Comment le téléphone est-il apparu en Russie?

Histoire
GUEORGUI MANAÏEV
Où a eu lieu le premier appel interurbain en Russie? Pourquoi certains avaient-ils peur des téléphones? Et pourquoi seules des femmes nobles exploitaient-elles les premiers standards téléphoniques russes?

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En 1901, Nikolaï Bougrov, un commerçant russe prospère du XIXe siècle, a fait installer un téléphone dans son bureau de Nijni Novgorod. L’écrivain Maxime Gorki a rappelé que Bougrov lui avait dit avec admiration : « J’ai demandé aux scientifiques : "Qu'est-ce que cela signifie – l’électricité ?" ; "C’est de l’énergie, mais son origine est inconnue", ont-ils répondu. Des scientifiques ! Que doit penser un moujik après cela ? Ces téléphones et tout ça… J'ai un ouvrier, c'est un gars instruit, mais jusqu’à présent, avant de décrocher le téléphone, il fait un signe de croix et après avoir parlé, il se lave toujours les mains avec du savon ! ».

Il n'est pas étonnant que les paysans russes aient perçu avec une certaine crainte les nouveautés techniques. Le premier appel téléphonique a été effectué en Russie en 1879 - trois ans seulement après qu'Alexander Graham Bell eut breveté son invention. Et les premières compagnies de téléphone sont apparues dans le pays en 1882. À titre de comparaison, en 1882-1886, seulement 16,2% de la population masculine de Russie était alphabétisée (pour 2,6% des femmes). Profondément religieux et superstitieux, les paysans russes ont immédiatement attribué au téléphone quelque chose de diabolique. Quoi qu’il en soit, les paysans ont été les derniers à en bénéficier. Les premières lignes téléphoniques ont avant tout été utilisées par la classe supérieure de la société.

Quand Bell a « sonné » chez les riches de Russie

Les premières lignes téléphoniques de Russie ont été posées par des étrangers. En 1881, la société britannique Alexander Bell a acheté (par l’intermédiaire d’un prête-nom) un contrat de concession de 20 ans pour construire des lignes téléphoniques à Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa, Varsovie et Riga. Le premier standard téléphonique russe a été installé en 1882 à Saint-Pétersbourg sur Nevski Prospekt, au N°26 - un bâtiment de 5 étages, assez haut pour accueillir des poteaux téléphoniques sur son toit, car les premières lignes téléphoniques étaient posées de la manière la moins chère et la plus rapide – directement sur les toits. De même, le premier standard téléphonique de Moscou était situé dans la maison Popov, au N°12 rue Kouznetski Most - la rue la plus chic du Moscou du XIXe siècle, regorgeant de boutiques et d'appartements hors de prix.

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Les 26 premiers abonnés de Moscou étaient très riches. Les frais annuels facturés par la société Bell pour l’installation et l’entretien d’un téléphone s’élevaient à 250 roubles - une somme faramineuse. À l'époque, 85 roubles permettaient d’acheter le manteau de fourrure le plus cher des boutiques chics de Kouznetski Most et pour 100 roubles, on pouvait s'offrir une izba paysanne très confortable. Ainsi, les premiers utilisateurs dans les deux capitales russes étaient des hommes d'affaires, des compagnies d'assurance, des conseils d'administration des chemins de fer, etc. À la fin de l’année 1882, il y avait 246 abonnés à Saint-Pétersbourg.

Le premier appel de Russie n'a cependant pas été passé par un individu ou une entreprise richissime. Cela s'est produit beaucoup plus tôt, en 1879 ; un appel d'essai a été effectué de Saint-Pétersbourg à la gare de Malaïa Vichera, à plus de 150 km de la capitale d’alors. La connexion était naturellement exécrable - en raison de la distance, seuls les sifflets des locomotives à vapeur de la gare pouvaient être entendus, mais une voix humaine était indéchiffrable « comme si elle venait du sous-sol ». La deuxième expérience a été beaucoup plus concluante - un appel de Saint-Pétersbourg à la gare de Liouban, située à 76 km, a été entendu assez clairement : « Comme deux personnes dans des pièces adjacentes, séparées par une mince cloison et parlant d'une voix ordinaire ».

Le premier équipement téléphonique était très lourd – il pesait environ 8 kg. Pour parler, il fallait se pencher sur le tableau de commande de l’appareil et pour écouter - porter le récepteur à l’oreille. Donc, si une personne parlait, l'autre devait se taire. Au début, c'était assez déroutant ! Il y avait même une « règle » : « N'écoutez pas avec votre bouche, ne parlez pas avec votre oreille ! ». Cependant, bientôt, des téléphones plus pratiques fabriqués par un certain M. Ericsson, originaire de Suède, sont apparus en Russie. Ces appareils, qui avaient un émetteur-récepteur à deux extrémités, nous sont vaguement familiers – ces modèles ont commencé à prédominer partout, sauf dans les cinq principales villes contrôlées par la société Bell.

