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Témoin de tous les bouleversements qu’a connus la Russie à la charnière des deux siècles, mais aussi passionné d'histoire, Répine a reflété dans ses œuvres les profondes mutations historiques et sociales auxquelles ont assisté ses contemporains, et fait revivre dans ses toiles des épisodes marquants et fatidiques de l'histoire de son pays.
Le parcours de l'exposition « Ilya Répine. Peindre l'âme russe » plonge les visiteurs dans la Russie des tsars et des révolutions, des grandes personnalités de son temps, mais aussi dans le cercle intime et familial de l'artiste. On découvre à cette première rétrospective française les toiles les plus emblématiques du maître, dont de très grands formats, prêtés pour cette occasion par la Galerie nationale Tretiakov de Moscou et le Musée d’État Russe de Saint-Pétersbourg.
Le début du chemin
Ilia Répine est né en 1844 à Tchougouïev (actuelle Ukraine). Son père, Efim Répine, avec son fils aîné, conduisait des troupeaux de chevaux à vendre. Sa mère, Tatiana Botcharova, femme instruite, s’occupait d’une petite école qu’elle avait fondée, où les paysans et leurs enfants apprenaient la calligraphie, l'arithmétique et le catéchisme.
Ilia s'est passionné pour le dessin et la peinture dès sa plus tendre enfance. À l'âge de 11 ans, il a entamé des études de topographie, et deux ans plus tard, il est entré comme apprenti dans un atelier de peinture d'icônes. Grâce à son talent précoce, à l'âge de seize ans, le jeune homme a quitté le domicile parental et est parti travailler avec un artel ambulant de peintres d'icônes, se déplaçant de ville en ville. Au bout de quelques mois, après avoir réuni l'argent qu'il avait gagné, Ilia s’est rendu à Saint-Pétersbourg pour entrer à l'Académie impériale des beaux-arts, où il n’a pu s’inscrire qu'à la deuxième tentative, en 1863.
Pendant ses huit années d'études, Ilia Répine a rencontré de nombreux représentants de l'élite artistique de la capitale impériale. Il a côtoyé étroitement Vassili Polenov et Ivan Kramskoï, le chef de file des Ambulants – les artistes qui, s’opposant au courant académique, pratiquaient une peinture réaliste cherchant à mettre en avant la réalité de la vie du peuple. Ils se sont regroupés au sein de la Société des expositions artistiques ambulantes, qui organisait dans toutes les grandes villes de l’Empire des expositions itinérantes.
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Le jeune Répine partageait les idées de ce courant artistique en prise avec la Russie de son temps. De mai à août 1870, il est ainsi parti en voyage sur la Volga avec deux amis peintres. Fasciné par les haleurs, hommes robustes qui tiraient les bateaux à voiles le long du fleuve, il leur a consacré plusieurs œuvres. Le grand-duc Vladimir, vice-président de l’Académie et fils du tsar Alexandre II, lui a alors passé commande d’un grand tableau sur ce thème. En 1873, Répine a présenté Les Bateliers de la Volga à l’exposition annuelle de l’Académie. Immédiatement perçu comme œuvre majeure, ce tableau a néanmoins suscité aux Beaux-Arts de violents débats.
La puissance avec laquelle il avait mis en scène ces représentants du peuple russe au travail a frappé le public. Ce n’était pas une masse grise insignifiante : chaque personnage avait son attitude, son caractère, son existence propre. Les hommes, dans leur effort commun, formaient un groupe qui marchait vers le spectateur comme pour briser les frontières de l’espace. Le tableau, envoyé en 1873 à l’Exposition universelle de Vienne, y a décroché une médaille d’or.
Vers de nouveaux horizons
En 1871, le jeune peintre a obtenu une bourse de l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg qui lui permettait d’aller étudier à l’étranger. Il a choisi la France, qui, depuis les années 60 du XIX siècle, était devenue la destination privilégiée des artistes russes. Répine n’a entrepris le voyage qu’en 1873, en étant déjà un homme marié et père d’une petite fille. À Paris, il s’est installé avec sa famille à Montmartre, un quartier prisé des artistes, où les loyers étaient plus modestes. Il a loué un atelier au numéro 31 de la rue Véron, avec son ami Vassili Polenov, peintre et boursier comme lui.
