Comment la Russie a jadis été le plus grand exportateur mondial de chanvre

Histoire
GUEORGUI MANAÏEV
Pendant des siècles, la puissance navale de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas était basée sur cette exportation russe clé - tout le gréement était fait à base de chanvre importé de Russie, où cette plante était largement utilisée... mais pas à des fins récréatives.

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Avant le XXe siècle, la Russie était essentiellement un pays agricole et la grande majorité de ses exportations étaient constituées de matières premières. Le chanvre, une plante du genre cannabis sativa, était l’un des principaux biens d’exportation du pays. Les souches cultivées en Russie centrale étaient pauvres en tétrahydrocannabinol, le principal composant psychoactif de la plante, de sorte que les Russes ne le fumaient pas (il n'y a pas de mention d’une utilisation récréative massive), mais l'État s’est grandement enrichi. De plus, la Russie a de fait fourni à son plus grand rival naval, la Grande-Bretagne, du chanvre qui servait à fabriquer des gréements pour la flotte britannique...

Papier et armures, cordes et voiles

Le cannabis sativa est l'une des plantes possédant la croissance la plus rapide de la planète et probablement l'une des premières à avoir été transformées en fibre de l'histoire de l'humanité. Ses utilisations sont très variées. Dans la Chine ancienne, le premier papier était fait avec cette plante ; la première Bible de Johann Gutenberg, la première Constitution américaine et la Déclaration d’indépendance ont toutes été imprimées sur du papier à base de chanvre.

Le chanvre est la matière produite à partir de cannabis sativa L. subsp. sativa, un type de cette plante utilisé à des fins industrielles. Le chanvre, en tant que matériau, est produit en trempant les tiges de la plante dans l'eau. La fibre résultante a des qualités physiques uniques : elle est trop épaisse pour être mangée par des parasites comme les mites et si résistante que les produits qui en sont issus sont exceptionnellement durables. Toile pour vêtements et draps, cordes et harnais pour chevaux, et même armures de chanvre - les guerriers de l’ancienne Russie cousaient des couches de cordes de chanvre sur leurs vêtements afin de se protéger des flèches, des épées et des coups de lance. De plus, le chanvre ne pourrit pas, même dans l'eau de mer salée, ce qui en fait un matériau parfait pour le gréement et les voiles navals.

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Dans la langue russe, il existe l’adjectif poskonny (« посконный »), utilisé pour décrire quelque chose de très ancien, traditionnel, lié aux paysans de l’ancienne Rus’. Mais peu de Russes savent que cet adjectif vient du mot poskon (« посконь »), qui signifie un plant de cannabis mâle. Les plants mâles sont principalement utilisées pour produire du chanvre industriel, car ils  sont plus hauts, plus épais et ne contiennent pas de graines, ce qui complique la production de fibres de chanvre. Alors, pourquoi la Russie traditionnelle était-elle si étroitement liée au chanvre ?

Comment le gréement naval a transformé des ennemis en amis

Le chanvre industriel a été cultivé dans les terres russes dès l'époque préchrétienne, pour la production de vêtements, de filets de pêche et de cordes, plus tard pour la fabrication de harnais pour chevaux et d’armures. Les paysans mangeaient des aliments cuits dans de l'huile de chanvre, car l'huile de tournesol n'était pas largement disponible dans les régions du centre et du nord.

À partir du XVIe siècle, l'État russe a commencé à produire plus de chanvre qu'il n'en avait besoin - des marchés d'exportation sont apparus. Voyons comment cette filière s'est développée et comment la Russie est devenue le premier exportateur mondial de chanvre industriel.

Au XVIe siècle, Richard Chancellor a établi des liens commerciaux entre la Grande-Bretagne avec le tsarat de Russie. Les Britanniques ont commencé à importer du chanvre russe à partir de cette époque ; mais l’apogée de ce commerce a coïncidé avec le règne de Pierre le Grand.

