Ivan Bounine en France en quatre adresses

Kira Lisitskaïa (Photos: Domaine public, Pixabay, Unsplash)
Grasse, ville des parfums dans le Midi de la France, n’a pas la notoriété de Cannes ou de Nice. C’est pourtant là, et non dans son appartement parisien, que le célèbre écrivain russe et prix Nobel de littérature Ivan Bounine a puisé l’inspiration de ses plus belles œuvres.

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Grand écrivain russe, Ivan Bounine a vécu les 33 dernières années de sa vie en France. Effrayé par les atrocités de la révolution bolchévique et de la guerre civile, l’homme de lettres avait en effet choisi de quitter la Russie et de s’exiler dans l’Hexagone, où il est arrivé le 28 mars 1920.

Portrait d'Ivan Bounine par Leonard Tourjanski

C’est dans son nouveau pays d’adoption, essentiellement dans deux villes, à Paris et à Grasse, qu’il va créer certaines de ses plus belles œuvres : Jours mauditsLa Vie d’ArsénievLes Allées sombres… Nous avons décidé de revisiter les quatre adresses françaises de Bounine.

1, rue Jacques Offenbach, Paris

Le bâtiment dans lequel le premier prix Nobel russe dans le domaine de la littérature a vécu à Paris

C’est dans une rue très calme du XVIe arrondissement, à deux pas du métro Porte de la Muette et de Passy, quartier de prédilection des émigrés russes, qu’Ivan Bounine et sa femme Vera arrêtent leur choix une fois arrivés à Paris. Ils logent dans un appartement au cinquième étage et sont les voisins d’un peintre russe émigré d’Odessa, Piotr Nilous, que Bounine connaît depuis la Russie. Celui qui entrera dans l’histoire comme premier prix Nobel de la littérature russe louera cet appartement jusqu’à la fin de ses jours, en 1953, et y recevra ses amis de plume, Nadejda Teffi, Ivan Chmeliov et bien d’autres.

Coin du bureau de l'écrivain à Paris
Salle à manger dans la maison de Bounine à Paris

Une plaque commémorative, installée par l’Association des amis d’Ivan Bounine d’Ivan Bounine en 1995, rappelle la présence de l’écrivain à cette adresse. Toutefois, pour se faire une idée de l’intérieur, il faut se rendre à… Orel, en Russie, où le musée lui étant dédié a restauré à l’identique son bureau de travail, avec les meubles lui ayant appartenu. Même la vue de la fenêtre sur la rue Jacques Offenbach a été reconstituée !  

Plaque commémorative de la maison Bounine à Paris

>>> Cinq faits sur Ivan Bounine, premier Russe à avoir obtenu le prix Nobel de littérature

Villa Mont-Fleuri, Grasse, 1923-1925

Dès le début de son existence en France, Bounine cherche un lieu propice à l’écriture. À Paris, il est sollicité par plusieurs activités, toute une vie mondaine et littéraire. Depuis toujours, il préfère travailler au milieu de la nature, face à de larges horizons. Après avoir cherché à louer une maison proche du cours de la Loire, dans le Sud-Ouest, l’écrivain découvre avec ravissement le Midi et plus particulièrement la cité de Grasse, ville des parfums. En 1923, il loue la villa Mont-Fleuri, dotée d’un très beau parc, dont le propriétaire n’est autre que le maire, monsieur Rouquié.

Ivan Bounine avec des amis à Grasse

Bounine passe deux étés dans cette villa. Il est subjugué par Grasse, ville en hauteur, ouvrant sur un horizon de mer et de montagnes. C’est sans doute là qu’il retrouve l’inspiration quasiment tarie depuis la Révolution de 1917 et le départ en exil qui l’ont bouleversé ; il se remet à écrire des poèmes et des nouvelles. Il recompose et met en forme le journal consacré à la révolution russe et à la guerre civile, Jours maudits. Dans cette villa, il reçoit la visite du poète Dmitri Merejkovski et de sa femme, la poétesse Zinaïda Hippius qui louent une maison non loin de là, à Cannes.

Depuis 1949, la villa Mont-Fleuri s’appelle villa La Rivolte et existe toujours, cependant aucune plaque commémorative ne nous rappelle aujourd’hui le séjour de l’écrivain dans ce lieu.  

Villa Belvédère, Grasse : 1925-1939

En 1925, Bounine loue une villa voisine située plus haut. C’est sa villa préférée car elle offre une vue magnifique sur la mer et le massif de l’Estérel. Sur la terrasse, poussent des palmiers, et dans les restanques, de nombreux oliviers. Il y passe régulièrement sept à huit mois par an, résidant à Paris en hiver pour les différentes manifestations littéraires.

L'écrivain et son entourage dans la villa Belvédère

C’est dans la villa Belvédère qu’il écrit la plus grande partie de son œuvre de l’émigration, sa magnifique nouvelle sur l’amour Un Coup de soleil, son petit roman L’Amour de Mitia et, surtout, son chef d’œuvre La Vie d’Arséniev, roman autobiographique. D’ailleurs, le travail sur ce roman se déroule non sans gêne, à en croire le journal grassois de la poétesse Galina Kouznetsova, témoin du labeur sur ce livre. C’est en 1926, à Juan les Pins, que Bounine a fait la connaissance de cette dernière. Elle ne tarde pas à s’installer à la villa Belvédère chez les Bounine et l’écrivain retrouve le feu de l’amour et de l’inspiration poétique. Ils font tous les deux de longues promenades au cours desquelles Bounine se confie justement sur les difficultés de la composition del’œuvre.   

