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À l'été 1916, alors que la Grande Guerre faisait rage en Europe, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a entrepris sa dernière grande expédition. Son voyage dans un contexte aussi difficile a été permis par une commission du gouvernement qui l’avait chargé de photographier la construction d'un chemin de fer vers le nouveau port de Mourman (aujourd'hui Mourmansk), qui avait été fondé à l'angle nord-ouest de la péninsule de Kola pour recevoir des fournitures de guerre de la part des alliés occidentaux.
La plupart des sites photographiés par Prokoudine-Gorski au cours de ce voyage sont situés dans la région connue aujourd'hui sous le nom de République de Carélie. Avec ses vastes forêts, la Carélie était riche en monuments d'architecture traditionnelle en bois. Prokoudine-Gorski a photographié des villages le long ou à proximité de la nouvelle voie ferrée, y compris le village côtier de Chouïeretskoïe (également connu sous le nom de Chouïa), situé près de l'embouchure de la rivière Chouïa dans la mer Blanche à environ 30 km au sud de l'ancienne ville de Kem. La photographie évocatrice de Prokoudine-Gorski, prise de l'autre côté de la rivière Chouïa, montre un ensemble de trois églises en bois, dont l'une avait un clocher.
La caractéristique dominante de l'ensemble de Chouïa photographié par Prokoudine-Gorski en 1916 était l'église Saint-Nicolas, coiffée de sa haute tour typiquement nordique connue sous le nom de « chapiteau » (chatior). Datée du début du XVIIe siècle, l'église Saint-Nicolas fut revêtue d'un bardage en planches à la fin du XIXe siècle, tout comme les églises adjacentes. Aucun de ces monuments n'a survécu. Fermées et vandalisées au début de la période soviétique, on sait que les églises étaient dans un état déplorable après la guerre. En 1947, toutes trois ont été détruites, apparemment à cause d'un incendie provoqué par la foudre.
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Bien que l'église Saint-Nicolas n'existe plus, on trouve encore des structures en « chapiteau » similaires dans toute la région de la mer Blanche, y compris dans la zone située le long du fleuve Dvina septentrionale. De ses origines à la ville de Veliki Oustioug à son embouchure près du port d'Arkhangelsk, la Dvina septentrionale ne figure pas parmi les grands cours d’eau mondiaux en termes de taille. Cependant, l'importance de la Dvina pour la Russie est exceptionnelle.
Lien vers l'ouest
Du XVIe au début du XVIIIe siècle, ce fleuve, qui se jette dans la mer Blanche, était le principal débouché de la Russie vers l'ouest, vers la Grande-Bretagne et la Hollande. Au cours de cette période, la région de la mer Blanche était reliée par des rivières, des lacs et la mer à l'un des réseaux commerciaux les plus puissants de Russie. Le bassin du fleuve Dvina, qui comprend les rivières Soukhona et Vytchegda, était le principal élément de ce système hydrique. Les fourrures, les produits forestiers, le poisson et le sel y transitaient à travers le vaste territoire du nord – de la Sibérie à la péninsule de Kola.
Avec une longueur de 740 km, la Dvina est le plus long fleuve d'Europe du Nord. On a beaucoup écrit sur le fleuve lui-même, mais peu connaissent le patrimoine culturel représenté par les églises et les maisons oubliées le long de ses rives. Une zone particulièrement intéressante s'étend à l'intérieur des terres depuis la rive droite de la Dvina, près de son confluent avec la rivière Vytchegda, un affluent qui s'étend sur quelque 1 100 km au nord-est en direction des montagnes de l'Oural et de la Sibérie. Ce tronçon de la Dvina possédait non seulement une production abondante de sel, mais était également connu pour ses ouvrages en métal. C'est ici que la dynastie marchande des Stroganov a commencé son rôle majeur dans l'histoire russe.
Un monument à Dieu
Parmi les villages historiques notables de la région se trouve Verkhniaïa (supérieure) Ouftiouga, situé sur un chemin de terre le long de la petite rivière sinueuse Ouftiouga à environ 45 kilomètres de la Dvina à l'intérieur des terres. Le village possède l'un des monuments en bois les plus marquants du Nord, l'église Saint-Dimitri (Démétrius de Thessalonique), érigée en 1784 et soigneusement restaurée à la fin des années 1980.
