Le baroque européen dans le Nord russe

L’historien et expert en architecture William Brumfield découvre des bâtiments de ce style classique européen dans des lieux inattendus.

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Veliki Oustioug. Cathédrale vue depuis la rivière Soukhona gelée

Smolensk, située près de la frontière biélorusse, est l’un des centres culturels les plus anciens du pays. À l’été 1911, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski s’y est rendu pour documenter les lieux liés aux invasions napoléoniennes de 1812.

Le monument le plus célèbre de la ville est la cathédrale de la Dormition de la Mère de Dieu, située sur une colline du centre. Au début du XVIIe siècle, elle a été sérieusement endommagée lors de la guerre polono-russe, pendant le Temps des Troubles. Une fois la cité revenue sous domination russe, en 1654, les travaux de reconstruction de la cathédrale ont commencé. Des difficultés sur le chantier l’ont prolongé de plusieurs décennies, et l’intérieur de la cathédrale n’a fini d’être restauré qu’en 1772.

Smolensk. Vue intérieure de la cathédrale de la Dormition et du balcon avec l’icône de Notre-Dame de Smolensk

La majorité des travaux ont été réalisés dans les années 1730 et 1740, où la cathédrale a acquis son apparence actuelle, les architectes ayant été fortement influencés par le baroque ukrainien. Le style baroque est particulièrement visible à l’intérieur, avec une iconostase grandiose, dont le cadre sculpté et les icônes sont l’œuvre d’un groupe d’artistes et d’artisans dirigés par le maître ukrainien Sila Troussitski. Entre 1743 et 1746, l’intérieur de la cathédrale a encore été amélioré par la construction d’un balcon et de coffrets à icônes (kiot, en russe) placés près de l’iconostase et à la base des piliers de l’édifice.

Smolensk. Cathédrale de la Dormition, vue de l’iconostase et du balcon avec une reproduction de l’icône de Notre-Dame de Smolensk

Prokoudine-Gorski a documenté l’intérieur et l’extérieur de la cathédrale, et a notamment photographié l’icône de Notre-Dame de Smolensk. Cette photographie est aujourd’hui extrêmement importante, non pas de par les défis que Prokoudine-Gorski a dû surmonter pour la prendre (l’intérieur de la cathédrale était très sombre), mais parce que l’icône a disparu lors de l’occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, quelque part entre juillet 1941 et septembre 1943.

On peut voir une partie de l’iconostase sur la photographie de Prokoudine-Gorski. Mes clichés, pris à la fin du XXe siècle, en 2006 et en 2014, permettent de se rendre compte des considérables dimensions de l’iconostase.

Une interprétation nordique du style européen

Veliki Oustioug. Berge de la rivière Soukhona avec les anciennes maisons des riches marchands. Sur la droite : manoir de Grigori Oussov (fin XVIIIe siècle)

Smolensk n’est pas la seule ville russe avec des éléments baroques du XVIIIe siècle. La ville septentrionale de Veliki Oustioug, dans la région de Vologda, est l’un des endroits où cette culture est la mieux préservée. Située sur la rive gauche de la rivière Soukhona, la cité mélange architecture historique et cadre naturel.

Monastère de la Trinité de Gleden, à Veliki Oustioug. Clocher et cathédrale de la Trinité, vue sud-ouest

De l’autre côté de la rivière, on trouve le monastère de la Trinité de Gleden, dont l’église principale comporte une iconostase de taille, l’un des plus beaux travaux de baroque religieux en Russie. Des statues d’anges, de putti et de figures divines surplombent les cadres sculptés entourant des dizaines d’icônes peintes dans le style de la Renaissance italienne.

Monastère de la Trinité de Gleden. Cathédrale de la Trinigé, vue est vers l’iconostase

Si cet élément de l’église peut être aussi grandiose, c’est grâce à la richesse des marchands locaux qui ont fait des donations au monastère d’Oustioug. Bien que, à la fin du XVIIIe siècle, le développement de Saint-Pétersbourg ait diminué l’importance de Veliki Oustioug, la ville a continué d’être une importante plaque tournante commerciale de la région. La ville était aussi réputée pour son travail du cuir et du métal, ainsi que sa production d’objets en émail.

Monastère de la Trinité de Gleden. Iconostase de la cathédrale de la Trinité. Au centre : porte royale (entrée vers l’autel). En haut : statue en bois du Christ sur la croix

Ses orfèvres se sont spécialisés dans le niellage et leur art était non seulement très demandé dans le Nord mais aussi à Saint-Pétersbourg, y compris à la cour impériale. Ces liens commerciaux ont permis au peuple russe de se familiariser avec les formes somptueuses de l’art religieux du XVIIIe siècle. Par conséquent, les plus grandes églises d’Oustioug sont dotées d’iconostases dorés qui montrent une interprétation nordique du style baroque européen.

Un sublime exemple du baroque

Monastère de la Trinité de Gleden. Iconostase de la cathédrale de la Trinité. Porte royale flanquée des icônes de la Vierge Marie et des anges accompagnant Abraham et Sarah

Construit sur l’ancienne colonie de Gleden avant le milieu du XIIIe siècle, le monastère de la Trinité a été composé de structures en bois (et notamment de trois églises en rondin) pendant les 400 premières années de son existence.

