Pourquoi les personnes handicapées étaient-elles persécutées en URSS?

Histoire
GUEORGUI MANAÏEV
Ceux d'entre nous qui ont grandi en URSS ne se souviennent pas d'avoir vu dans les villes soviétiques des rampes pour fauteuils roulants ou des toilettes spéciales conçues pour les handicapés. Ces personnes étaient effectivement condamnées au mieux à une «assignation à résidence» et au pire à un travail mal rémunéré dans des conditions épouvantables.

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Rien qu'au cours de la Seconde Guerre mondiale, 4 millions de citoyens soviétiques ont été démobilisés en raison de blessures et de maladies, dont environ 2,5 millions de vétérans de guerre handicapés, parmi lesquels environ 500 000 avaient perdu un membre. L'État soviétique s'est-il alors engagé dans la réadaptation et la socialisation de ces personnes ayant vu leur santé et leurs capacités minées en défendant la patrie ? Sur le papier, oui. Dans la réalité, la situation des personnes handicapées en URSS n'était pas très différente de celle des malades mentaux ou des prisonniers.

« On les condamnait à l’exécution, c'est tout »

Avant la révolution, les soins aux infirmes dans l'Empire russe étaient pris en charge par une structure d'État spéciale appelée Département des institutions de l'impératrice Maria, créée par l'épouse de l'empereur Paul Ier, Maria Fiodorovna. Après la mort de l'impératrice en 1828, le département a été intégré à la chancellerie des empereurs et donc placé sous leur supervision personnelle. Les Institutions de l'impératrice Maria géraient toutes les œuvres de charité et une grande partie de l'éducation de la noblesse dans l'Empire, les orphelinats, les soins aux sourds et aux aveugles, les écoles de charité et les collèges professionnels. Le système était principalement financé par le trésor public et acceptait également les dons privés.

Avec l'arrivée au pouvoir des bolcheviks, la charité est cependant entièrement devenue la prérogative de l'État plutôt que des individus. Dans la résolution du Conseil des commissaires du peuple du 30 avril 1918, « la charité et l'aumône » ont été déclarées « une relique de l'ancien temps » – selon le plan de Lénine, l'État soviétique n'était pas censé accepter les dons des riches, mais fournir une assistance sociale régulière aux personnes de tous niveaux de revenus qui en avaient besoin. Le commissariat du peuple (ministère) à la Sécurité sociale a été créé à cette fin. Cependant, dans les années 1920 et 1930, seuls les invalides de l'Armée rouge, les anciens gardes rouges et les partisans rouges ont reçu une aide réelle. Les invalides « ordinaires » devaient quant à eux faire face à des difficultés dans les mêmes conditions que le reste des citoyens soviétiques.

La Russie soviétique d'après la guerre civile était pleine d'éléments désocialisés, de sans-abri, de personnes qui avaient perdu leurs proches et leur toit. Comme l'écrit Dmitri Sokolov dans son article « Rayés de la vie : le sort des handicapés en URSS », « beaucoup de ces personnes ont été victimes des mesures de "nettoyage" urbain lorsque les autorités saisissait des gens dans les rues de Moscou, Leningrad, Kharkov, Sotchi et les envoyaient se réinstaller dans des colonies spéciales, dans des zones inadaptées à la vie ». Créée de toutes pièces, la police soviétique, peu professionnelle, préférait se contenter de prendre dans la rue les individus sans papiers, en suivant un plan établi. Rien qu'au printemps 1933, environ 39 000 personnes ont été déportées en Sibérie occidentale, parmi lesquelles, selon le secteur opérationnel de l'OGPU d'Omsk, « une proportion considérable d’handicapés, de vieillards, et de femmes avec de jeunes enfants ». Les invalides travaillaient dans les mines, vivaient avec les autres colons dans des tentes et des baraquements au beau milieu des marécages sibériens.