Ses premières impressions de Paris ont été très mitigées. Au début, l'artiste était quelque peu confus par l'agitation inhabituelle. Les problèmes matériels et l'incertitude quant à l'avenir, la responsabilité de la famille amenée avec lui, ainsi qu’un sentiment d'aliénation persécutaient Répine. Il a écrit dans une lettre à son compagnon d'étude et ami peintre Viktor Vasnetsov : « ici, tu te perds en quelque sorte, tu ne sais pas quoi faire. Et je dois admettre que je ressens un manque. Je rentrerais à la maison et me mettrais au travail. Qu'est-ce que je suis ici ? Je ne les comprendrai pas, ils ne me comprendront pas ». Cependant, un mois plus tard, une attitude complètement différente se fait sentir dans les lignes adressées au même destinataire : « Voici mon conseil pour ne pas oublier : économise maintenant autant d'argent que tu peux d'ici mai, et en mai viens ici (il y aura l'exposition annuelle). Si tu as le temps de voir quelque chose sur le chemin – bien, sinon, pas d’importance. Ce n'est qu'à Paris que tu sauras le prix et la valeur de tout ».
Peu à peu, l'artiste s'est imprégné de sympathie pour l'art de vivre parisien, un peu frivole, mais élégant, beau, lumineux, soufflé par le vent de la liberté, loin de la morale puritaine. Il a admis que l'atmosphère de cette ville stimulait le processus créatif. Toute une colonie russes composée de peintres, de sculpteurs, d’écrivains et de réfugiés politiques s'y est installée, dont les figures centrales étaient le peintre paysagiste et mariniste Alexeï Bogolioubov et l’écrivain Ivan Tourgueniev. Ilia Répine n'était plus seul et ennuyé, il trouvait la vie en France de plus en plus divertissante. Théâtres, musées, expositions, femmes élégantes, tout était vertigineux et effrayant. C'est ainsi qu'est née l'idée du tableau Sadko où, dans un royaume sous-marin fantastique, un jeune marchand russe s'émerveille devant la danse de beautés du monde entier, au milieu d'effets de lumière sans précédent.
L’artiste a commencé cette œuvre inspirée d’un poème traditionnel russe en 1873 et a consacré trois ans à ce travail sans en être satisfait, car ni son style, ni le sujet ne correspondaient à l’image qu’il avait de lui-même, peintre réaliste. Il a néanmoins présenté sa toile à l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg à son retour en 1876 et a reçu le titre d’académicien.
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Les découvertes
Ce nouvel environnement stimulait la créativité et les recherches du jeune peintre russe. Il était séduit par la modernité des peintres français et par le courant impressionniste émergent. Il suffit de regarder ses toiles Le vendeur de nouveautés à Paris, Le Café Parisien, ou La Route de Montmartre. C’est un Répine complètement différent. Parmi ses œuvres de la période française, la plus impressionnante est la Fille de pêcheur (1874).
La lumière qui vient de l'image, les couleurs que l'on voit sur la toile, ne ressemblent à aucune des palettes de l'artiste. Ces coquelicots impressionnistes, les cheveux dorés de la jeune fille scintillant au soleil, la transparence et l'apesanteur du ciel d'été – c’est Répine qui s'est enfin échappé de l'atelier, s'est enfui vers la liberté, dans la nature, au grand air.
C’est grâce au paysagiste Alexeï Bogolioubov, que Répine a découvert la Normandie et a expérimenté la peinture de plein air. Il a passé l’été de 1874 à Veules-les-Roses, où il a travaillé avec beaucoup d’enthousiasme. Plusieurs habitants ont posé pour l’artiste, comme cette petite fille de pêcheur. Au total, 15 études ont été réalisées à Veules, et bien que Répine soit loin d'être un impressionniste, le travail en plein air à l'huile n’a fait qu'enrichir et introduire de nouveaux éléments dans sa pratique artistique. On retrouve le reflet de ce séjour normand des années plus tard dans le portrait de sa fille Vera, réalisé durant l’été 1884 et appelé Libellule.
Répine est revenu à Paris à plusieurs reprises entre 1883 et 1900, en voyage d’agrément ou à l’occasion des Expositions universelles dont il était à la fois un exposant et un membre du jury.
