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L’auteure russo-américaine Ayn Rand décrivait Nina Berberova (1901-1993) comme « l’une des auteurs les plus importants de la littérature russe du XXe siècle ».
C’était une femme à multiples facettes : elle était extravertie et charmante tout en étant extrêmement fixée sur ses objectifs et terre-à-terre.
« À mon grand regret, je me considère comme de la fonte brute », révèle Berberova dans son autobiographie C’est moi qui souligne. Les talents de rédaction de Berberova se sont manifestés dans ses mémoires décrivant ses troubles intérieurs. Elle a vécu la Révolution russe, l’immigration et la Seconde Guerre mondiale à travers ses rencontres avec les meilleurs auteurs, poètes et penseurs russes. Elle était amie avec Marina Tsvetaïeva, Boris Pasternak, Vladimir Maïakovski, Vladimir Nabokov, Zinaïda Hippius, Dimitri Merejkovski, Alexandre Kouprine, Ivan Bounine, Maxime Gorki ou encore Alexandre Kerenski. Ses mémoires sont remplis d’allusions mordantes et de commentaires blessants.
Berberova était impressionnée par la personnalité de Moura Budberg (née Maria Zakrevskaïa). Moura était la maîtresse de H.G. Wells et Maxime Gorki, et on pense qu’elle était agent-double pour le Royaume-Uni et l’Union soviétique. Elle était d’ailleurs surnommée la « Mata Hari russe ». Sa biographie, rédigée par Berberova, est intitulée Histoire de la baronne Boudberg en français, mais son titre original russe peut se traduire par « La femme de fer ». Le titre est évocateur, et se réfère tant à Boudberg qu’à Berberova.
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La compagne d’un poète
Berberova était la muse du poète Vladislav Khodassevitch. Fille unique, Nina a grandi à Saint-Pétersbourg. Son père était Arménien et ses ancêtres ont fondé la ville de Nakhitchevan-sur-le-Don (qui fait maintenant partie de Rostov-sur-le-Don) après avoir été déportés de Crimée sur les ordres de Catherine II à la fin du XVIIIe siècle. Son grand-père, Ivan Berberov, était un physicien renommé ayant étudié à Paris. La mère de Nina, elle, venait d’une famille de propriétaires terriens russes, la famille Karaoulov.
Au début des années 1920, Nina rejoint un cercle de jeunes auteurs et poètes autour de l’ex-mari d’Anna Akhmatova, Nikolaï Goumilev. Elle a publié son premier poème en 1922. Berberova et Khodassevitch ont quitté la Russie la même année. Ils ne le savaient pas encore, mais Khodassevitch n’y reviendrait jamais et Berberova n’y retournerait que 67 ans plus tard.
Le couple a beaucoup voyagé, et a vécu quelque temps en Allemagne, en Tchécoslovaquie et en Italie. Ils ont d’abord vécu avec Maxime Gorki, accompagnant le poète lors de ses voyages spontanés dans les pays voisins. Leur symbiose avec Gorki, qui avait pour habitude d’emmener des gens avec lui lors de ses nombreux voyages, était quelque peu étrange. Nina et Vladislav vivaient dans une communauté, mais une communauté intellectuelle.
En 1925, Khodassevitch (qualifié par Vladimir Nabokov de « meilleur poète russe de notre époque ») et Berberova, qui avait 15 ans de moins que son époux, ont décidé de changer d’air et de déménager à Paris. Ils étaient enfin tous les deux.
La vie à Paris
Ils étaient tous les deux très impliqués dans le monde de la littérature, mais leur vie n’était pas simple. Ils avaient peu d’argent et les revenus générés par leurs activités littéraires ne leur suffisaient pas pour vivre.
Berberova acceptait donc tous les emplois qu’elle pouvait trouver : elle faisait du point de croix et créait des colliers de perles à la main. Elle faisait également de la couture grâce à sa machine à coudre Singer. Un jour, la canette, une pièce extrêmement rare de la machine, a cassé. Désespérée, sans en informer personne, Nina s’est rendue aux bureaux parisiens de Singer et a demandé une nouvelle canette pour sa machine à coudre. Les responsables ont été pris de court et ont accédé à sa requête, sans dire un mot.
Couturière aguerrie, Berberova s’est aussi essayée à l’écriture d’histoires courtes, de poèmes et de critiques de films pour des publications dirigées par des immigrés russes. Chroniques de Billancourt a été écrit à cette période, tout comme L’Accompagnatrice, roman se déroulant à Saint-Pétersbourg, Moscou, puis Paris sous l’occupation nazie en 1942 (cette dernière partie a d’ailleurs été transposée en film par Claude Miller).