Dans les capitales, l'attitude à l'égard des handicapés est en outre parfaitement décrite par la phrase de l'un des commandants de la « Grande Terreur », Leonid Zakovski. En 1938, il a été transféré de Leningrad pour diriger le département du NKVD de Moscou. À cette époque, dans les prisons moscovites, de nombreux prisonniers handicapés s'entassaient en attendant d'être envoyés dans des camps. « À Leningrad, on les condamnaient simplement à l'exécution, et c'est tout. Pourquoi s'embêter avec eux dans les camps ? », a-t-il raisonné.

En 1937, c'est avec la participation de Zakovski que l'« affaire des sourds et muets » a vu le jour à Leningrad – 34 malentendants ont été fusillés, accusés d’avoir formé une organisation fasciste. En février 1938, à Moscou, environ 170 handicapés, aveugles, tuberculeux et malades cardiaques ont également été mis à mort sur décision de Zakovski afin de libérer de la place dans les prisons pour de nouveaux détenus. Le pire, c'est que l'incapacité des personnes handicapées et gravement malades était souvent considérée comme leur « faute » devant le régime, qui ne voulait pas payer pour leur réhabilitation.

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« On m'a accordé de l'aide au bureau d'aide sociale »

Dans les rues de l'URSS d'après-guerre, on pouvait souvent voir des personnes handicapées sur des « chariots ». Il s'agissait de simples planches sur quatre roues. Des invalides sans jambes les chevauchaient, poussant sur la route à l'aide de bouts de bois munis de poignées et enveloppés de chiffons pour mieux adhérer à la chaussée. Il était hors de question de fournir des fauteuils roulants à tous ceux qui en avaient besoin. D’ailleurs, la production de fauteuils roulants confortables n'a en réalité jamais été établie en URSS. Valeri Fefiolov, un ouvrier de production handicapé et l'un des principaux défenseurs des droits des personnes invalides en URSS, a rappelé dans une interview accordée au journal allemand Korrespondent : « Les fauteuils roulants soviétiques sont lourds, leur poids atteint presque 40kg, ils sont encombrants et peu confortables à utiliser. Ils ne se replient pas, et ne peuvent donc pas être emportés en voiture. Ils ne rentrent pas dans l'ascenseur, les portes sont étroites pour eux, et les quelques marches obligatoires, ou même les escaliers dans l'entrée de chaque immeuble sont un obstacle insurmontable ».

Les normes du logement soviétique n'envisageaient pas non plus la vie d'une personne en fauteuil roulant – il n'y avait pas de rampes dans les entrées, les rues, les cliniques et autres institutions publiques, et le voyage d'une personne handicapée vers une autre ville en train nécessitait l'assistance physique de plusieurs adultes. La lutte des personnes handicapées pour leurs droits sociaux était à ce propos compliquée par leur incapacité fondamentale à se rendre dans les institutions d’aide sociale.

Dans les années 1950, le gouvernement a commencé à se « débarrasser » des handicapés de la Seconde Guerre mondiale, en les transférant dans des sanatoriums spécialisés, dont le plus célèbre était situé sur l'île de Valaam (sur le lac Ladoga, dans le nord-ouest du pays). Bien entendu, de nombreux invalides se sont retrouvés sans famille après la guerre, et les sanatoriums et les institutions spécialisées étaient souvent le seul endroit où ils pouvaient obtenir au moins un peu d'aide et un abri. Ceux qui sont restés avec leur famille étaient condamnés à demeurer en permanence dans leur appartement.

L'accès aux équipements facilitant la vie quotidienne, tels que les prothèses simples et mécanisées, les fauteuils roulants et les voitures adaptées, était extrêmement difficile pour les personnes handicapées. Les mêmes fauteuils roulants, de qualité extrêmement médiocre, étaient fournis gratuitement pour 5 ans, mais il fallait attendre des mois, voire des années, pour en bénéficier. Les aides ménagères et les prothèses mécanisées n'étaient tout simplement pas disponibles en URSS, et il était interdit de les acheter à l'étranger dans les conditions de la guerre froide.

