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« Tu es ce que tu manges. » Cette phrase d'Hippocrate devenue un aphorisme concernait la santé ; mais dans l'Empire russe des XVIIIe et XIXe siècles, cela signifiait quelque chose de complètement différent. Ce qu'une personne mangeait (au moins en public) déterminait son appartenance sociale. Cependant, si les paysans ne pouvaient tout simplement pas se permettre la « haute cuisine » et les produits étrangers, la classe supérieure devait délibérément exclure un certain nombre d'aliments, de plats et de boissons de leur vie en raison de leur « vulgarité ».
Mihály Zichy. Dîner de gala au Palais à Facettes, 1883
Ermitage/Domaine publicParadoxalement, parmi l'aristocratie russe, cette nourriture « vulgaire » était pendant 150 ans principalement... la cuisine russe. Et ceux qui ne voulaient pas y renoncer étaient considérés comme des excentriques, des avares ou des gens vulgaires (selon le contexte). Ainsi, le célèbre commandant Alexandre Souvorov, à qui son chef personnel apportait des plats de la cuisine russe dans une marmite même lors de dîners officiels, était réputé comme un homme un peu étrange au sein de la cour.
Le mépris pour la cuisine russe est apparu à l'époque de Pierre le Grand, avec la tendance pour tout ce qui est européen - des robes aux poêles. Sous Catherine II, tout noble fortuné qui se respecte devait avoir un chef français en cuisine. Il y a un cas connu où le comte Chouvalov, par habitude, a commandé un plat russe pour le déjeuner - une oie rôtie – ce qui a grandement déçue son chef français. « Comment ! Servir une oie rôtie sur votre table ! Jamais, envoyez-moi plutôt en France au plus vite », s'est-il exclamé.
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Peu à peu, les plats français ont commencé à être dilués avec d'autres cuisines du continent - chaque décennie, l'aristocratie russe découvrait les plats de l'un des pays européens. Même la truite ou la morue étaient apportées à la table des nobles russes de l'étranger. Mais l'étiquette du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle ne permettait toujours pas de servir les plats dits « paysans » lors des déjeuners ou dîners nobles : céréales, kvas, sbiten (boisson chaude à base de miel) et, surtout, chtchi – une soupe à la choucroute (tous les plats à base de chou blanc étaient généralement considérés comme « bas »).
Constantin Korovine. À la table du thé, 1888
Maison-musée PolenovoLe pain de seigle a également été mis sur liste noire, car trop lié à la paysannerie. Les aristocrates mangeaient du « petit pain français » à base de blé blanc.
Les noix et la bière étaient également proscrites. « Ils servent des noix, ils boivent de la bière au théâtre », a écrit en plaisantant le poète Alexandre Pouchkine à propos de ceux que l'on appelait dans la haute société les aristocrates « laquais ». Les noix et la bière à l'époque de Pouchkine étaient les signes d'une personne vulgaire et mal éduquée. De plus, cela ne concernait que les noix sous leur forme entière, non transformées, telles qu'elles sont fraîchement récoltées dans la forêt. Il en était de même pour les graines. Une telle nourriture était considérée comme grossière et digne du bétail. Cependant, si un chef français réduisait ces mêmes noix en miettes et en saupoudrait un dessert, alors les noix étaient considérées comme « réhabilitées ».
Quant à la bière, son usage à cette époque était inacceptable pour les femmes, et pour les hommes la bière locale était considérée comme une boisson plébéienne. Il y avait des raisons à cela : la bière produite dans les environs de Saint-Pétersbourg, en règle générale, était amère et tournait rapidement au vinaigre. Les aristocrates commandaient de la bière pression anglaise, mais ils la buvaient en compagnie d'hommes et certainement pas au théâtre.
Alexandre Vichniakov. Fête paysanne, 1760 - 1770
Musée Russe/Domaine publicIl est intéressant de noter que toutes sortes de plats à base de viande, de poisson, de volaille, qui étaient servis avec une sauce formée à la suite de leur cuisson en ragoût étaient appelés « sauce » au XIXe siècle. Proposer à ses invités de la « sauce » était aussi considérait comme de mauvais goût. Matveï Solntsev, un parent moscovite de Pouchkine, est resté dans les mémoires en ces termes, après avoir invité à dîner des amis, dont le prince Volkonski, en leur servant « une sorte de sauce à la dinde » : « Pompeux et fanfaron, Solntsev était, de plus, très avare ».
