À la découverte de Tioumen, un avant-poste sibérien devenu grand centre énergétique

William Brumfield
Le photographe William Brumfield nous offre un aperçu bref mais éclairant de l’évolution historique de l’un des centres énergétiques les plus importants de Russie.

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Tioumen. Vue sur la rivière Toura. De gauche à droite : église de l'Élévation de la croix, école de commerce, monastère de la Trinité avec l'église des Saints Pierre et Paul et cathédrale de la Trinité.

Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a élaboré un procédé complexe permettant d’obtenir une photographie aux couleurs vives. Sa vision de la photographie, qui était à ses yeux une forme d’éducation et d’illumination, s’illustre avec une clarté particulière à travers ses clichés de monuments architecturaux situés au cœur de la Russie.

Tioumen. Vue sur la rivière Toura. De gauche à droite : cathédrale de l'Annonciation (démolie) ; église de l'Élévation de la Croix ; église de l'Ascension et de Saint-Georges ; monastère de la Trinité

En juin 1912, Prokoudine-Gorski s’aventure en Sibérie occidentale dans le cadre d’une commission chargée de documenter la voie navigable Kama-Tobolsk, un lien entre les versants européen et asiatique des monts Oural. La ville de Tioumen a servi de point de départ de cette expédition vers le nord jusqu’à Tobolsk, sur la rivière Irtych.

Cathédrale de l'Icône de la Vierge du Signe

Au cours de son voyage, Prokoudine-Gorski a réalisé plusieurs précieuses photographies de Tioumen et de Tobolsk. Mes photographies de ces deux villes ont été prises à la fin de l’été 1999.

Des débuts modestes

Cathédrale de l'Icône de la Vierge du Signe

Considérée comme la première colonie russe permanente en Sibérie, Tioumen a été fondée en 1586 sur le site d’un campement tatar au confluent des rivières Toura et Tioumenka. L’initiative de sa création appartient à Boris Godounov, éminence grise du tsar Fédor Ier (fils d’Ivan le Terrible), qui deviendrait finalement lui-même tsar en 1598.

Cathédrale de l'Icône de la Vierge du Signe, façade sud

Godounov était étroitement allié aux Stroganov, qui depuis leur « bastion » commercial, la ville septentrionale de Solvytchegodsk, avaient envoyé un détachement de cosaques commandé par un certain Ermak dans les profondeurs de la Sibérie pour défier le pouvoir du chef des Tatars de Sibérie, Khan Koutchoum. Bien que les dates précises soient sujettes à caution, il semble qu’à l’automne 1581, Ermak se soit emparé de Tchingui-Toura (plus tard Tioumen), avant d’abandonner sa conquête pour se rendre directement à Kachlyk, capitale de Khan Koutchoum, qu’Ermak a vaincu en 1582 lors d’une bataille près de la rivière Irtych.

Église de l'Image miraculeuse du Sauveur. Construite à l'origine en 1794-1819, c'est un excellent exemple d'architecture « baroque sibérienne »

Après la mort d’Ermak, tué lors d’un raid tatar en 1584, ses conquêtes n’ont temporairement pas pu être consolidées. Néanmoins, Boris Godounov, conscient de l’énorme importance de la Sibérie, a lancé une campagne pour y fonder des colonies, comme il l’avait fait dans d’autres zones frontalières de l’État moscovite médiéval.

Église de l'Ascension et de Saint-Georges. Construite à l'origine entre 1770 et 1789, dégradée dans les années 1930 et restaurée après 2003 avec la reconstruction du clocher

Comme d’autres villes sibériennes russes naissantes, Tioumen servait à l’origine de forteresse pour les cosaques et d’autres troupes qui veillaient sur les routes commerciales nouvellement formées et s’étendant dans toutes les directions. Les relations avec la Chine ont acquis une importance particulière au cours du XVIIe siècle.

Un emplacement stratégique

Église de l'Élévation de la Croix. Construite en 1774-91

L’emplacement de Tioumen, sur la rivière Toura, a également fourni un lien direct vers l’ouest avec la ville-« porte d’entrée » de Verkhotourié, fondée par Boris Godounov du côté asiatique des monts Oural en 1598. À l’est et au nord de Tioumen, la rivière Toura coule dans la rivière Tobol, qui à son tour rejoint l’Irtych près de Tobolsk. En raison de son emplacement, Tioumen était dès le début vouée à jouer un rôle important dans l’assimilation de la Sibérie par le pouvoir russe.

