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Bougival
Moonik (CC BY-SA 3.0)Bougival, petite ville des Yvelines, en bordure de Seine, sur la route de Saint-Germain-en-Laye. Tout est calme et endormi, le temps semble s’être arrêté. « Le soir d’été s’évanouit doucement, se fond avec la nuit, dans une odeur de réséda et de tilleul », les phrases du si beau poème en prose de Tourgueniev résonnent, « Ô fraîcheur, ô beauté des roses d’autrefois… ».
Ivan Tourgueniev
Domaine publicOn a du mal à croire que dans les années 70 du XIXe siècle la vie culturelle bouillonnait ici, ce lieu ayant été le point de rencontre où se sont croisés les plus grands noms de la littérature, de la peinture et de la musique russes et françaises. Quatre maisons sont toujours là pour témoigner de l’effervescence artistique d’alors : la Garenne, la villa Viardot, la datcha Tourgueniev et la maison de Georges Bizet, et ce sont ces lieux qui ont été les témoins de l’amour entre l’un des plus grands écrivains russes et une cantatrice-compositrice.
C’est à Saint-Pétersbourg, pendant l’hiver 1843 qu’Ivan Tourgueniev a rencontré Pauline Viardot, en tournée au théâtre italien. Il en tombe fou amoureux, il l’adore. Cette femme est incroyablement douée : d’origine espagnole, sœur de la célèbre Maria Malibran, cette cantatrice mezzo-soprano est aussi une pianiste virtuose, ancienne élève de Franz Liszt, amie de Clara Schumann.
Pauline Viardot
Domaine publicElle est mariée depuis trois ans au critique d’art, hispaniste et directeur du Théâtre des Italiens à Paris, Louis Viardot qui, de son côté, apprécie beaucoup l’écrivain russe. Tous les deux auront à cœur de faire connaître la littérature russe en France. Ces trois personnalités d’exception savent s’entourer des plus illustres artistes contemporains, écrivains, musiciens, peintres, russes comme français… Jusqu’à la mort de Louis Viardot en mai 1883 suivie de la sienne en septembre de la même année, Ivan suivra Pauline et son mari dans leurs multiples déplacements en France, en Allemagne, en Angleterre.
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« La Garenne »
Marthe RatchinskiC’est ainsi qu’Ivan Tourgueniev et le couple Viardot passent les étés 1873-1874 à Bougival, dans la maison appelée « La Garenne », près de l’église, une belle et grande maison blanche de style Restauration.
Séduit par le calme et la beauté de l’endroit, très apprécié des peintres impressionnistes, dont Alfred Sisley, Berthe Morisot, Edouard Manet, l’écrivain russe décide donc d’y acheter un domaine qui comprend un parc de huit hectares et une magnifique villa palladienne qu’habiteront les Viardot.
Villa Viardot
Philippe Hiraga (CC BY-SA 4.0)Juste à côté de la villa, il fera construire un chalet-datcha qui sera sa résidence d’été. Le cadre est paisible et idyllique et rappelle la propriété de la mère de l’écrivain en Russie, à Spasskoié Loutovinovo.
La datcha est perchée sur une colline, dans les bois, au milieu de grands arbres, comme une forêt russe ! Les balcons de bois qui ornent la façade font penser aux maisons de campagne de son pays natal : un petit coin de Russie à côté de la villa française des Viardot, la Russie et la France dans le même domaine. L’écrivain s’y installe le 20 septembre 1875.
Ce chalet-datcha lui permet de vivre aux côtés de la femme qu’il aime depuis maintenant une vingtaine d’années, de poursuivre une liaison que Guy de Maupassant considérait comme « la plus belle histoire d’amour du XIXème siècle ». C’est à Bougival également que Tourgueniev installe la fille illégitime qu’il a eue avec une couturière-lingère de sa mère et qu’il n’a pas pu reconnaître en Russie : Pélagie ou Pauline ou encore Paulinette. En France, Tourgueniev peut reconnaître sa fille et son éducation sera confiée à Pauline Viardot, qui lui aurait fait prendre des cours de piano chez… Georges Bizet : le compositeur habite à deux pas de la villa Viardot et finit de travailler à son opéra Carmen.
Datcha de Tourgueniev
Association des Amis d'Ivan TourguénievOutre la paix des sentiments, c’est l’inspiration littéraire que l’écrivain trouve dans sa datcha de Bougival : il y achève son dernier roman Terres vierges ; il y compose ses Poèmes en prose et ses derniers récits d’amour mystiques Le chant de l’amour triomphant, Après la mort. Dans ces dernières œuvres, écrites à Bougival, Tourgueniev semble prendre ses distances par rapport au réalisme de ses romans les plus célèbres (Pères et fils, Nid de gentilhomme...). Elles surprennent par leur caractère fantastique, poétique. Elles sont marquées par la hantise de la mort et l’évocation d’un au-delà mystérieux. L’écrivain vieillissant sent la mort proche et projette son bonheur présent dans une vision mystique où tout est possible. Dans le célèbre poème en prose de septembre 1879, traduit en français par Tourgueniev lui-même : Ô fraîcheur, ô beauté des roses d’autrefois…, on ne peut s’empêcher d’imaginer l’écrivain dans sa datcha de Bougival, même s’il se décrit « assis à la croisée basse d’une maison de banlieue russe ». Il semble pressentir le froid de la mort qui le guette : « La bougie vacille et s’éteint… Qui est-ce qui tousse là-bas d’une voix sourde et rauque ? Recroquevillé sur lui-même, mon vieux chien se blottit et frissonne à mes pieds – mon seul compagnon… J’ai froid… Je gèle…, et ils sont tous morts… tous… Ô fraîcheur, ô beauté des roses d’autrefois… ». Mais la mort n’est pour le moment qu’une prémonition littéraire. Tourgueniev est très occupé non seulement à écrire ses propres œuvres mais à faire connaître celles de ses amis.
