Où les étrangers et les Soviétiques buvaient-ils de l’alcool en URSS?

Histoire
VICTORIA RYABIKOVA
Toute soirée dans un pub pouvait se terminer par une bagarre avec un criminel, des dissidents étaient suivis par le KGB dans les bars à cocktails, et des voleurs et des prostituées se retrouvaient parfois dans des établissements hors de prix pour étrangers. En résumé, les citoyens soviétiques savaient s'amuser!

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Bars pour étrangers avec voleurs et prostituées

Colonnes en marbre, plafonds en stuc sculptés, vitraux et élégants fauteuils en cuir : voilà à quoi ressemblait l'un des premiers bars soviétiques, situé dans le Grand hôtel Europe de Saint-Pétersbourg.

« L'hôtel avait un petit coin détente, la mezzanine, où il y avait un piano - il était destiné au repos des clients. Un buffet sculpté de l'ancien bureau de chasse de Nicolas II avait été réutilisé : la partie inférieure servait de comptoir de bar tandis que les boissons étaient placées sur la partie supérieure », se souvient Alexandre Koudriavtsev, l'un des premiers barmans d'URSS.

Des bars similaires dans des hôtels onéreux, tels que le Moscou, le Berlin et le Métropol, ont commencé à ouvrir en 1965 pour attirer les étrangers désireux de visiter le pays du socialisme victorieux.

« Le premier jour après l’ouverture du bar, un Suédois se présente - mon premier client - et commande de la "Vodka Tini". À l’époque, en Europe, il était d'usage de raccourcir les noms des cocktails. Et au lieu de "Vodka - Martini", ils disaient "Vodka Tini", raconte Alexandre Koudriavtsev. Bien sûr, je connaissais le Martini. Le Suédois a vu que j’étais un peu gêné et a dit : "Vous savez, avant, j’adorais le Martini sec, mais maintenant je suis passé à la vodka." Et j'ai tout de suite compris qu'il fallait mélanger la vodka et le Martini. Alors j'ai reçu mon premier pourboire - mon premier dollar, je l'ai accroché au mur » .

Les bars ont commencé à être appelés « bars à devises », car les clients y payaient en monnaies étrangères. Selon Alexandre Koudriavtsev, les clients étrangers, même dans le bar, étaient surveillés de près par des officiers du KGB, avec lesquels les barmans ordinaires devaient « coopérer ».

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« Un étranger est assis dans le bar - si je voyais que mon client était sur le point de partir, je devais faire un clin d'œil à un employé du KGB en civil qui se tenait à l'entrée du bar », raconte Alexandre Koudriavtsev.

Les citoyens ordinaires n’étaient pas autorisés à entrer dans ces établissements et même les diplomates se voyaient conseiller de ne pas s'y rendre - une équipe de police surveillait strictement l'entrée. Cependant, des prostituées soviétiques se retrouvaient « accidentellement » dans le bar, selon Alexandre Koudriavtsev, les étrangers repartant souvent avec elles. Après le « travail », les filles étaient détenues par les forces de l'ordre et subissaient des entretiens avec la police.

Souvent, les employés de l'hôtel achetaient eux-mêmes secrètement des choses importées à des étrangers, mais cela se passait à l'extérieur du bar. Des vols ont également eu lieu dans des bars à devises, a déclaré au journal Kommersant une employée d'Intourist, l'une des premières agences de voyage soviétiques fondées en 1929.

« Il y a eu un cas avec des touristes, des étudiants d'une école de renseignement d'Allemagne, venus étudier le russe. Ils avaient constamment des problèmes – ils se faisaient voler leurs portefeuilles, leurs cartes d'identité étaient volées ou confisquées, [...] le premier vol s'est produit dans un bar à devises de Kiev », a rappelé cette employée souhaitant garder l'anonymat.

Cependant, selon elle, à leur arrivée à Moscou, l'argent a été restitué aux touristes : c’était une façon de prouver ainsi à quel point la police soviétique faisait bien son travail.

Bars pour Soviétiques avec alcool et stiliaguis

Un haut lieu de l'intelligentsia soviétique était le Cocktail Hall, qui a ouvert ses portes dans les années 1940. L'intérieur était vraiment sophistiqué - un escalier en colimaçon, des colonnes et des lustres coûteux. Seules des femmes travaillaient au bar - elles préparaient du punch, du café avec de la liqueur, des cocktails et des boissons alcoolisées avec des fruits.

« Vous vous asseyiez devant le comptoir sur une table haute, ronde et tournante et sirotiez du punch aux cerises avec une paille - un croisement entre de l'eau fruitée et un vin doux léger, mais beaucoup plus savoureux que l'un ou l'autre. Votre tête tournait peut-être un peu, mais vous ne ressentiez pas d'ivresse », a rappelé Alexandre Pouzikov, rédacteur en chef de la maison d'édition Khoudojestvennaïa Literatoura.

Parmi les clients figuraient des diplomates, des écrivains, des stiliaguis (genre de zazous version soviétique), des officiers démissionnaires et même des soldats de première ligne : mais tout le monde devait porter une cravate, c'était un élément obligatoire du code vestimentaire. Pour se rendre au bar, beaucoup mettaient des cravates colorées amusantes, et certains s’attachaient même des chaussettes avec des élastiques autour du cou, écritRossiyskaya Gazeta.

Cependant, certains estimaient que le Cocktail Hall avait été créé pour traquer les espions et les dissidents antisoviétiques.

