Le monastère Novodievitchi et les Romanov: symbiose à la tête de l’État russe

Tourisme
WILLIAM BRUMFIELD
L’historien de l’architecture et photographe William Brumfield nous fait découvrir les cinq cents ans d’histoire du monastère Novodievitсhi de Moscou et son influence sur le cours de l’histoire russe.

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De toutes les institutions monastiques de Moscou, aucune autre ne prospéra aussi ostensiblement que le monastère Novodievitchi (littéralement, le nouveau monastère de femmes. Nouveau par rapport à deux autres fondations moscovites de femmes plus anciennes). Son église principale dédiée à l’icône de la Vierge de Smolensk a, tout comme celles du Kremlin, servit de prototype aux églises de nombreux autres grands monastères de Russie.

Novodievitchi fut fondé en 1524 par le grand-prince de Moscou Vassili III (1479-1533) pour commémorer la prise de Smolensk à la Lituanie dix ans plus tôt. En cette année 2024, il a donc cinq cents ans.

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Hodigitria

Le sanctuaire principal du monastère est consacré à l’une des icônes orthodoxes les plus révérées : celle de la Vierge de Smolensk, également connue comme l’Hodigitria. Selon la tradition, cette image sacrée est l’une de celles peintes par saint Luc. Elle définit le modèle de l’Hodigitria, mot grec qui signifie : celle qui montre la voie. On y voit l’enfant Jésus assis sur le bras gauche de sa Mère qui le montre de sa main droite. Sur ordre d’un empereur byzantin, cette icône fut apportée de Jérusalem à l’église des Blachernes de Constantinople.

Cette église se trouvait sous la protection de l’impératrice Pulchérie (398-453), reconnue comme sainte par les Églises orthodoxes et catholique pour son rôle dans la consolidation du paléochristianisme. À en croire des sources ecclésiastiques, l’empereur Constantin IX Monomaque (vers 1000-1055) aurait donné cette icône à sa sœur Anastasia (ou Anna. Le nom n’est pas totalement établi) en 1046 à l’occasion de son mariage avec Vsevolod (1030-1093), un des fils du grand-prince de Kiev Iaroslav le Sage (avant 980-1054).

Translation à Moscou

Vladimir II Monomaque (1053-1125. Il reçut ce nom de sa mère), qui joua un rôle considérable dans l’extension des terres russes, hérita de l’icône Hodigitria à la mort de son père Vsevolod. Vers 1095, Vladimir fit transférer l’icône de Tchernigov, sa principauté d’origine, à Smolensk. En 1101, dans cette ville, il fit ériger la cathédrale de la Dormition. L’icône fut placée en la cathédrale dont la construction s’acheva dans les années 1140, sous un des petits-fils de Vladimir Monomaque, Rostislav Mstislavitch (1110-1167), prince de Smolensk de 1125 à 1160. En 1239, lors de l’invasion mongole, la cathédrale de Smolensk et l’icône Hodigitria échappèrent à la destruction. La principauté de Smolensk située dans l’ouest des terres russes fut relativement épargnée par les Mongols.

En 1398, Sophie (1371-1453), la femme du grand-prince de Moscou Vassili Ier (1371-1425) fit venir l’icône Hodigitria à Moscou. Elle resta en l’église de l’Annonciation du Kremlin jusqu’en 1456, année où l’évêque de Smolensk la réclama. Le grand-prince de Moscou Vassili II (1415-1462), fils de Vassili Ier et de Sophie, accéda à sa demande, non sans en avoir fait faire une copie de taille identique destinée à remplacer l’original en l’église de l’Annonciation. En 1525, cette copie fut transférée à Novodievitchi où elle fut placée en l’église de la Vierge de Smolensk, dont la construction fut achevée au milieu du XVIème siècle.

Une fondation objet de l’attention des grands-princes

Contrairement à de très nombreux monastères russes du Moyen-Âge, qui reconstruisaient en pierre leurs bâtiments en bois à mesure que leurs ressources et les donations qui leur étaient faites le permettaient, Novodievitchi, sous le patronage du grand-prince, connut un développement rapide : son église principale fut érigée en brique et rivalise toujours avec les sanctuaires les plus importants du Kremlin.

La ressemblance entre les églises du Kremlin et celle de l’icône de la Vierge de Smolensk de Novodievitchi n’est pas fortuite. Des années 1470 au début du XVIème siècle, les églises de la Dormition et de l’Archange Saint-Michel furent reconstruites par les architectes italiens Aristotel Fioravanti et Aléviz le Jeune. Maîtrisant parfaitement les techniques d’érection de grands bâtiments, ces deux architectes réintroduisirent le plan en croix allongé surmonté de cinq coupoles, complètement négligé depuis qu’il avait été appliqué en Souzdalie au XIIème siècle. Cette disposition des bulbes montés sur tambours s’imposa par la suite pour la construction de grandes églises dans le style de cathédrale de la Dormition du Kremlin.

Nouveau modèle spirituel et architectural

À cette époque, il devint de plus en plus fréquent que la dédicace des églises fasse écho à des événements importants survenus sous le règne des grands-princes sous le règne desquels ces églises furent construites. Par exemple, l’église de l’icône de la Vierge de Smolensk du monastère Novodievitchi commémore la prise de Smolensk par Vassili III.