Bâtiment du conseil municipal. Construit à l'origine en 1828-33 dans un style néoclassique simplifié, l'horloge a été ajoutée en 1857

Le début de la colonisation russe de la Sibérie, à la fin des XVIe et XVIIe siècles, est le fruit d’une dialectique épique entre les vastes distances de cette terre austère et l’esprit d’entreprise des marchands russes, dont les intérêts commerciaux coïncidaient avec l’appétit des tsars pour l’expansion vers l’Est. Bien que ses rivières ne fussent que des affluents de l’Irtych (elle-même affluent du grand fleuve Ob), Tioumen était bien située pour tirer profit du vaste réseau hydrique sibérien.

Maison Kolokolnikov, au coin du 18 rue de la République et de la rue Tourgueniev. Construit à l'origine en 1804 par le marchand Ivan Ikonnikov, ce superbe exemple d'architecture classique en bois a été acquis en 1888 par le marchand Ivan Kolokolnikov, qui en a modifié la conception originale

Comme la plupart des premières villes russes de Sibérie, Tioumen servait à l’origine de colonie fortifiée pour les cosaques et d’autres troupes qui, au XVIIe siècle, protégeaient les nouvelles routes commerciales en développement, en particulier vers la Chine. Lorsque la frontière méridionale du territoire asiatique de Moscou est devenue plus peuplée au XVIIIe siècle, l’importance de Tioumen en matière de développement des transports ainsi que des petites entreprises commerciales et industrielles a augmenté. Son statut de maillon de transport était également lié au système d’exil : des condamnés et des exilés politiques étaient envoyés dans toute la Sibérie.

Manoir de Nikolaï Macharov, 24 rue Lénine. Construit à la fin du XIXe siècle par le fondateur de l'usine sidérurgique de Tioumen

Siège de l’Église orthodoxe

Bâtiment commercial (au coin des rues de la république et Kirov) construit par le marchand Nikolaï Iadrychnikov en 1897. Exemple de « style en briques » très décoré, prisé pour les bâtiments commerciaux à la fin du XIXe siècle

En tant que centre administratif régional de la Sibérie occidentale, Tioumen est rapidement devenue un lieu d’ancrage de l’Église orthodoxe russe. Le monastère de la Trinité a été fondé en 1616 sur la haute rive droite de la rivière Toura. Dédié à l’origine à la Transfiguration, le monastère était un modeste ensemble de bâtiments en rondins jusqu’à sa transformation, au début du XVIIIe siècle, par un énergique prélat ukrainien, l’évêque Fédor Lechtchinski.           

École de commerce (aujourd'hui Institut d'ingénierie). Achevé en 1914 lors du boom de la construction sibérienne stimulé par le développement du commerce le long du chemin de fer transsibérien

Proche de Pierre le Grand, l’évêque Fédor considérait l’architecture comme le reflet d’une vaste transformation culturelle, et l’église de la Trinité, qu’il a construite dans le monastère en 1709-1715, est le bâtiment de Tioumen le plus ancien encore debout à ce jour. Vidée à l’époque soviétique, l’église de la Trinité a été rénovée (avec des modifications) en même temps que sa voisine, l’église des Saints-Pierre-et-Paul, construite en 1741-1755. Heureusement, Prokoudine-Gorski a photographié les deux sanctuaires en 1912.

École d'artisanat Tekoutiev, 2 rue Dzerjinski. Achevé en 1914, le bâtiment est un bel exemple de « style moderne » provincial

Ces premiers exemples d’un style baroque provincial ont servi de modèle à d’autres églises du XVIIIe siècle à Tioumen, culminant avec la somptueuse cathédrale de l’icône-de-la-Vierge-du-Signe (Znamenski), qui a récemment été magnifiquement rénovée. Construite en plusieurs étapes entre 1768 et 1891, la cathédrale arbore la décoration fleurie typique d’une grande partie de l’architecture des églises sibériennes.           

Soumettre la Sibérie

Manoir Chaïtchik, 47 rue Lénine. Construit en 1914 par Yankel Chaïtchik, propriétaire d'un grand magasin et commerçant de produits secs

L’immensité intimidante de la Sibérie a été progressivement surmontée au XIXe siècle grâce à de nouvelles formes de transport. Le premier bateau à vapeur à sillonner une rivière sibérienne a été construit ici en 1838.