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La cuisine russe a commencé à pénétrer dans les couches supérieures après la guerre de 1812 contre la France, lorsque le patriotisme est devenu à la mode. Au lieu de champagne français, dans les salons de la haute société, on a commencé à boire ostensiblement du kvas russe (jusqu'à ce moment-là, une boisson paysanne exclusivement « vulgaire » à base de pain fermenté), et des plats russes ont commencé à apparaître sur les tables - cependant, toujours dans un assortiment très limité.
En fait, même Catherine II avait une passion pour les cornichons (un autre produit vulgaire), raison pour laquelle elle était raillée par les diplomates étrangers. Et tous les nobles ne pouvaient pas s'offrir un chef français ou du moins des produits étrangers au quotidien.
Vladimir Makovski. Fête de mariage boyard, 1883
Hillwood Estate, Museum & Gardens/Domaine publicLe tableau de Pavel Fedotov « Le petit-déjeuner d'un aristocrate » est révélateur : son titre original était « Un invité arrivé au mauvais moment » - il dépeint un aristocrate effrayé qui n'attendait pas d'invités et se dépêche donc de couvrir timidement un morceau de pain de seigle sec. Et ces nobles appauvris, même dans la capitale, étaient un phénomène de masse au XIXe siècle.
Pavel Fedotov. Le petit-déjeuner d'un aristocrate, 1849-1850
Galerie Tretiakov/Domaine publicQui plus est, la nourriture « vulgaire » était secrètement consommée par tout le monde, même ceux qui avaient des ressources. L'étiquette obligeait à l'exclure partiellement ou totalement en société ou en présence d'invités, selon le contexte : plus le dîner était cérémoniel, plus la cuisine française prenait de place. Certains nobles ont suivi involontairement cette étiquette, que Léon Tolstoï a si bien décrite dans Anna Karénine. Lorsque Stiva Oblonski invite Levine au restaurant, ils commandent des huîtres françaises, de la printanière française (soupe de légumes aux navets), du turbot à la sauce épaisse (poisson de l'Atlantique), du rôti de bœuf et des chapons. Levine préfère sa bouillie et sa soupe aux choux, mais il est contraint de manger des plats français. Soit dit en passant, la bouillie figurait également au menu du restaurant, mais elle s'appelait à la française – « kacha à la russe », pour un son décent. Selon le même principe, presque tous les plats russes étaient appelés à la française s'ils étaient inclus dans le menu.
C'est au XIXe siècle que la nourriture « honteuse » devient dans des cas isolés le symbole de sentiments d'opposition. Chez les aristocrates, dont les opinions politiques s'écartaient de la politique générale de l'État, un plat « vulgaire » pouvait être servi au dîner en présence de personnes aux opinions proches, ce qui était un geste de protestation contre le snobisme mondain.
Vladimir Makovski. Dans un restaurant, 1914
Musée Pouchkine/Domaine publicAinsi, le décembriste Kondraty Ryleïev, lors de réunions secrètes dans sa maison (il les appelait « petits déjeuners russes »), proposait aux personnes partageant les mêmes idées des « aliments interdits » - du chou et du pain de seigle. Ils buvaient en outre de la vodka, et pas de la bière.
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Les premiers slavophiles des années 1830 et 1840 réalisaient également une performance démonstrative lors de leurs réunions : ils mélangeaient du kvas russe avec du champagne français dans une grande louche en argent et buvaient le mélange obtenu en signe de proximité avec le peuple.
Vladimir Makovski. Dans une taverne, 1887
Collection privéeLa division entre aliments « décents » et « vulgaires » a commencé à s’estomper à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. La « bouillie Gourievskaïa » (bouillie de semoule sucrée avec diverses garnitures) est devenue l'un des plats préférés d'Alexandre III. L'influence de la France sur les aristocrates russes s'est affaiblie et la cuisine russe a affirmé sa position de façon croissante.
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