Pourquoi Billy Joel a-t-il détruit son piano lors d’un concert en URSS?

Billy Joel
Vous avez sans doute déjà entendu une ou deux chansons de Billy Joel. Mais avez-vous déjà eu vent de l’histoire de sa contribution à la réduction du fossé culturel entre les États-Unis et l’Union soviétique? La nuit où il a piqué une crise et détruit son piano restera à jamais gravée dans la mémoire des Soviétiques.

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« Billy Joel pique une crise », a titré le New York Times à propos de ce spectacle épique de juillet 1987 à Moscou, auquel ont assisté plus de 20 000 personnes et qui allait permettre à Billy de présider à un changement culturel majeur dans les relations soviéto-américaines. L’homme était la seule personne à l’époque à avoir accepté une invitation du Parti communiste soviétique à venir jouer un spectacle pour les fans locaux. Pas tellement ses propres fans, mais ceux de musique occidentale, en général.

L’URSS connaissait un dégel des relations longtemps attendu, et Mikhaïl Gorbatchev (lui-même et sa femme étaient de fervents amateurs d’Elvis) pensait qu’une série de concerts serait une excellente idée pour donner un bon départ à cette reprise des relations.

Malgré le rideau de fer, les Russes ont eu accès à la musique occidentale dès les années 1960. Une tactique populaire pratiquée par les contrebandiers consistait à repêcher des radiographies à rayons X dans les bennes à ordures des hôpitaux, et à enregistrer des disques vinyles directement dessus, pour les vendre ensuite illégalement au coin des rues – et avec la menace d’une terrible punition constamment suspendue au-dessus de leurs têtes.

Cependant, même vers la fin de la guerre froide, dans la pratique, l’échange culturel tous azimuts n’en était encore qu’à ses débuts. Carlos Santana, Stevie Wonder et Bruce Springsteen ont tous décliné des invitations à jouer. Personne ne voulait avoir affaire à l’Union soviétique. Et qui pourrait les en blâmer ? C’était un territoire inexploré, tant géographiquement que culturellement. L’on ne savait pas à quoi s’y attendre.

Cependant, pour un boxeur et musicien de Long Island au caractère bien trempé, la possibilité de se produire devant les Soviétiques était une occasion qu’il ne pouvait laisser passer.

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L’épuisante préparation de la tournée soviétique

Billy Joel chantant au stade Olimpiiski, à Moscou

Joel était épuisé. L’URSS devait accueillir les derniers spectacles d’une tournée éreintante d’un an. Il était accompagné de sa femme, alors mannequin, et de leur petite fille, ainsi que de dizaines de membres de l’équipe et de musiciens. En plus de cela, il avait investi 2,5 millions de dollars de son propre argent pour financer la série, en Union soviétique, de spectacles techniquement exigeants – six au total ; de l’argent qu’il savait qu’il ne récupérerait probablement pas.

Son premier point d’arrivée était Tbilissi, la capitale de la République soviétique de Géorgie. Les Géorgiens ne l’ont pas déçu : après une nuit de fête avec de la nourriture, du vin et de la vodka, le pauvre Joel s’est fait avoir pour une représentation impromptue à l’Opéra national de Géorgie, avec une sonorisation médiocre, en raison de laquelle il devait hurler pour énoncer certaines paroles et atteindre les derniers rangs.

En plus d’être brisé par 11 mois de tournée, Billy s’est ainsi presque déchiré les cordes vocales et était dans un état lamentable – et certainement pas en mesure d’assurer un spectacle dans un stade à Moscou ou à Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg). En Russie soviétique, on l’a donc rapidement conduit chez un médecin, qui lui a inséré des électrodes dans la gorge et lui a tendu une boîte de Tic-Tacs.

Joel savait que la pression serait forte même avant le voyage. Tous ceux en Amérique qui avaient un rapport avec le journalisme musical avaient détesté l’idée de sa venue. Ils pensaient qu’il était un mauvais ambassadeur de la musique rock et voulaient que quelqu’un d’autre soit le représentant de l’Amérique auprès de l’URSS. Joel, et c’est tout à son honneur, a cependant tenté de dédramatiser la situation et a déclaré lors d’une conférence de presse en mai : « Je ne suis pas un politicien... J’y vais en tant que musicien. Je veux qu’il y ait plus de communication entre nous. Les gens là-bas aiment la musique pop, ils aiment le rock and roll ».

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L’heure du rock

L'artiste américain Billy Joel répond à des questions dans les coulisses à Moscou, le 26 juillet 1987, avant le premier concert de sa tournée de six représentations en Union soviétique.

Enfin, le 27 juillet est arrivé. Il était temps d’assurer le show au stade Olimpiïski de Moscou. Billy était grognon et sa gorge le faisait souffrir. Il s’en est même presque pris aux personnes ayant tenté de savoir s’il serait capable de jouer toutes les notes aiguës de l’énorme répertoire qu’il avait prévu. Il ne savait pas quoi leur dire.

Ce qui l’attendait une fois sur scène était néanmoins un plus gros problème : tous les premiers rangs étaient occupés par des membres du « politburo » soviétique. Ces hommes étaient aussi rigides que des planches et vraiment difficiles à satisfaire. Personne ne sait s’ils n’aimaient pas la musique ou s’ils essayaient simplement d’agir conformément à l’opinion selon laquelle la musique occidentale avait une influence décadente sur l’URSS. Joel s’en est rendu compte lors de l’interprétation des titres My Life et Angry Young Man.