Les personnes handicapées recevaient des pensions qui étaient toujours inférieures aux salaires moyens et ne leur permettaient pas de vivre de manière indépendante. Valeri Fefiolov souligne que même dans les années 1980, la pension maximale pour le 1er groupe d'invalidité, le plus élevé, était de 120 roubles par mois, tandis que le salaire moyen était de 170 roubles et le coût d'un manteau pour homme de 150-200 roubles. Que dire alors des enfants handicapés, dont les allocations ne dépassaient pas à l'époque 20 à 30 roubles par mois ? « On m'a accordé de l'aide au bureau d'aide sociale – ils m'ont envoyé un sac de biscottes. Maintenant, je dois me casser la tête : où puis-je trouver une prothèse de mâchoire ? », plaisantaient sinistrement des citoyens soviétiques.

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« Les foyers pour invalides ne sont pas sous la juridiction du tribunal »

Dans ces conditions, un grand nombre d’handicapés étaient placés de force dans des « foyers pour invalides » gérés par les organismes de protection sociale. Les citoyens, devenus pupilles de ces organes, étaient dans les faits écartés du système juridique. Valeri Fefiolov, qui avait perdu la mobilité de ses membres inférieurs à la suite d'une fracture de la colonne vertébrale, est devenu un combattant pour leurs droits. À l'âge de 17 ans, alors électricien et monteur, il était tombé d'une ligne électrique par la faute de collègues qui n'avaient pas su la mettre hors tension à temps.

Ne voulant pas accepter la situation des handicapés, exempts de droits, en URSS, Fefiolov a commencé à frapper aux portes des agences gouvernementales et à entretenir une correspondance avec d'autres personnes handicapées. Dans son livre Il n’y pas d’handicapés en URSS !, publié en Allemagne en 1986, il décrit les conditions dans lesquelles les personnes invalides vivaient dans des institutions spécialisées.

« L’instruction sur l'ordre interne des foyers pour handicapés » leur interdisait d'avoir des enfants. Si un enfant naissait, il était enlevé de force à sa mère et placé sous la garde de l'État. Par conséquent, lorsque des personnes handicapées de sexes opposées devenaient trop proches, elles étaient généralement séparées à des étages différents ou dans des bâtiments différents. La même « instruction » prévoyait le placement des personnes handicapées en bonne santé mentale avec des malades mentaux.

« Les soins sont mauvais, il fait aussi froid que dans une cave, a rapporté à Fefiolov l'un de ses correspondants. On nous nourrit mal. S'ils donnent du hareng, il pue, s'ils donnent des œufs, ils sont pourris, la kacha est salée et sans beurre – une telle nourriture donne la nausée. Les handicapés se pendent, se noient... la rivière est proche ». Ne pouvaient-ils pas simplement quitter un tel endroit ? Pour les invalides souffrant de problèmes de mobilité, cela était souvent physiquement impossible, et ceux qui pouvaient marcher seuls ne disposaient tout simplement pas de chaussures ni de vêtements d'extérieur.

L'anarchie qui régnait dans les foyers pour handicapés ne pouvait par ailleurs être contestée devant les tribunaux soviétiques – lorsque Fefiolov a fait appel par écrit au tribunal populaire de la région de Saratov pour dénoncer le passage à tabac, dans un foyer local pour handicapés, de son ami correspondant Guennadi Gouskov, il a reçu la réponse suivante : « Les foyers pour handicapés sont du ressort du ministère de la Sécurité sociale et non sous la juridiction du tribunal ». Dans le même temps, le ministère en question était dirigé de manière totalement autoritaire – il suffit de noter, par exemple, que durant 21 ans, de 1967 à 1988, à sa tête a siégé de manière inamovible une même personne, Domna Komarova.

En fin de compte, l'État a appris à s'enrichir sans vergogne sur le dos des handicapés, et ce, en dépit de son slogan principal « De chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail », qui était inscrit dans les constitutions de l'URSS de 1936 et 1977. Les personnes handicapées fermaient des paquets et des enveloppes, assemblaient des colliers, des verrous, des charnières de portes et de fenêtres, des interrupteurs électriques, tressaient des sacs à provisions et des couronnes mortuaires, tricotaient des vêtements en laine... Tout cela était ensuite vendu par l'État.