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Il travaille pour ses amis-écrivains français : de septembre à novembre 1875, il corrige le manuscrit de Jules Verne Michel Strogoff à la demande de son éditeur Jules Hetzel, qui habite aux environs de Bougival. Il traduit en russe Saint Julien l’Hospitalier de son ami Gustave Flaubert, en 1876. Il écrit également des livrets pour les opéras et opérettes que Pauline Viardot compose.
Que de grands noms des cultures française et russe se retrouvent à Bougival ! La villa Viardot et la datcha Tourgueniev ont vu défiler toutes les célébrités artistiques de l’époque. Un vrai Panthéon des arts ! Tourgueniev et les Viardot reçoivent Gustave Flaubert, l’ami proche de Tourgueniev depuis 1863, qui lui a fait connaître Guy de Maupassant, passionné, en ces années-là, de canotage sur la Seine entre Bezons et Bougival. On retrouve aussi Emile Zola (le voisin de Medan), Alexandre Dumas, Georges Sand qui a soufflé à Pauline l’idée d’épouser Louis Viardot, Maeterlinck, Saltykov-Chtchedrine, Henry James. Les compositeurs, admirateurs du talent de Pauline Viardot, fréquentent également la « Ruche » de Bougival : Camille Saint-Saëns, qui a dédié à Pauline son opéra Samson et Dalila, Gabriel Fauré, Georges Bizet (qui meurt prématurément à Bougival en 1875, à l’âge de 36 ans, d’un infarctus et surtout de l’échec de son opéra Carmen). Le peintre russe Vassili Verechtchaguine, installé non loin de là, à Maisons-Laffitte, se rend à Bougival. Les toiles de ce dernier représentant les scènes de guerre en Asie centrale ou dans les Balkans font l’admiration de Tourgueniev parce qu’elles dépeignent « le vrai ».
Néanmoins, la mort de Gustave Flaubert en 1880 semble sonner le glas de cette vie artistique débordante. Tourgueniev est bouleversé et collecte de l’argent pour ériger un monument à la mémoire de son confrère. Lui-même est gravement malade, atteint d’un cancer de la moelle épinière. On l’opère à Paris, il retourne à Bougival en convalescence. En mai 1883, Louis Viardot s’éteint à l’âge de 82 ans. Il sera bientôt suivi par son ami. C’est dans sa datcha que l’écrivain russe vit ses derniers jours et meurt, le 3 septembre 1883 : « J’ai froid, je gèle… et ils sont tous morts…tous…Ô fraîcheur, ô beauté des roses d’autrefois… ».
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Le chalet-datcha de Tourgueniev a été restauré grâce à l’Association des amis d’Ivan Tourgueniev et aux efforts d’Alexandre Zviguilsky, fondateur et ancien conservateur du musée Tourgueniev. L’intérieur soigneusement préservé nous fait découvrir le quotidien de l’écrivain : nombreuses photos, exposition sur sa vie en Russie et en France, sur son entourage. La chambre et le bureau de Tourgueniev ont été reconstitués.
Cabinet de travail de Tourgueniev
Association des Amis d'Ivan TourguénievDans le cabinet de travail se trouve le bureau de l’écrivain et dans le salon, on peut voir son piano carré allemand, classé monument historique en 1990.
Piano de l'écrivain
Association des Amis d'Ivan TourguénievActuellement, le musée est fermé pour restauration. Un grand projet culturel doit permettre de faire revivre non seulement la datcha mais aussi la très belle villa palladienne des Viardot jusqu’alors délaissée. La maison de Georges Bizet et la maison de Berthe Morisot participent également à ce projet : les quatre demeures constituent un patrimoine exceptionnel faisant de Bougival un lieu « à la croisée des arts » incontournable. Différents parcours touristiques viendront relier ces sites, offrant aux visiteurs la dimension nature, les bords de Seine, les cheminements forestiers … qui leur permettra de vivre une expérience unique. Le Centre Européen de Musique, dont l’ouverture est prévue pour 2024, viendra compléter cette offre. Comme le mentionne le texte du projet, soutenu par le Président Emmanuel Macron : « le CEM est un projet musical, éducatif et culturel sans équivalent en Europe ». Pour l’horizon 2024, les nouveaux locaux du CEM doivent être construits sur une parcelle en friche de la commune, en face de la maison Bizet.
Olga Gortchanina, présidente de l’ATVM (Association des amis de Tourgueniev, Pauline Viardot et Maria Malibran), nous indique dans son commentaire à Russia Beyond que : « L’exploitation du Musée Tourgueniev se fera en étroite collaboration entre l’ATVM, fondatrice du Musée et propriétaire de riches collections, et la ville qui souhaite soutenir le développement du musée dans le cadre de son projet ambitieux ».
La datcha et la villa Viardot devaient être ouvertes aux visites en 2021, pour le bicentenaire de Pauline Viardot. Malheureusement, l’ampleur du chantier repousse la date d’inauguration à 2022. Reste à espérer que le projet culturel grandiose laissera intact le charme secret et inspiré des lieux, et que l’âme de Tourgueniev continuera d’habiter Bougival.
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