chinois jusqu’en 1855, date à laquelle le gouvernement a finalement autorisé les règlements monétaires. Les textiles et le cuir, le pain, les peaux de chèvre, le maroquin, les cornes de saïga et de wapiti de Manchourie étaient échangés. D’ailleurs, la fourrure des animaux, tels que le renard, la loutre, l’hermine, le renard polaire, le lynx et même le chat, était particulièrement appréciée des Chinois.

À Kiakhta, toutes les marchandises différaient par leur mode de livraison et leur période de stockage, et il fallait prévoir un délai différent pour leur arrivée. Ainsi, les fourrures de la foire de Iakoutsk arrivaient en novembre, tandis que le cuir et les tissus de Moscou dans les premiers mois de la nouvelle année. 

Carte de 1851 montrant la route d'Irkoutsk à Pékin et les villes frontalières de Kiakhta et Maimaicheng

Le commerce à Kiakhta ressemblait un peu au marché boursier des bourses modernes. Les « haussiers » misaient sur la hausse et achetaient à l’avance du thé ou des fourrures qu’ils revendaient au moment où la demande était la plus forte. Les « baissiers » jouaient au contraire à la baisse et ne provoquaient délibérément pas la demande, attendant des conditions plus favorables.

Un jour, sur le marché « baissier », les frères Chestov ont réussi à faire un gros profit. En 1841, les Chinois ont livré un important lot de thé à Kiakhta plus tard que d’habitude en raison de la difficulté des routes de montagne. En conséquence, ils n’ont été autorisés à vendre que du thé familial de première qualité, afin de ne pas perdre de temps à contrôler le thé bon marché (car il y avait aussi des falsifications). Alors que les commerçants de niveau intermédiaire se demandaient s’ils devaient acheter ces produits coûteux, les frères Chestov, qui disposaient d’informations sur la situation, avaient déjà réussi à en acheter une quantité considérable, devenant ainsi des monopoleurs conjoncturels.

Caravanes russes et chinoises à Kiakhta

Lorsque les négociants étaient menacés par une offre excédentaire de thé dans le pays, les marchands russes suspendaient leurs achats, craignant de faire chuter les prix à la foire et à Moscou. Pour ce faire, ils retardaient l’arrivée de leurs marchandises, sans lesquelles il était impossible de conclure un marché.

Cependant, cela n’a pas fonctionné longtemps. Les fourrures devaient être vendues à l’automne ou au début de l’hiver – plus tard, les peaux perdaient leur aspect commercialisable et la demande en Chine chutait avec l’arrivée de la saison chaude. De plus, au printemps, la logistique à l’intérieur de la Russie devenait plus coûteuse : le transport des marchandises vers les foires nationales en hiver était deux fois moins cher. Cela s’explique par le danger du dégel (inondations, voies impraticables…), les rivières qui débordent, les risques élevés de détérioration des marchandises, la location coûteuse d’un cocher et le manque de fourrage pour le bétail.

Kiakhta en 1880

Les négociants en thé chinois venaient également à Kiakhta à l’avance, mais pas seulement parce qu’ils voulaient faire des affaires le plus tôt possible. Une instruction secrète sur la collusion commerciale leur en donnait l’ordre. Les Russes l’appelaient la « charte du fripon chinois ».

Selon les « Instructions de Lifan Yuan [Bureau des affaires frontalières], adoptées par la Chambre des territoires vassaux », à leur arrivée à Kiakhta, les résidents de l’Empire du milieu étaient censés se renseigner sur les besoins des Russes en marchandises, sur les prix de vente, afin de provoquer une livraison accrue de produits russes par une augmentation artificielle de leur coût de l’offre accrue de produits russes – puis de faire baisser soudainement les prix. La loi recommandait d’inviter les marchands russes à des festins, de leur faire des cadeaux et d’apprendre les secrets commerciaux sur un pied d’égalité. La violation de cette instruction était punissable. Il s’agissait ainsi en quelque sorte d’espionnage industriel et de délit d’initié légalisés.

La principale boisson

Famille d'un commerçant au XVIIe siècle, 1896, par Andreï Riabouchkine

La rentabilité du commerce du thé dépendait en réalité davantage des prix élevés pratiqués au sein de l’Empire que d’un commerce international profitable. Le client moyen achetait le thé trois à dix fois le prix d’achat.

Malgré cela, selon les informations contenues dans la thèse du candidat en sciences historiques Ivan Sokolov, les ventes de thé dans l’Empire russe n’ont pas diminué, bien qu’en Russie la boisson ait d’abord été qualifiée de « vide » et qu’il ait été difficile d’imaginer qu’elle deviendrait plus populaire que le kvas (boisson à base de pain fermenté).

L’écrivain Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine a écrit dans ses Croquis provinciaux :

« Voici donc, semble-t-il, la boisson vide, le thé !, remarque Ivan Onoufritch avec complaisance. Et si le Chinois ne nous le donne pas, tout un remue-ménage peut en résulter ».