Fefiolov fournit quelques statistiques approximatives datant des années 1980 : « Dans la seule République socialiste fédérative soviétique de Russie, 58 000 personnes handicapées aveugles sont employées dans 200 entreprises de formation et de production créées spécialement. Ces entreprises génèrent en moyenne une production d’une valeur de 540 millions de roubles par an. Ainsi, chaque membre de cette société fabrique pour de près de 10 000 roubles par an. Comparez cela avec le montant de la pension d'invalidité, dont le droit d’obtention devait en outre être régulièrement confirmé auprès des organismes de sécurité sociale. La rémunération du travail de l'invalide était misérable, par exemple : "L'opération consistant à attacher (manuellement) un ardillon métallique à une boucle de chaussure est payée au taux de 47,3 kopecks pour 1 000 pièces ».

« Il n'y a pas d’handicapés en URSS ! »

En ce qui concerne la réhabilitation sportive des handicapés, elle était totalement absente en URSS. Fefiolov écrit que lorsque les organisateurs des jeux paralympiques de Stoke-Mandeville en Grande-Bretagne ont demandé si les invalides soviétiques pouvaient participer à ces compétitions internationales, le gouvernement soviétique a répondu : « Il n'y a pas d' handicapés en URSS ! ». La même réponse a été reçue par les organisateurs des Jeux olympiques pour handicapés de Toronto en 1976. « Pouvez-vous imaginer – des personnes handicapées et du sport ?! Organiser une course de personnes handicapées en fauteuil roulant ou leur faire lancer des balles est inhumain pour les invalides et les spectateurs », cite Fefiolov le colonel du KGB Vladimir Chibaïev. Les mots « Il n'y a pas d'handicapés en URSS ! » sont devenus le titre de livre de Fefiolov, qui a été contraint de quitter l'URSS en 1982 en raison des persécutions du KGB.

En 1976, le Groupe Helsinki de Moscou a diffusé un document intitulé « De la situation des handicapés », qui tentait d'attirer l'attention du public mondial et soviétique sur cette situation révoltante : « les handicapés sont dans les faits privés du droit à un travail décent, à l'éducation, aux loisirs, à une bonne alimentation, aux traitements médicaux, à une vie privée normale, à l'entraînement physique et aux sports ». Cela n'a cependant fait qu'attirer l'attention des autorités sur les dissidents parmi les invalides. Puis, en 1978, Fefiolov et l’un de ses disciples ont créé le Groupe d'initiative pour la protection des droits des personnes handicapées en URSS et ont commencé à publier un bulletin d'information. Le groupe a exigé l'indexation des pensions d'invalidité, la production d’assistants mécaniques et de fauteuils roulants confortables, l’aménagement d’un environnement urbain inclusif et la réforme du système de sécurité sociale pour les personnes handicapées.

Les tentatives du groupe d'entrer en contact avec les organisations internationales de personnes handicapées ont entraîné une avalanche de lettres et d'invitations, qui ont commencé à arriver de l'étranger. Cela a conduit à la persécution de Fefiolov et de ses partisans. Leurs appartements ont fait l’objet de fouilles, tandis que les membres de leur famille ont été convoqués au KGB et persuadés de raisonner les militants. Elena Sannikova, membre du mouvement, a été condamnée à un an de prison et à quatre ans d'exil en 1984, tandis que Fefiolov a été expulsé vers l'Allemagne, où lui et sa famille ont obtenu l'asile politique en 1983.

L'équipe soviétique n'a participé aux Jeux paralympiques pour la première fois qu’en 1988. Elle s'est alors classée 12e (21 or, 19 argent et 15 bronze) au classement général des médailles, avec 55 récompenses. Et bien qu'aujourd'hui de nombreux problèmes des handicapés russes attendent encore d'être résolus, et que d'autres institutions d'aide sociale rappellent encore trop l'époque soviétique, la lutte des invalides soviétiques n'a pas été vaine. En 2006, l'équipe nationale russe a dominé le classement général des Jeux paralympiques d'hiver. Valeri Fefiolov a eu le temps d'assister à cette victoire – il est décédé en 2008.

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