Comment la tradition européenne du duel a-t-elle contaminé la Russie?

Histoire
GUEORGUI MANAÏEV
Les premiers Russes ayant assisté à des duels européens se sont contentés d'en rire – bien que la Russie ait eu sa propre tradition de règlement des différends par le duel. Avec le temps, cette pratique est devenue une partie de la vie de la noblesse russe. Mais comment est-elle apparue dans le pays?

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Pour un noble russe au XIXe siècle, l'honneur était primordial. Toute insulte conduisait instantanément à un duel. Ils étaient si fréquents à l'époque d'Alexandre Pouchkine (plus illustre poète de Russie, d’ailleurs lui aussi mort des suites d’un duel avec un Français) que le gouvernement commençait à craindre pour le nombre de jeunes nobles. Les duellistes désespérés n'étaient pas arrêtés même par la menace d'un exil en Sibérie. Étonnamment, cela n'a pas toujours été le cas. Le duel est apparu en Russie à l'instigation des Européens au service de la Russie au XVIIe siècle. Les premiers « duels d'honneur » ont alors été accueillis avec surprise, voire avec dédain, par les habitants.

Concept du « champ »

L'apogée du duel européen se situe aux XVIe-XVIIe siècles. À la même époque, dans le Tsarat de Moscou, il était perçu comme une sauvagerie. Le Français Jacques Margeret, qui a servi le tsar Boris Godounov, a déclaré : « Chez les Russes, il n'y a pas de duels du tout – d'abord, parce qu'ils vont toujours sans armes, sauf en temps de guerre ou en voyage ; ensuite, parce que celui qui est offensé par des mots ou de toute autre manière va au tribunal pour déterminer la punition, appelée déshonneur ». Selon Margeret, cet ordre s'expliquait par la sévérité de la loi : la résolution indépendante des conflits par des duels n'était pas autorisée afin que les Russes ne s'arrogent pas « le pouvoir de la justice, qui seule a le droit de juger et de poursuivre les crimes ».

Cet ordre a été maintenu en Russie tout au long du XVIIe siècle, alors que les Européens se battaient férocement à l'épée. Le diplomate Piotr Tolstoï, qui a voyagé en Europe en 1697 pour étudier les affaires maritimes, a notamment assisté à un duel entre des nobles polonais – et a été choqué. « Les Polonais... en tout sont comme du bétail..., ils ne peuvent faire aucune affaire d'État sans combat et sans bagarre, et pour n'importe quelle affaire ils vont au champ pour... sans réflexion se frapper et mourir », a-t-il écrit non sans mépris.

Se peut-il que le stolnik Tolstoï n'ait pas réalisé que le duel portait sur des questions d'honneur ? Sans doute avait-il compris – c'est ce que montre le fait qu’il utilise le mot « champ » – c’est précisément ainsi que l’on désignait en Rus’ un duel judiciaire, déclaré si le demandeur et le défendeur ne parvenaient pas à se mettre d'accord, et qu'il n'y avait pas de témoins pouvant confirmer la justesse de telle ou telle partie.

La tradition du « champ » chez les Russes était très ancienne – déjà au Xe siècle, l'historien arabe Shamsuddin al-Muqaddas écrivait : « Lorsque le tsar tranche un litige entre deux parties, et qu'elles ne sont pas satisfaites de sa décision, alors il leur dit : réglez cela avec vos épées – à qui la plus tranchante, à celui-là la victoire ». Et en effet, les Russes préféraient résoudre les litiges complexes « sur le champ » – pour un procès judiciaire, ils devaient payer une taxe, et ils pouvaient soit se battre seuls, soit – si l'inégalité entre les rivaux était évidente – engager un combattant mercenaire. Ces derniers pouvaient être utilisés par des personnes âgées, des infirmes, des mineurs, des femmes ou des ecclésiastiques. Cependant, si une femme se battait contre une femme, les mercenaires étaient interdits.

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Falk contre Grels

Le « champ » russe était une variante de l'ordalie – « Jugement de Dieu ». Cependant, alors qu'en Europe, les ordalies étaient maîtrisées par le feu et l'eau, en Russie, l’on croyait que Dieu serait du côté du juste dans un combat juridique. L'apogée des « champs » se situe au XVIe siècle, lorsque Moscou disposait même d’un endroit spécial pour les duels – entre les actuelles places Loubianka et Staraïa. Cependant, au XVIIe siècle, le « champ » a commencé à disparaître – le nouveau corpus de droit russe, le Sobornoïé Oulojenié (Code des lois) de 1649, ne mentionnait pas cette possibilité de résoudre les litiges. En parallèle, le premier duel « à l’européenne » en Russie, dont des traces ont survécu jusqu’à nos jours, a eu lieu avant même la publication du Sobornoïé Oulojenié, à savoir en 1637 – et il s'agissait d'un combat entre deux étrangers.

Selon le chercheur Alexandre Savinov, les raisons du premier duel connu à Moscou étaient des dettes d'argent et l'ivresse. Le 6 juin 1637 en effet, dans la cour de Palachevskaïa Sloboda, où vivait un Allemand au service de la Russie, le sergent Peter Falk, est venu le sergent allemand Tomas Grels pour lui réclamer une dette de deux roubles pour une carabine empruntée. Grels était ivre et a frappé Falk à la tête avec la poignée de son épée – dans la tradition européenne de l'époque, un coup avec la poignée (en réalité, cela devait toutefois se faire sur le bras) signifiait un défi en duel.