Maison Bourkov, 30 rue Dzerjinski. Construite au début du XXe siècle par Vassily Bourkov, négociant en céréales sibériennes au niveau international (Chine, Japon)

La plus grande impulsion à la croissance économique est liée l’achèvement d’un chemin de fer en provenance d’Ekaterinbourg, sur le versant oriental des monts Oural. Cette ligne est finalement devenue un tronçon important du chemin de fer transsibérien, transportant la richesse des forêts, des mines et des nouvelles régions agricoles de Sibérie, ainsi que du cuir et d’autres produits issus des usines locales.

Maison Kozlov, 9 rue Tourgueniev. Construite à la fin du XIXe siècle par Ivan & Maria Kozlov, marchands locaux

Au tournant du XXe siècle, plus d’un demi-million de colons avaient traversé la ville vers les terres fertiles de la Sibérie. Heureusement, des vestiges de cette période ont survécu dans la partie centrale de la ville.

École primaire Nikolaevskoïe, 5 rue Lénine. Bâtiment en bois construit en 1897 au sein d'un réseau d'écoles publiques

Cette mémoire du passé est particulièrement palpable dans les remarquables maisons en bois de la ville, arborant des fenêtres à chambranles sculptés dans un style spécifique à Tioumen. Ces fenêtres massives comprennent souvent des planches sculptées à leur base, constituant un dispositif supplémentaire à vocation décorative et protectrice. Cette construction solide permettait d’avoir des rangées de grandes fenêtres dans les maisons en bois, malgré le climat rigoureux, apportant ainsi un maximum de lumière à l’intérieur pendant les longs hivers sibériens.

Maison en bois, au coin du 9 rue Volodarski et de la rue Semakov. Construite à la fin du XIXe siècle, la maison possède d’exubérants chambranles de fenêtres sculptés / Fenêtre de maison en bois, 17 rue Komsomol. Construite vers 1900 en tant qu’aile du domaine d’A. G. Andreïev

Présent et avenir

Maison d'habitation en rondins, N°57 (rue inconnue ; la maison pourrait avoir été démolie). Bel exemple de chambranles de fenêtre sculptés sur une structure typique en rondins

Tioumen est aujourd’hui la capitale d’une immense province - allant du Kazakhstan en Asie centrale au nord de l’océan Arctique - qui constitue l’une des régions productrices d’énergie les plus riches au monde. La ville a bénéficié de cette abondance de ressources naturelles et est actuellement l’une des rares villes sibériennes à afficher une croissance démographique importante : sa population est passée d’un peu plus d’un demi-million d’habitants lors du recensement de 2002 à environ 850 000 selon la dernière estimation. Comme souvent dans les villes sibériennes, la plupart des habitants vivent au-delà du centre historique, dans des quartiers construits sous l’URSS.

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Maison Minchoutine, 43 rue Vodoprovodnaïa. Construite en 1891, la bâtisse a été restaurée en 1998 par l'architecte A. Klimtchenko avec des chambranles de fenêtres décoratifs sculptés par Vadim Cheïetov

Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a inventé un procédé complexe de photographie en couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé à travers l’Empire et pris plus de 2 000 photographies avec ce nouveau procédé, qui implique trois expositions sur une plaque de verre. En août 1918, il a quitté la Russie avec une grande partie de sa collection de négatifs sur verre et s’est finalement installé en France. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers ont vendu sa collection à la Bibliothèque du Congrès américain, qui, au début du XXIe siècle, a numérisé la collection de Prokoudine-Gorski et l’a mise gratuitement à la disposition du public mondial. Un certain nombre de sites web russes en proposent désormais des versions. En 1986, l’historien de l’architecture et photographe William Brumfield a organisé la première exposition de photographies de Prokoudine-Gorski à la Bibliothèque du Congrès. Au cours d’une période de travail en Russie débutant en 1970, Brumfield a photographié la plupart des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d’articles juxtapose les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les clichés pris par Brumfield des décennies plus tard.

Dans cet autre article, William Brumfield s’intéressait à la cathédrale de l’Archange-Saint-Michel, nécropole des tsars au cœur du Kremlin de Moscou.

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