La caractéristique la plus frappante de l'église Saint-Dmitri est sa tour en « chapiteau », qui occupe plus de la moitié des 40 m de hauteur de l'église. La tour à huit côtés s'élève au-dessus d'une base en rondins octogonale basse, qui à son tour repose sur une grande structure de base en cube. La tour se termine par une coupole couverte de bardeaux de bois. Du côté est se trouve une extension de l'abside (avec le maître-autel) qui est couronnée d'un petit pignon et d'une coupole.
L'église est construite en rondins de pin robustes, bien ajustés et entaillés aux extrémités. Juste en dessous de la base de la tour en « chapiteau », les rondins sont allongés pour supporter une sorte de torche (poval). Cette extension renforce la tour et crée un surplomb de toit (politsa) qui protège les murs inférieurs du ruissellement excessif d'humidité. La forme évasée est à la fois fonctionnelle et constitue l'un des détails les plus gracieux de l'architecture russe en bois.
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La puissante présence verticale de l'église Saint-Dmitri est également soulignée par l'absence de l'extension habituelle que constitue le vestibule sur le côté ouest de l'église. Dans ce cas, la façade ouest est précédée d'une simple galerie surélevée à partir de laquelle un escalier couvert descend jusqu’au niveau du sol.
Cette structure surélevée rehausse l'entrée principale au-dessus des congères qui s'accumulent pendant les longs hivers. Quelle que soit la saison, la silhouette élancée de l'église Saint-Dmitri servait de « phare » dans toute la région.
Des formes pratiques et belles
Au sud de la rivière Ouftiouga, des routes de campagne (rappelant souvent des pistes sablonneuses) serpentent à travers les forêts de pins en direction de Solvytchegodsk. Cette région située entre les rivières Ouftiouga et Vytchegda possède de remarquables maisons en bois qui, quoiqu’abandonnées, donnent une impression des riches traditions caractéristiques du Nord russe.
Ces grands domiciles ont généralement deux niveaux qui comprennent des zones d'habitation à l'avant et une grange pour le stockage et le bétail à l'arrière. Toutes les pièces sont situées sous un toit très large. Les maisons en rondins ont traditionnellement des encadrements de fenêtres décoratifs (nalitchniki) ainsi que des planches d'extrémité (pritcheliny) le long des bords avant du toit.
Une caractéristique distinctive de nombreuses maisons de cette région est la forme incurvée du toit. Cette forme arquée a été pensée pour faciliter la fonte de neige, bien que les toits dans la plupart des régions du nord soient à pente simple. Quelles que soient ses origines, cette conception inhabituelle de toit courbé présente une qualité esthétique attrayante qui lui est propre.
Quand la haute culture rencontre la tradition populaire
Le chemin menant à Solvytchegodsk traverse le village autrefois florissant de Tsivozero, également connu sous le nom de Tsivozerski Pogost. Son église en briques des Saints Pierre et Paul, achevée dans les années 1860, a été fermée et abandonnée pendant la période soviétique. Néanmoins, l'extérieur de l'église impressionne même avec son clocher en ruine. Lors de ma visite, j'ai vu que son intérieur nu était balayé et rangé par un paroissien âgé.
Le monument le plus distinctif de Tsivozero est la petite forme sombre du clocher en rondins. Cette structure octogonale intrigante a été construite en 1658 pour accompagner une église dédiée aux Saints Flore et Laure. Bien que l'église elle-même ait disparu depuis longtemps, la conception complexe du clocher fournit un exemple rare des traditions anciennes en matière de construction et de décoration en rondins. Fait notable, l’édifice se dresse toujours sur son site d'origine et est devenu un emblème du Nord russe.
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La route sud menant à Solvytchegodsk traverse d'autres villages, dont certains ont de petites chapelles en bois ainsi qu’occasionnellement quelques églises en briques (généralement abandonnées). La route forestière avance peu à peu vers Solvytchegodsk, berceau de l' « empire » des Stroganov.
Solvytchegodsk signifie « sel de la Vytchegda », et au cours des XVIe et XVIIe siècles, les sources salées de la région ont produit une richesse qui se reflète dans deux grands sanctuaires des Stroganov, la cathédrale de l'Annonciation (1560-84) et la cathédrale richement décorée de la Présentation (1688-93). La juxtaposition de ces magnifiques structures aux anciennes traditions des villages de la région d'Ouftiouga nous rappelle le mélange de haute culture artistique et de conception traditionnelle qui caractérise le Nord de la Russie.
Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIesiècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.
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