Heureusement, qu’ils soient fatigués ou simplement désintéressés, de nombreux membres du Parti se sont levés et ont laissé leurs billets aux simples mortels derrière eux. Désormais, avec de vrais fans de musique pop à l’avant, la fête pouvait commencer. C’est là qu’est néanmoins apparu le deuxième problème. Quelque chose ne tournait pas rond : chaque fois que les lumières vives de son équipe étaient détournées de la foule, Joel pouvait voir le public se défouler et être vraiment dans le moment. En revanche, dès que les projecteurs étaient braqués sur eux, tout le monde se figeait – vraisemblablement dans la crainte d’une quelconque punition qui attendrait les plus turbulents d’entre eux. (Observez le concert de Metallica à Moscou en 1991, qui montre l’étendue des tactiques soviétiques de contrôle des foules. Les personnes trop excitées par la musique étaient frappées à coups de matraque par la milice.).

Au milieu de son interprétation de Just a Fantasy, Billy en a vraiment eu assez, et a commencé à s’en prendre à son équipe – ainsi qu’aux fans, qui, selon lui, avaient commencé à ressembler à « une peinture à l’huile ». « Pourquoi êtes-vous là ? Vous n’avez manifestement pas envie d’être ici ! », a-t-il crié à la foule qui, en toute honnêteté, n’était pas si différente dans son comportement de n’importe quel spectacle de rock soviétique à l’époque : c’était comme ça que les gens faisaient la fête. Et Joel n’avait pas été mis au courant de cela.

Dès le deuxième couplet, le chanteur a déplacé sa colère vers l’équipe technique, insérant entre les paroles des supplications pour qu’elle cesse de filmer la foule : « When am I gonna take control get a hold of my emotions », a-t-il chanté conformément aux paroles, avant de s’écrier soudainement « Arrêtez d’éclairer le public ! » pendant un bref interlude. « Why does it only seem to hit me in the middle of the night », a-t-il poursuivi sa chanson, suivi d’un brusque « STOPPEZ ÇA ! » enragé à l’intention de l’équipe. La dernière ligne du texte a été coupée court, interrompue par un Joel se déchaînant sur son piano de scène Yamaha : il a saisi l’instrument par la base et l’a retourné, puis l’a détruit à coups de pieds, ainsi que son pied de micro. La foule a continué de sourire, croyant que tout cela faisait partie du spectacle. Les Soviétiques ont dû penser qu’ils avaient enfin compris pourquoi les spectacles de rock’n’roll faisaient fureur en Amérique : l’on pouvait voir un homme devenir fou et détruire son matériel sur scène.

Joel déclarera plus tard à l’Associated Press : « Je suis sur la route depuis 11 mois... C’est difficile. Je suis à bout de souffle ».

Contre toute attente, ce moment cathartique s’est avéré être quelque peu thérapeutique pour Billy. Miraculeusement, il était « guéri ». Le reste des concerts ne s’est toutefois pas déroulé sans accroc : Joel s’est finalement synchronisé avec les vibrations de son public et s’est tellement libéré qu’il a enlevé ses chaussures et ses chaussettes, a sauté de la scène et « surfé » sur le public en se drapant dans des drapeaux américains et soviétiques, et toutes sortes d’autres pitreries. Il est devenu un favori instantané du peuple soviétique. Un tel chahut que des dizaines de chaises ont été détruites – environ 200 rien que pour le spectacle de Moscou.

À la fin de cette tournée, Billy est tombé amoureux du pays, et les Soviétiques de lui. De plus, sa visite a provoqué une telle agitation culturelle. Sa magnifique chanson Leningrad résume ses sentiments à l’égard du peuple soviétique. Il y raconte les histoires qu’il a entendues pendant la tournée et se souvient de sa propre éducation en tant qu’enfant de la guerre froide.

Metallica, Bon Jovi, Motley Crue, Pantera (oui, le heavy Pantera !), Scorpions, Elton John, Jean-Michel Jarre et des dizaines d’autres suivront rapidement les traces de Joel. C’est cependant lui qui a donné le ton de ce changement culturel et leur a ouvert la voie.

La star du rock Billy Joel est aidé par sa femme Christie Brinkley, alors qu'il fait semblant de soulever un piano suspendu au plafond du Hard Rock Cafe à New York, le 3 juin 1988. Joel a fait don du piano qu'il a utilisé lors de sa tournée en Union soviétique à la collection de souvenirs du café.

En 1992, le mur de Berlin est enfin tombé. L’on considère que c’est le résultat du travail effectué lors du sommet de Genève de 1985, mais ces soldats de la culture dans les dernières années de l’Union soviétique ont sûrement eu un rôle à jouer. Il était tout simplement trop tard pour faire quoi que ce soit contre l’art qui s’infiltrait en URSS depuis l’autre côté du rideau de fer. Il est difficile de deviner combien d’années supplémentaires il aurait fallu si Mikhaïl Gorbatchev n’avait pas été un fan des politiques de la glasnost et de la perestroïka. Et de la musique rock. C’est du moins ce que certains d’entre nous aiment à penser.

Dans cet autre article, nous vous expliquions pourquoi le jazz a été adulé puis interdit en URSS.

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