Dans les années 1710, la Grande Guerre du Nord entre la Suède et la coalition unissant la Russie,  la Pologne-Lituanie, le Danemark-Norvège et la Saxe battait son plein. La Grande-Bretagne n’est intervenue qu’en 1717, mais elle s’est en fait rangée du côté de la Russie beaucoup plus tôt – et ce à cause du chanvre.

Les affaires et la guerre ont parfois des logiques différents. Pour alimenter sa puissance navale, la Grande-Bretagne avait besoin de bois, de fer et de chanvre. Avant la guerre du Nord, la Grande-Bretagne achetait principalement du chanvre et du fer à la Suède, mais pendant la guerre, elle n’a pas fourni d’aide aux Suédois contre les Russes. Irrité, Charles XII de Suède a fait grimper les prix du chanvre et du fer.

En 1715, la Grande-Bretagne a commencé à importer du fer de Russie et Pierre a compris qu'il devait également exporter du chanvre. La même année, le tsar russe a émis l’ordre d'augmenter la production de chanvre et en même temps, a offert aux Britanniques des prix inférieurs à ceux de la Suède : alors que les Suédois vendaient une tonne de chanvre pour 22 £, Pierre en demandait 6 £. Et, comme l'ont confirmé les officiers de la marine britannique, le chanvre russe était bien meilleur que le suédois.

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Avec le transport, une tonne de chanvre russe représentait un peu plus de 10 £ pour les marchands anglais ! Et surtout, l'approvisionnement russe en chanvre était sans fin, comparé aux stocks relativement dérisoires de la Suède… En protégeant ses navires marchands qui devaient se rendre sur les côtes russes de la Baltique via les eaux sous contrôle suédois, la Grande-Bretagne a en fait pris le parti de la Russie dans la guerre. En 1715, 200 navires marchands anglais arrivèrent à Saint-Pétersbourg et à Riga, achetant d'énormes quantités de tissu de chanvre et de cordage et fournissant à la Russie l'argent nécessaire pour continuer la guerre.

La Russie, grande exportatrice de chanvre

Finalement, comme nous le savons, la Suède a été vaincue en 1721 et la Russie est devenue un empire. Jusqu'au début du XIXe siècle, la Russie avait un monopole des exportations de chanvre vers la Grande-Bretagne (96% du gréement britannique était fait à base de chanvre russe), alors que politiquement, les deux superpuissances européennes étaient opposées l'une à l'autre dans de nombreuses guerres au XVIIIe siècle.

Plus de 32 000 tonnes de chanvre étaient exportées de Russie chaque année au XVIIIe siècle. Les paysans d'Orel, Kalouga, Koursk, Tchernigov et d'autres régions ont réalisé d’importants bénéfices en cultivant la plante et en produisant des matériaux à base chanvre.

Mais au début du XIXe siècle, la Grande-Bretagne a commencé à importer du coton d'Amérique, et la fibre de jute, dont la production était moins chère, a commencé à être utilisée pour le gréement naval ; les importations de chanvre russe en Grande-Bretagne ont diminué. Pourtant, la Russie a continué d'exporter du chanvre vers plus de dix pays d'Europe. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le chanvre représentait entre 50 et 74% des exportations russes et, à la fin du siècle, la Russie produisait 140 000 tonnes de chanvre - 40% de tout le chanvre produit en Europe.

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Mais au début du XXe siècle, le gréement en jute a remplacé celui en chanvre presque partout, et les bateaux à vapeur, utilisés depuis le milieu du XIXe siècle, ont supplanté les voiliers. Ainsi, la puissance de l'Empire russe en matière de chanvre a pris fin. Aujourd'hui encore, la ville de Dmitrovsk, dans la région d'Orel, porte l'image d'un plant de cannabis sur son emblème, nous rappelant que cette région était au premier rang en matière de production de chanvre dans les temps anciens.

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