Comme l'a témoigné Anna, l’épouse de Falk, ils ont commencé « à échanger des insultes et à faire du bruit, et tout en jurant, ils sont sortis par le portail ». Il n'y a finalement eu aucun témoin du duel, mais Grels a été ultérieurement retrouvé mort dans une mare de sang.

Selon les lois de l'époque, la mort dans un duel était équivalente à un meurtre. L'enquête a permis d'obtenir des aveux en recourant à la torture – mais Falk est resté ferme sur son point de vue : Grels lui-même aurait « couru » et se serait « blessé » avec le fil de son épée. L'enquête a duré près de trois ans et, bien que Falk n'ait pas été directement reconnu coupable, il est mort en prison.

Les duels entre étrangers au service de la Russie sont devenus plus fréquents dans la seconde moitié du XVIIe siècle. En 1665, un duel a eu lieu entre le capitaine allemand Christopher Uhlmann et son homologue écossais, un dénommé Smith. La raison de ce duel était une dette monétaire pour du vin. Uhlmann, essayant de présenter le duel comme de la légitime défense, a témoigné que Smith s'était « blessé » à la pointe de son épée – mais n'a pas pu se justifier. L'ensemble de la société écossaise de Moscou, dirigée par le général Patrick Gordon, peut-être l'étranger le plus influent au sein du service russe, s'est alors rangé du côté de feu Smith. Uhlmann, d'abord condamné à la décapitation, a finalement été laissé en vie – mais sans ses jambes et son bras gauche. Le 30 mai 1666, le général Patrick Gordon s'est lui-même battu en duel avec un Anglais du nom de Montgomery – mais il n'y a pas eu d'effusion de sang ; les adversaires ont été séparés par des connaissances s’étant rassemblées autour d’eux.

« Préjugés, reçus non des ancêtres »

Et qu’en est-il des Russes ? Selon Margeret, l'essence même du duel leur était étrangère. « Les Russes n'aiment pas se chercher des noises pour des mots : ils sont très simples dans leurs manières et disent "tu" à tout un chacun ; et avant cela, ils étaient encore plus simples... Mais maintenant que les étrangers ont fait leur apparition parmi eux, les Russes se désaccoutument de la grossièreté qui était de mise depuis vingt ou trente ans », a-t-il décrit.

La désaccoutumance de la grossièreté et le désir d'imiter les étrangers que Pierre le Grand avait inculqués à la Russie ont porté leurs fruits en 1702, lorsque les premiers duels russes ont eu lieu. Cela s'est produit parce que, lors d'une assemblée, le sergent du régiment Preobrajenski Ivan Chepotiev a « repoussé » le lieutenant du même régiment Semion Izmaïlov. Ce dernier a répondu de la même manière, une bagarre s'est engagée, puis a été lancé un défi en duel. Les deux rivaux ont survécu avec des blessures mineures, cependant le tsar Pierre, ayant eu vent de l’affrontement, s’est montré furieux – il a ordonné « que les deux soient battus à coups de bâtons, afin de faire passer l’envie aux autres », et de les rétrograder. L'affaire a été en quelque sorte étouffée, et les deux officiers sont restés dans les rangs après avoir purgé leur peine en prison militaire.

Contrairement à de nombreux autres ordres européens, les duels ne méritaient pas, selon le tsar Pierre, d'être répandus en Russie – la vie d'un soldat appartient avant tout à sa patrie. En 1715, le tsar a donc décrété dans l'Article militaire : « Aucune insulte ne peut diminuer en quoi que ce soit l'honneur de l'offensé ». En outre, le tsar a ordonné l'exécution de tous les duellistes. Cependant, la sévérité de la loi était compensée par le caractère facultatif de son application – aucune information sur des cas réels de peine de mort pour duel n'a été conservée.

Les duels de type européen en Russie n'ont commencé à se produire qu'à la fin du XVIIIe siècle, lorsqu'il est devenu à la mode pour les jeunes nobles de se rendre en Europe pour étudier, d'où le concept d'honneur. Et pourtant, l'opinion sur les règles du duel restait ambiguë : « Les préjugés, reçus non des ancêtres, mais adoptés ou importés, sont étrangers » – c'est ainsi qu’écrivait sur les duels l'impératrice Catherine II, qui, bien sûr, n'était pas non plus intéressée par l'autodestruction de la classe dirigeante à la suite de duels. En 1787, elle a d’ailleurs publié son Manifeste sur les duels, selon lequel les participants à des duels sans effusion de sang (y compris les médecins et les seconds) se voyaient infliger une amende, tandis que le délinquant (l'instigateur du duel) était condamné à l'exil en Sibérie.

À la fin du XIXe siècle, cependant, le duel était assez courant en Russie et des codes de duel officiellement publiés. Qui plus est, le duel sanglant lui-même est devenu une sorte de spectacle exotique avec public et photographes.

Vous pouvez en apprendre davantage sur l'histoire du duel en Russie en visitant l'exposition « Le duel. De Jugement de Dieu à crime noble », qui sera inaugurée au Kremlin de Moscou le 13 mai 2022. L'exposition présentera plus de 140 pièces uniques, dont beaucoup seront dévoilées pour la première fois.

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