Le passé et le présent dans l’œuvre de l’artiste
Une partie importante de l’œuvre d'Ilia Répine est consacrée au passé lointain de la Russie. Travaillant sur des sujets historiques, soucieux de la justesse et de l'authenticité des moindres détails, l'artiste effectuait des voyages documentaires et réalisait des recherches sur les costumes et accessoires qui contribuaient au décor et à l’atmosphère des scènes qu’il a dépeintes. Un de ses tableaux historiques, Les cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan de Turquie (1880-1891), a été acheté par le tsar Alexandre III. Le sujet évoque un épisode qui aurait eu lieu en 1675 ou 1778. Près des ruines encore fumantes d’un champ de bataille, un groupe de cosaques rédigent une lettre provocatrice destinée au sultan ottoman Mohammed IV. Fidèles à leur réputation de peuple fier et indépendant, ils refusent de lui faire allégeance et lui adressent une missive dont la grossièreté les amuse. À l’Exposition universelle de Chicago en 1893, Répine a reçu un grand prix pour cette œuvre qui reste l’une de ses plus connues.
Ses tableaux ont fait parler d’eux et ont parfois suscité de violentes controverses, alors même que le pouvoir autocratique du tsar et son héritage étaient de plus en plus contestés : en 1885, Alexandre III a interdit un temps l’exposition du tableau Ivan le Terrible et son fils Ivanle 16 novembre 1581, qui montre le tsar venant de tuer son fils aîné et héritier du trône, dans un accès de colère incontrôlé dont il était coutumier. L’œuvre était jugée trop subversive. Victime d’un acte de vandalisme en 2018, cette toile iconique est le grand absent de l’exposition du Petit Palais. Déjà visé par une attaque en 1913, du vivant de Répine, ce tableau a cristallisé depuis sa création des débats enflammés.
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Témoin de tous les bouleversements de la Russie, depuis les réformes sociales historiques des années 1860, en passant par les révolutions de 1905, puis de 1917, à la Première Guerre mondiale et la naissance de l’Union soviétique, l’artiste a su refléter la fracture entre l’ancien monde et le nouveau dans ses travaux. Ainsi, il a consacré plusieurs toiles au mouvement des Narodniki (« Ceux qui vont vers le peuple »), qui s’attaquaient au régime tsariste. Ces intellectuels, issus pour la plupart des classes sociales cultivées, allaient dans les campagnes à la rencontre des paysans dans le but de les convaincre de se dresser contre le tsar. Contrairement à tous les espoirs et les promesses d'une vie meilleure, ils ne rencontraient qu’incompréhension et méfiance, certains paysans allant parfois jusqu’à dénoncer ces jeunes gens dont ils ne comprenaient pas les objectifs.
Répine a cependant aussi travaillé pour la couronne : il a réalisé en 1886 le très grand format intitulé Alexandre III recevant les doyens des cantons, qui présente le tsar en grand rassembleur de son peuple.
Un tableau attire particulièrement le regard dans l’une des salles, dédiées à l’exposition au Petit Palais. C’est Le chirurgien Evgueni Pavlov en salle d’opération (1888). Familier de Répine, le chirurgien à la cour impériale Evgueni Pavlov a été nommé en 1883 médecin-chef de l’ordre des Sœurs de la Croix-Rouge à Saint-Pétersbourg. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les connaissances scientifiques et médicales progressaient rapidement en Russie. Ce tableau évoque ainsi les nouvelles pratiques chirurgicales, notamment le port de blouses. Répine, qui a assisté lui-même à l’opération représentée sur le tableau, a rendu avec précision le geste suspendu du chirurgien et la jambe nue du patient, fermement maintenue, qui donne un effet saisissant à la scène.
En 1903, Ilia Répine a quitté Saint-Pétersbourg pour emménager à Kuokkala, à 40 kilomètres de la capitale, sur le territoire du grand-duché de Finlande, alors annexé à la Russie.
Sa maison est par la suite devenue un véritable centre artistique. De nombreuses personnalités venaient poser pour lui. Peintre, mais aussi homme public, professeur, théoricien de l’art et écrivain, Répine était une figure centrale de son époque.
Avec la proclamation de son indépendance en décembre 1917, le grand-duché de Finlande a cessé d’appartenir à l’Empire russe. Le peintre est ainsi devenu un exilé par le coup du sort. C’est par conséquent en Finlande qu’il a achevé son existence, en 1930, à l’âge de 86 ans, hors de la Russie soviétique qui avait tenté de négocier son retour. Il est enterré dans son domaine des Pénates, à Kuokkala, selon ses dernières volontés. En 1948, en hommage au peintre, la ville, intégrée à l’Union soviétique en 1944, a pris le nom de Repino.
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