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En 1936, Berberova a écrit une biographie de Piotr Tchaïkovski. Le livre rencontra un énorme succès et fut traduit en plusieurs langues. Il est même devenu un best-seller en Suède. Berberova, qui appréciait d’être sous le feu des projecteurs, a décidé d’apprendre le suédois simplement pour impressionner ses éditeurs lors d’un voyage d’affaires dans ce pays. Pour ce faire, elle a demandé à Joseph Loris-Melikov, ancien diplomate et ami de Zinaïda Hippius, de le lui enseigner. Il était en effet polyglotte et maitrisait donc plusieurs langues, mais sa mémoire lui a semble-t-il joué des tours. Il s’est mélangé les pinceaux et a enseigné le norvégien à Berberova.
En 1932, après avoir vécu avec Vladislav Khodassevitch pendant dix ans, elle le quitta. La communauté d’expatriés russes parisienne disait d’elle qu’elle s’était alors assurée de lui préparer suffisamment de borchtch pour trois jours et de lui repriser toutes ses chaussettes. « La loi de causalité ne s’applique pas aux humains », écrira-t-elle plus tard. Khodassevitch est mort en 1939 à Paris, suite à une opération pour tenter de soigner son cancer du pancréas. Il avait seulement 53 ans.
Berberova se remaria en 1936 avec un autre immigré russe, Nikolaï Makeïev, qui était journaliste et artiste. Deux ans plus tard, ils ont acheté une maison dans la campagne, à une heure de route de Paris. Ivan Bounine y a été invité pendant la Seconde Guerre mondiale, mais n’a pas pu s’y rendre. Avant que la guerre n’éclate, Alexandre Kerenski, chef du gouvernement provisoire avant la Révolution puis chassé du pouvoir par les bolcheviks lors de la révolution d’Octobre de 1917, a quant à lui bien rendu visite à Berberova et Makeïev dans le village de Longchamp.
Carrière dans l’enseignement
Après avoir vécu à Paris pendant 25 ans, Berberova a décidé de changer de vie. En 1950, elle a quitté son mari et, avec deux valises pour toutes possessions, elle est partie s’installer aux États-Unis. Elle ne parlait alors pas un mot d’anglais. Il semblerait que ce soit l’une des décisions les plus difficiles qu’elle ait jamais prise. « De toute ma vie, je n’ai fait de choix qui ont impacté mon destin et mon individualité que quatre ou cinq fois mais, je dois l’avouer, faire ces choix m’a à chaque fois donné un sentiment de liberté et de pouvoir, une sensation de bonheur, peu importe si ce choix m’apporterait du bien-être ou détruirait quelque chose dans ma vie », a-t-elle ensuite écrit dans C’est moi qui souligne.
Elle s’est mariée une troisième fois aux États-Unis, avec George Kochevitsky, y a mené une carrière brillante dans l’enseignement et a éduqué plusieurs générations de slavistes. Elle est devenue maître de conférences à l’Université Yale et professeur de littérature à celle de Princeton. Le poète novateur Andreï Voznessenski a écrit un poème dédié à Berberova après lui avoir rendu visite dans sa demeure de Princeton, en 1988.
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En parallèle de l’enseignement, Nina n’a jamais abandonné sa passion de l’écriture et a publié plusieurs nouvelles aux États-Unis. Elle a divorcé une troisième fois, après 29 ans de mariage. « Je n’ai jamais été capable de regarder quelqu’un avec autant de profondeur et d’attention que moi-même. J’ai parfois essayé, surtout dans ma jeunesse, mais je n’ai jamais vraiment réussi. Il y a peut-être des gens qui en sont capables, mais je ne les ai pas rencontrés. En tout cas, je n’ai jamais rencontré personne qui puisse voir plus profondément en moi que moi-même », écrivait-elle.
Sergueï Dovlatov, auteur du Domaine Pouchkine, qui a émigré aux États-Unis en 1979, a entretenu une correspondance avec Berberova pendant plusieurs années.
« Elle a ensuite réalisé que je suis tout ce qu’elle déteste : une personne sans courage, torturée par ses propres insécurités. Notre correspondance a donc cessé. J’ai beaucoup de respect pour elle, j’aime beaucoup ses deux autobiographies (selon moi, sa poésie et sa prose sont de la camelote), mais c’est une personne complètement rationnelle, cruelle et froide, capable d’apprendre le suédois juste pour faire un voyage en Suède, mais également de quitter son mari malade qui ne pourrait plus rien lui apporter », écrivait Dovlatov. Sa remarque n’était pas totalement infondée.
En 1989, Berberova retourne en Russie, où elle rencontre le beau monde du milieu littéraire russe d’alors.
La « femme de fer » est décédée à Philadelphie en 1993, à l’âge de 92 ans. Elle était la preuve vivante que l’on peut tout accomplir dans la vie, si l’on est persévérant et imaginatif. « Ma vie entière est une réconciliation de contradictions : toutes mes caractéristiques, souvent opposées, sont maintenant mélangées en une seule ».
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