« À l'époque de Staline, le Cocktail Hall servait à traquer tous les gens qui s'intéressaient à l'Occident, avant de les éliminer ailleurs. Lorsque les rafles ont commencé directement sur place - après la mort de Staline - ce principe a été violé et tout le monde a immédiatement arrêté d'y aller », a déclaré le jazzman Alexeï Kozlov.

Le restaurant Praga dans le centre de Moscou était luxueux, car il était possible d’y boire de la vraie bière tchèque, et les amateurs d’alcools forts se voyaient servir vodka, cognac et champagne, ainsi que des portos et des vins ordinaires, écrit le quotidienVetchernaïa Moskva en référence à l'expert de Moscou Ilya Kouznetsov. Le restaurant des années 1930 Aragvi était également populaire - il était célèbre pour ses vins géorgiens et les rumeurs sur une salle secrète, où des beautés de la capitale étaient emmenées pour répondre aux besoins des membres du Comité central du PCUS - il existait aussi des rumeurs selon lesquelles de belles femmes disparaissaient sans laisser de trace…

On allait aussi danser dans le bar Lira, sur la place Pouchkine, où il y avait de la musique live. Et après avoir réalisé une tournée de plusieurs établissements, on allait au café Chokoladnitsa dans le parc Gorki de Moscou - les femmes aimaient particulièrement y boire de la liqueur d'abricot et du porto 72.

Criminels et bagarres

Un Soviétique ordinaire pouvait prendre un verre dans une rioumotchnaïa (un snack-bar avec des boissons alcoolisées fortes, ndlr) : beaucoup d’établissements de ce type ont vu le jour à Saint-Pétersbourg après la Seconde Guerre mondiale.

« Au coin des rues Maïakovskaïa et Nekrassov, il y avait une rioumotchnaïa terrible, pleine d'invalides sans jambes. Il en émanait une atmosphère de puanteur, de malheur, il y avait des cris, des bagarres. Il semble que les gens y étaient incités à boire, tous ces invalides, ces anciens officiers, soldats et sergents », a rappelé l'écrivain Valery Popov.

À  l'orée des années 1970, des bars à bière où tout le monde pouvait boire ont commencé à ouvrir leurs portes en URSS, l'un des principaux était le Yama. Selon le créateur de mode Yegor Zaïtsev, l’endroit attirait des criminels, des poètes, des musiciens et des étudiants ordinaires. Il n'y avait pas de chaises, tout le monde se tenait debout, mais des files d'attente se formaient toujours devant le bar.

« On buvait de la bière, on grignotait des crevettes, on discutait d'un tas de sujets différents, y compris des sujets musicaux. Il y avait une sorte de romantisme là-dedans : des gens tatoués, d'anciens athlètes, des artistes alcooliques ! La saleté disparaissait, mais la sagesse populaire et les biographies difficiles que l’on percevait à travers les tatouages ​​ restaient dans la mémoire », se souvient Zaïtsev.

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Le bar à bière Jigouli était également populaire : on y buvait de la bière soviétique Jigoulevskoïe et des crevettes bouillies y étaient servies en accompagnement. C’est presque devenu l’étalon du bar à bière soviétique, puis russe - en 2012, le président russe Vladimir Poutine s'y est même rendu.

Il y avait aussi des kiosques à bière ordinaires disséminés dans toute l'URSS - comme pour de nombreux autres produits, il y avait des files d'attente pour la bière, certains cherchant même à « griller » la file, explique Mark Gotlib, rédacteur en chef adjoint du journal Novaïa Sibir’.

« Près de chaque stand de bière, plusieurs personnes étaient accroupies en sirotant de la bière dans une canette de trois litres ; les gens normaux essaient généralement de ne pas croiser leur regard. Pour gagner du temps et épargner ses nerfs, il fallait aller directement vers eux et dire la phrase clé : "Les gars, j'aimerais de la bière". Le coût de leur aide pour l'achat était d'un rouble (pour cette somme, on pouvait aller au cinéma 10 fois ou acheter cinq miches de pain). Tels des brise-glaces, ces types se frayaient un chemin jusqu'à la fenêtre, et en quelques minutes, votre bidon était plein. Souvent, les gens dans la file protestaient contre de tels fraudeurs, et parfois cela se terminait en bagarre », se souvient Gotlib.

La boisson tant convoitée était versée dans des bocaux en verre de trois litres et même des jerricanes de 10 litres, certains buvant de la bière directement depuis des sacs en plastique, après y avoir déjà fait un trou.

Enfin, certains bars avaient des distributeurs automatiques de bière - ils étaient communément appelés « saouleurs automatiques ». Le principe était simple : il fallait acheter un jeton, le mettre dans la machine, tourner le levier et attendre que votre récipient soit rempli de bière à ras-bord. Cependant, les gens rusaient pour obtenir gratuitement le précieux breuvage, explique Evgueni Piatounine, un historien de Kirov (à 955 km de Moscou).

« Un trou était percé dans le jeton, un fil de pêche y était attaché, tout cela était savonné. Dans la fente de la machine, on réalisait diverses manipulations, en poussant d'avant en arrière. En général, la bière coulait comme une rivière, jusqu'à ce qu'un serveur sorte avec des collations et disperse les amateurs de plaisirs gratuits en confisquant l’instrument de la triche », a écrit Evgueni Piatounine dans son livre Traité de la bière.

La bière était-elle considérée comme une boisson sans alcool en Russie avant 2011? Nous vous invitons à trouver la réponse en suivant le lien.