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Standards téléphoniques exploités par des femmes nobles

Les premiers téléphones n'avaient pas de cadran – il suffisait de prendre le récepteur, de faire tourner la poignée (générateur électrique) pour créer un courant alternatif, et le signal se dirigeait ensuite au standard téléphonique, où une opératrice prenait l'appel, prête à le transmettre. Les premiers standards téléphoniques étaient gérés manuellement par des « dames du téléphone », ou barychnias, comme on les appelait en russe, ce qui signifie une femme noble non mariée.

Les critères pour les « dames du téléphone » à la fin du XIXe siècle en Russie étaient les suivantes : 18-25 ans, pas moins de 1,65 m et une bonne éducation. Compte tenu du fait qu’il était difficile pour une femme d’obtenir une éducation en Russie à l'époque, à l'exception de la classe noble, la plupart des « dames du téléphone » étaient de jeunes nobles issues de familles pauvres, diplômées de certains instituts des nobles demoiselles (il y avait quatre instituts de ce type à Moscou et 10 à Saint-Pétersbourg). Elles étaient polies, patientes, et connaissaient les langues étrangères (ce qui était très important, car à une grande partie des premiers utilisateurs de téléphone en Russie étaient des étrangers).

L'opératrice recevait l'appel, demandait à l'utilisateur le numéro dont il avait besoin et passait l'appel manuellement en connectant les prises du standard situé devant elle avec des fils. Le travail exigeait une profonde concentration et était éprouvant pour les nerfs - les clients étaient souvent en colère contre l'opérateur en raison de la mauvaise connexion. Cependant, le travail était très bien payé - 30 à 40 roubles par mois. Mais les horaires étaient éreintants : il fallait transmettre environ 200 appels par heure en moyenne, les journées de travail duraient de 7 à 8 heures (y compris de nuit), avec seulement un jour de repos par semaine et des vacances possibles seulement après 2 ans ! « Les crises de nerfs forçaient souvent les pauvres femmes à abandonner leur emploi après un mois et demi, même après avoir durement lutté pour obtenir un poste vacant », écrivait le magazine Electricité de Saint-Pétersbourg en 1891.

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Lev Ouspenski a écrit dans ses Notes d’un vieux citoyen de Saint-Pétersbourg : « Vous pouviez demander à une barychnia de passer l’appel dès que possible. Vous pouviez la gronder pour une mauvaise connexion. Vous pouviez avoir une conversation à cœur ouvert avec elle, même un flirt aux heures tardives, quand il y avait peu de connexions. On disait que l’une d’elles avait tellement captivé un millionnaire ou un grand-duc avec sa douce voix qu’elle avait fini par subvenir à ses besoins pour la vie… ».

Ericsson prend le relais

En 1900, la concession de Bell touchait à sa fin. Son entreprise avait connecté 3 800 clients à Saint-Pétersbourg et 2 900 à Moscou, mais, en 1900, les droits ont été achetés par Lars Ericsson. Il ne facturait que 63 roubles pour l'installation d'un téléphone et a rapidement pris le contrôle du marché avec ses téléphones pratiques et légers. En 1910, il y avait déjà 155 000 abonnés dans le pays et de nouvelles lignes téléphoniques longue distance étaient constamment construites.

La brillante idée d’Ericsson, qui a fait sa fortune en Russie, était de produire de petits standards portables. À l'époque, de nombreuses autorités locales en Russie voulaient installer des postes téléphoniques pour relier les villages aux centres régionaux, et Ericsson a commencé à produire des standards plus petits et moins chers pour répondre à ce besoin. Les écoles, les hôpitaux, les cabinets vétérinaires, les médecins, les agronomes, les commissariats de police et, bien sûr, la riche élite des régions ont été les premiers clients.

L’empereur Nicolas II n’était pas un fervent utilisateur du téléphone, et ce malgré l’installation d’un appareil au Kremlin en 1903 et la présence d’un téléphone dans la chambre du voiturier du palais de l’empereur à Tsarskoïe Selo. En revanche, son épouse Alexandra Fiodorovna avait installé trois appareils - deux dans ses chambres et un dans les appartements des enfants.

Le nombre d'utilisateurs augmentait constamment. En 1913, on dénombrait déjà 244 118 abonnés en Russie. Il y avait 1 212 standards téléphoniques et environ 44,6 millions de personnes connectées. À la fin de l’année 1916, il y avait 3,7 téléphones pour 100 habitants à Moscou - plus qu'à Hambourg, par exemple. Mais tout fonctionnait encore manuellement.

Le premier standard téléphonique automatique a été installé en 1924 – après l’arrivée des bolcheviks au pouvoir – au Kremlin de Moscou. Quant au premier standard téléphonique automatique « de masse », il a vu le jour non pas à Moscou, mais à Rostov-sur-le-Don (sud), en 1929. En 1927, le réseau téléphonique de Rostov comptait plus de 3 500 clients et était très difficile à gérer pour les opérateurs. Le nouveau standard, inauguré le 3 août 1929, exploitait 6 000 numéros - il a été construit en utilisant de l’équipement créé à Leningrad (ancien Saint-Pétersbourg) sous la supervision des ingénieurs d’Ericsson. Cependant, les lignes et les standard d’Ericsson ont été nationalisés par le gouvernement soviétique en 1917 (Ericsson n’a pas été indemnisé) et l’entreprise a été elle aussi nationalisée – sur une base commerciale, cette fois.

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