>>> Bougival, colline des muses franco-russes

Certaines pages du roman décrivent Grasse et ses collines. L’écrivain est notamment fasciné par le mistral : « Il fait nuit ; sur ma colline, le mistral gronde, hurle, se déchaîne…/… Le mistral file à toute allure, les branches des palmiers, bruissantes et échevelées, semblent aussi filer quelque part… Je me lève et ouvre à grand peine la porte du balcon. Le froid me fouette violemment le visage ; au-dessus de ma tête s’ouvre, béant, un ciel noir de jais, flamboyant d’étoiles blanches, bleues et rouges ».

Des hommes de lettres, mais aussi des compositeurs et autres artistes, tels Dimitri Merejkovski, Ivan Chmeliov, Serge Rachmaninov ou Fiodor Chaliapine et Nina Berberova séjournent à la villa Belvédère, faisant de ce lieu un véritable « monastère des Muses », pour reprendre l’expression de l’écrivain Nikolaï Rochtchine.

Ivan Bounine à la cérémonie de remise du prix Nobel

C’est à Grasse, en 1933, que Bounine apprend l’attribution du prix Nobel alors qu’il se trouve au cinéma de la ville.

À la villa Belvédère, Il compose également son étude sur son maître à écrire, Léon Tolstoï, « la Délivrance de Tolstoï ». La guerre met un terme à ces belles années fécondes : en septembre 1939, les Bounine quittent la villa Belvédère pour toujours.

Villa Jeannette, Grasse : 1939-1945

Après quelques hésitations, ils décident finalement de ne pas rentrer à Paris et louent une villa sur la route Napoléon, perchée en hauteur au-dessus de la ville de Grasse. Celle-ci appartient à la veuve d’un pasteur anglican qui est rentrée en Angleterre pour la durée de la guerre. De son bureau, Bounine a une vue panoramique. C’est là que l’écrivain vit toute la Seconde Guerre mondiale en compagnie de sa femme Vera et de quelques proches.

Ivan Bounine

La vie à la villa Jeannette se déroule sans histoire jusqu’à l’attaque de l’URSS par l’Allemagne, le 22 juin 1941. Les autorités de Vichy prennent des mesures coercitives contre les émigrés russes. En novembre 1942, Grasse est occupée par les Italiens qui veulent réquisitionner la villa Jeannette. Le prix Nobel de Bounine l’aidera à arranger la situation. D’ailleurs, l’écrivain sauve des rafles et héberge à la villa le pianiste juif Lieberman à la barbe des forces d’occupation, dont l’état-major est à 300 mètres.

Ivan suit avec émotion les événements sur le front russe : les victoires de Stalingrad et Koursk le bouleversent.

>>> Ces grands Russes ayant trouvé en la France leur dernière demeure

C’est pendant les années de guerre à la villa Jeannette que Bounine se remet à écrire avec une ardeur nouvelle : entre 1939 et 1944, il compose son ultime chef-d’œuvre, le recueil de nouvelles Les Allées sombres, son chant du cygne. Amour, mémoire et mort, le bonheur tragique et fragile sont les grands thèmes du dernier recueil : « Je pense que c’est ce que j’ai écrit de meilleur et de plus original dans ma vie ». Même si les nouvelles ont pour cadre essentiellement la Russie prérévolutionnaire, on voit dans certaines pages le paysage que Bounine pouvait contempler de son bureau de la villa Jeannette : « Au large, des aiguilles d’argent faisaient palpiter la plaine infinie de la mer, le soleil chauffait de plus en plus la crique douillette que cernaient les rochers, et le silence de ce désert de pierres brûlantes, parsemé de maigres arbustes méridionaux, était si profond que l’on entendait parfois le clapotis imperceptible de l’eau ». (Une vengeance)

Monument à Bounine à Grasse

Le 24 août 1944, Grasse est libérée : Bounine note dans son journal la liesse qui s’empare des Grassois : « De joie tous les visages étaient transfigurés – ils avaient tous embelli. J’entrais dans un café et pour fêter l’événement, je commandais un double cognac. Le patron sortit une bouteille magnifique, me servit copieusement et annonça à la cantonade : "Aujourd’hui tout est gratuit !" Je n’avais jamais bu un si bon cognac et surtout parmi des Français remplis d’une joie totale. Les larmes m’en montèrent aux yeux. »

Retour à Paris, au 1 rue Jacques Offenbach

L’état de santé de Bounine s’est dégradé, l’écrivain retourne donc à Paris pour s’y faire soigner. C’est dans son appartement parisien, sous-loué pendant la guerre, que l’écrivain vit ses dernières années et s’éteint le 8 novembre 1953, à l’âge de 83 ans, dans les bras de sa femme. Il trouvera son dernier refuge au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois, non loin de Paris.

Tombe de Bounine en France

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