À la différence de la cathédrale de la Dormition du Kremlin, sur chaque façade de l’église du monastère Novodievitchi, un pignon incurvé (закомара – zakomara) est plus haut et plus large que les autres :  ils indiquent l’emplacement des bras de la croix du plan du bâtiment. La verticalité est plus marquée que celle de la Dormition du Kremlin. L’église s’élève au-dessus d’un rez-de-chaussée (подклет – podklète). Comme dans d’autres églises de conception similaire – par exemple, celle de la Transfiguration de Iaroslavl – ce rez-de-chaussée servait de nécropole de familles nobles, dont princières. Cinq dômes massifs couronnent l’église de l’icône de la Vierge de Smolensk. La taille des croix dorées et ornementées s‘accorde harmonieusement avec celles des tambours et des coupoles.

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Symbolisme religieux et temporel

Le fait que l’église de l’icône de la Vierge de Smolensk fut érigée pour commémorer une victoire militaire du grand-prince de Moscou sur la Lituanie illustre parfaitement l’alliance du symbolisme religieux et séculier caractéristique de la Moscovie du XVIème. Cette tendance s’exprimait déjà dans la reconstruction des églises du Kremlin de Moscou et des cathédrales de Rostov et de Souzdal. Quelle qu’ait été la dédicace originelle des églises, leur reconstruction sur le modèle de la cathédrale de la Dormition du Kremlin non seulement témoignait du renforcement du pouvoir des grands-princes de Moscou qui poursuivaient le mouvement de « rassemblement des terre russes », mais aussi permettait de manière tangible de recréer le principal sanctuaire de la métropole russe dans des villes importantes d’une grande-principauté en extension.

À la fin du XVIème siècle, le monastère Novodievitchi reçut de généreuses donations d’Irina Godounov (vers 1557-1603) et de son frère, le tsar Boris Godounov (1552-1605), dont l’élection au trône s’était tenue en 1598 dans les murs du monastère. Boris Godounov entreprit la rénovation et l’agrandissement des murs de la fondation, qui avait joué un rôle important en 1591 dans la défense de Moscou menacée par le khan de Crimée Kazy Girei. Les couronnes élaborées des tours datent du XVIIème siècle.

Hommage aux zakomary

Les travaux de construction reprirent au monastère Novodievitchi sous la tsarine Sophie durant les années de sa régence (1682-1689). Elle fut secondée dans cette entreprise par son principal conseiller, le prince Vassili Golitsyne, très intéressé par l’architecture occidentale. L’influence de l’architecture laïque et imposante se reflète dans les églises de la Dormition (1685-1687) et de la Transfiguration au-dessus des portes nord (1687-1689). Ses cinq coupoles et des croix dorées couronnent une corniche en coquilles Saint-Jacques (zakomary). Cette décoration foisonnante se retrouve sur les encadrements de ses fenêtres dans le style du Baroque moscovite. L’église de l’Intercession (1683-1688) au-dessus des portes sud est plus modeste. Il faut toutefois souligner la forme inhabituelle des trois tours octogones qui servent de tambours. Ces deux églises au-dessus des portails sont construites sur des plates-formes qui leur servent de terrasses.

Dernière période de construction

Le monastère Novodievitchi est dominé par son clocher achevé en 1690. Il fait 72 mètres, soit 9 de moins que le clocher d’Ivan le Grand dans le Kremlin de Moscou. La construction de cette tour octogonale dans le style exubérant du baroque moscovite fut le résultat d’une prouesse technique. Ses balustrades et ses pinacles qui marquent les angles rappellent ceux du clocher de Tolchkovo à Iaroslavl. Le clocher de Novodievitchi est plus spacieux et le bulbe doré est un détail fastueux et lumineux. L’année où il fut achevé, la régente Sophie avait échoué à écarter du pouvoir son demi-frère Pierre Ier. Il l’avait fait emprisonner dans le monastère qu’elle avait si richement doté. Les liens du monastère avec le pouvoir temporel se distendirent lorsque le tsar Pierre transféra la capitale de la Moscovie à Saint-Pétersbourg. En 1764, la sécularisation des biens de l’Eglise décrétée par Catherine II n’épargna pas la fondation moscovite.

Immuabilité

Les remparts du monastère Novodievitchi furent les témoins de nombreux épisodes militaires. Ils subirent les assauts des Tatars de Crimée en 1571 et 1591. Durant le Temps des Troubles, ils virent régulièrement s’affronter les forces russes, polonaises et cosaques. En quittant Moscou, des soldats de la Grande Armée tentèrent de faire sauter l’église de l’icône de la Vierge de Smolensk. Durant la période soviétique, le monastère fut transformé en musée et, de ce fait, relativement épargné. En 1943, il fut partiellement rouvert au culte. Novodievitchi fut rendu à l’Eglise orthodoxe russe en 2010.

Cimetière

Le monastère Novodievitchi est également connu pour sa remarquable nécropole. Y furent inhumés des personnages éminents comme le héros de la Guerre de 1812 et poète Denis Davydov ; les historiens Mikhaïl Pogodine et Sergueï Soloviev ; le fils de ce dernier, le poète et philosophe Vladimir Soloviev ; l’écrivain Anton Tchékhov ; le compositeur Alexandre Scriabine ; le général Alexeï Broussilov ; les entrepreneurs Prokhorov qui firent élever une magnifique chapelle dans le style Art Nouveau.

William Brumfield est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’architecture russe. Le dernier en date, Russian Avant-Garde through the Lens of William Brumfield: Honoring the Master’s 80 years, consacré a récemment fait l’objet d’un exposition au Musée de l’Architecture de Moscou

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