Une caravane de thé en provenance de Chine en Sibérie, publiée dans le Illustrated London News du 22 août 1891

En 1638, auprès du khan mongol Altyn a été envoyé « un ambassadeur, le fils du boyard Vassili Starkov, qui, à son retour à Moscou, a apporté pour la première fois du thé en Russie, parmi les cadeaux offerts par le khan au tsar Michel Ier ». C’est ce que rapporte la Liste chronologique des données les plus importantes de l’histoire de la Sibérie, publiée à la fin du XXe siècle à Irkoutsk. Bien que l’ambassadeur ait vu comment le thé était bu lors des cérémonies de la cour, il le considérait comme une denrée sans valeur. Néanmoins, le tsar et ses amis appréciaient cette boisson, et le souverain suivant, Alexis Ier, a été soigné avec du thé. À la fin du XVIIe siècle, le thé a commencé à être vendu dans les magasins.

Au milieu du XIXe siècle, le thé est devenu le principal produit d’importation russe. Selon l’observation de Nikolaï Lioubimov, un employé du ministère des Affaires étrangères, « le thé a englouti tous les autres articles provenant des Chinois », y compris les produits manufacturés. « Les tissus de soie sont déjà épuisés, la kitaïka [tissu composé en partie de papier] est également presque épuisée, et il reste le thé, le thé et le thé », a écrit le grand réformateur russe Mikhaïl Speranski. Il se souciait beaucoup du soutien au commerce de Kiakhta et a obtenu des faveurs pour les marchands russes, c’est pourquoi il surveillait la situation sur le marché.

L'heure du thé, 1914, par Constantin Makovski

Le volume des ventes augmentait chaque année. En 1857, Karl Marx déclarait, non sans surprise, à la une du New York Daily Tribune : « Auparavant, le volume annuel moyen des ventes de thé à Kiakhta ne dépassait pas 100 000 caisses, mais en 1852, il atteignait déjà 1 750 000 caisses et le prix total des marchandises dépassait les 15 000 000 de dollars américains ».

Revendeurs de thé

Cocher, 1904, par Igor Grabar

Les marchands eux-mêmes n’achetaient que très rarement du thé. Ils confiaient les transactions à des commissionnaires qui vivaient en permanence à Kiakhta. Ces derniers achetaient des biens industriels dans la partie européenne de la Russie à crédit ou avec les capitaux de leurs clients, les transportaient à Kiakhta, les échangeaient contre du thé chinois et le livraient par voie terrestre dans les foires russes ou à travers la Sibérie vers l’Europe. Finalement, ils remboursaient la dette à leurs créanciers et rendaient compte aux marchands.

L’ethnographe et économiste russe Pavel Nebolsine a noté : « ...il se peut que le mandataire ait fait tomber le crédit du maître, il se peut qu’il ait obtenu un rouble pour un rouble, mais ил n’est pas tenue de tenir des registres ou des notes et on le croit sur parole ». Il n’était pas rare que les commissionnaires vendent les denrées des marchands russes pour rien, en recevant des pots-de-vin des Chinois, ou qu’ils ne négocient pas du tout. Néanmoins, les dommages causés à leur budget par leurs mandataires ne préoccupaient guère les magnats du thé, et ce, pour deux raisons.

Alekseïtch. 1884, par Constantin Makovski

D’une part, la demande de thé ne faisait que croître et les bénéfices couvraient les intérêts de l’intermédiaire, le taux de change défavorable et les coûts logistiques. Et même les festins somptueux, comme ceux organisés par les marchands de Kiakhta à la foire Makarievskaïa de Nijni Novgorod : « Les marchands de Kiakhta, les vendeurs de thé de Moscou et autres propriétaires d’échoppes, en qualité de plus haute aristocratie de la foire Makarievskaïa ne dîne pas autrement qu’à 5-6 heures chez le très chic Nikita, où tous les étrangers (surtout des Allemands et des Pétersbourgeois) se réunissent et ne dînent pas autrement qu’avec du champagne et des truffes... ».

Deuxièmement, la route vers Kiakhta et le retour était pleine de dangers et des pertes relativement faibles valaient mieux que la mort pour un marchand. En chemin, il pouvait être attaqué par des voleurs... ou par ses propres compagnons. Par exemple, en 1802, alors qu’il traversait la province de Tomsk, un mandataire a tué son employeur et leur cocher à coups de hache et a tenté de rejeter la responsabilité sur des voleurs pour s’enrichir.

Des Bachkirs boivent du thé dans la cour, 1914

À partir de 1862, le thé a toutefois été importé en Russie par voie maritime, car les Chinois ont ouvert des ports maritimes et le canal de Suez. En outre, il était beaucoup plus rentable de livrer les marchandises par Odessa, en contournant l’Asie. L’échange de thé à Kiakhta a donc été réduit de moitié. Le bureau des douanes a été transféré à Irkoutsk. Les fonctionnaires et les marchands de Kiakhta ont ainsi commencé à quitter la ville.

Des habitants et visiteurs du domaine d'Abramtsevo boivent du thé dans le jardin

Les marchands de thé ont quitté Kiakhta pour conquérir et coloniser de nouvelles villes, et ont par là-même répandu l’habitude de boire du thé dans toute la Russie. L’amour du thé dans le cœur des Russes ne s’est pas éteint depuis lors et vit encore aujourd’hui dans chaque foyer.

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