L’exposition des sculptures de l’artiste Alekseï Blagovestnov dans la salle royale de l’église de la Madeleine, à Paris, s’est clôturée en septembre 2017, mais une seconde l’attendait dans la capitale française, au Centre de Russie pour la science et la culture. Le sculpteur moscovite ne savait alors pas encore qu’il se rendrait à l’inauguration de ce deuxième événement muni d’une statuette du récemment disparu Johnny Hallyday, afin de l’offrir à l’église de la Madeleine, théâtre des funérailles du célèbre musicien.
Cette histoire, née de circonstances improbables, a connu une suite, et voici que dans l’atelier moscovite d’Alekseï est apparue une statue de deux mètres de l’idole française trônant sur une Harley et vêtue d’une armure. Parfois, le sculpteur, dont l’outil propulse méthodiquement des étincelles autour de la silhouette métallique de Johnny, s’étonne d’une telle tournure du destin. « Ce que je fais est un travail monstrueusement difficile », affirme-t-il, avant d’ajouter : « Ce n’est pas une commande, c’est mon histoire personnelle ».
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« Nous avons vu ton Tsoï, sculpte ! »
La musique et la moto sont des thèmes familiers pour Alekseï puisqu’en 2002 il avait d’ores et déjà été à l’origine d’une sculpture rendant hommage au roi russe du rock, Viktor Tsoï, également représenté sur un deux-roues. Dans les deux cas, l’artiste a tout de même tenu à transmettre au public sa propre lecture de l’image de ces chanteurs. Ainsi, Tsoï apparaît assis, pieds nus, sur une moto dont le phare est brisé. Alekseï explique que ce choix a pour but de forcer les spectateurs à ne pas se limiter à la représentation du biker.
Créer un Johnny de bronze a été une demande de ses amis français, qui avaient visité son exposition à la Madeleine et connaissaient sa sculpture de Tsoï, en plus d’avoir visionné le dernier film de Kirill Serebrennikov, dédié à ce dernier. « Après la nouvelle de la mort de Hallyday ils ont comparé tous les faits et m’ont proposé de réfléchir à une sculpture. "Nous avons vu ton Tsoï, sculpte !", m’ont-ils dit », raconte Alekseï.
À cette époque, l’artiste connaissait encore peu l’œuvre du rockeur français, mais a attentivement écouté ses chansons et a accepté la mission. « J’ai l’impression que c’est une musique si puissante et magnifique pour le cœur russe, dit-il avec extase. Si on passait plus souvent Hallyday sur nos chaines radio, il aurait ici des millions de fans ! ».
Pourquoi sur une moto ?
Peu après avoir entamé son travail, Alekseï est tombé sur des photographies de Johnny chevauchant une moto, clichés alors devenus sources d’inspiration pour sa sculpture. « Initialement on m’avait demandé de représenter Hallyday debout avec une guitare, comme à un concert, mais j’ai dit que ce n’est pas mon truc, je ne fais pas des choses banales, précise-t-il. J’aime les motos du vingtième siècle, je les aime pour leur beauté et leur grâce, or Johnny dans sa jeunesse en conduisait justement des comme ça ».
Blagovestnov ne pouvait cependant pas sculpter une moto à partir d’un exemplaire réel, la taille de son atelier ne le permettant pas. Il a donc étudié en détails l’ensemble des informations nécessaires. Selon lui, dans la sculpture de la bécane de Johnny aucun élément n’est le fruit du hasard. « La moto est faite façon retro, mais elle a un moteur moderne. Il est aussi important de faire attention aux tuyaux d’échappement aplatis, stylisés à la façon des années 80, on faisait cela pour que les policiers ne puissent pas vérifier si à l’intérieur était installé un filtre spécial ou non. Le plus intéressant, c’est la fourche avant Springer. Maintenant on ne l’utilise plus car elle était dangereuse pour la vie, il était difficile d’y accrocher les freins », illustre Alekseï.
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Notre-Dame par l’image, Jeanne d’Arc par l’idée
Il est prévu que la sculpture de Blagovestnov soit érigée à Paris, mais l’autorisation de la mairie est encore nécessaire. Toutefois, en cas de refus de la capitale, une autre ville française se dit prête à accueillir le Johnny de bronze, la commune de Linas, dans l’Essonne, où se trouve le célèbre circuit automobile.
En examinant la maquette de la statue, il est naturel de s’inquiéter pour son transport, mais Alekseï assure là aussi que le matériau utilisé est très solide et que rien ne lui arrivera en route. « La sculpture est assez imposante, mais tous les détails sont pensés, Johnny est très robuste, affirme l’artiste. Il doit rappeler la cathédrale Notre-Dame par l’image, où toutes les décisions de construction ont été pensées jusqu’aux petits détails, tous noués entre eux, ils sont difficiles à arracher ou à casser ».
Si par sa résistance la sculpture du rockeur rappelle Notre-Dame, dans son énergie se reflète Jeanne d’Arc qui, pour Blagovestnov, apparaît comme l’un des plus importants symboles de France. « Dans une telle œuvre, vous avez affaire avec l’âme d’une personne, vous le sentez, explique-t-il. Durant ses concerts, Johnny avait l’air provocateur, et ça lui allait bien. Mon Johnny est habillé simplement, mais en même temps il est en armure. C’est une référence à la chevalerie, un équipement d’une autre époque ».« J’ai relié Jeanne d’Arc et Johnny à travers les siècles, afin de rendre l’œuvre plus profonde. L’armure souligne l’allure pénétrante du chanteur ».
Le sculpteur s’inquiète peu du sort de son œuvre et est même prêt à la laisser en Russie, bien qu’il craigne la manière dont elle sera accueillie par le public français. Alekseï est en effet préoccupé par le fait que les fans de Johnny puissent ne pas comprendre son idée et ne pas voir que cette statue est adressée non seulement à eux, mais également aux connaisseurs d’art, de l’Antiquité au sculpteur français César, à propos duquel une exposition rétrospective s’est tenue au centre Pompidou l’an dernier, événement ayant fortement inspiré Blagovestnov.
« Si quelqu’un considère que Johnny doit ressembler à autre chose, il a absolument raison, assure-t-il. Mais moi je le vois précisément comme ça. Puisse-t-on me pardonner si ma conception artistique est complexe, mais me comprendra celui qui connait l’œuvre du maître César Le Centaure ».
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