Monastère de la Trinité de Gleden. Iconostase de la cathédrale de la Trinité. Icône montrant trois anges avec Abraham et Sarah

La première structure de maçonnerie du monastère a été la cathédrale de la Trinité, dont la reconstruction a commencé en 1659 grâce aux donations des frères Sila et Ivan Groudtsine, qui étaient parmi les plus riches marchands d’Oustioug. Après la mort de ces deux mécènes, la reconstruction de la cathédrale s’est arrêtée entre les années 1660 et 1690 pour des raisons financières et légales. La structure, comportant cinq coupoles et une tour de clocher séparée, a finalement été terminée à la fin du XVIIe siècle.

Monastère de la Trinité de Gleden. Iconostase de la cathédrale de la Trinité. Voûte de la porte royale avec sculpture de Dieu. À gauche : icône de la Vierge Marie avec le Christ enfant

L’extérieur de la cathédrale en impose, mais n’a pas ces décorations de façade typiques des autres églises russes de ce siècle. Son intérieur est également sobre, sans fresques et seuls deux piliers massifs (au lieu de quatre, habituellement) soutiennent les voûtes et coupoles du plafond. Cette structure permet un meilleur éclairage naturel, qui met en avant les détails baroques sculptés de l’iconostase.

Monastère de la Trinité de Gleden. Iconostase de la cathédrale de la Trinité. À gauche : segment avec les icônes de la Dormition de Marie. Au centre : la Vierge Marie avec le Christ enfant

Cette création magnifique, entourée de cinq rangées de bois sculpté et doré, a mis presque dix ans à être réalisée, entre 1776 et 1784. L’imposante structure en bois cache la partie est de l’autel et s’élève jusqu’à son centre, avec des « ailes » de chaque côté. Ces éléments forment un ensemble harmonieux allant du nord vers le sud et longeant le côté est de l’intérieur de la cathédrale.

Monastère de la Trinité de Gleden. Iconostase de la cathédrale de la Trinité. Segment gauche avec icônes

La sculpture est agrémentée de statues qui amplifient le motif récurrent de l’église, dédiée au ministère et à la passion du Christ. Le style des icônes imite les peintures des maîtres italiens, surtout dans les représentations de la Vierge Marie. À droite des portes royales, qui mènent à l’autel, on voit de grandes icônes dédiées à la Trinité, à laquelle le monastère est dédié.

Monastère de la Trinité de Gleden. Iconostase de la cathédrale de la Trinité. Vue d’ensemble du segment de gauche

Un autre lieu emblématique de ce mélange de baroque et d’éléments classiques est Saint-Pétersbourg, mais de nombreuses églises russes du XVIIIe siècle ont été construites dans un style similaire. La ville de Totma, par exemple, située à 200 km au sud de Veliki Oustioug, était connue comme le centre du baroque nordique.

Monastère de la Trinité de Gleden. Iconostase de la cathédrale de la Trinité. Vue d’ensemble du segment de droite

Le contrat de la réalisation de l’iconostase du monastère de la Trinité de Veliki Oustioug identifie d’ailleurs les principaux artisans comme étant des résidents de Totma. Cependant, même cette ville, dont les églises baroques ont été pillées pendant l’époque soviétique, ne disposait pas d’une iconostase aussi complexe que celle du monastère de la Trinité de Gleden.

Dans l’enceinte du monastère, on trouve deux autres églises : le réfectoire et l’église de la Présentation, ainsi que l’église de la Dormition, construites dans les années 1940.

Une survie miraculeuse

Morozovitsa, près de Gleden. Maison en bois avec des sculptures décoratives. Cette demeure a été modifiée depuis

En 1841, le monastère isolé a fermé ses portes, et n’a rouvert qu’en 1912, en tant que couvent. Après la révolution, les sœurs menaient une existence précaire, subsistant grâce à l’agriculture, jusqu’au démantèlement du couvent en 1925.

À partir de là, l’ancien monastère a eu une variété de tristes usages, devenant notamment un refuge pour orphelins et un centre de détention pour délinquants juvéniles. À partir des années 1930, on s’en est servi pour abriter les familles de paysans en exil et les personnes âgées nécessiteuses. L’intérieur de l’église de la Présentation et de la Dormition a été complètement vandalisé, bien que son extérieur soit resté intact.

Gleden. Église de Saint-Jean d’Oustioug à Poukhovo. Construite en 1764 par le monastère de la Trinité pour commémorer la naissance de Saint-Jean d’Oustioug. Abandonnée, elle s’est effondrée en 1999

Au travers de toutes ces épreuves, la cathédrale de la Trinité est restée fermée et protégée jusqu’aux années 1980, où l’ensemble du monastère a été cédé au musée de Veliki Oustioug. Avec les maigres ressources dont ils disposaient, les employés du musée ont précautionneusement préservé ce qu’il restait du monastère. L’iconostase est donc l’objet de deux miracles : celui de sa création et celui de sa survie improbable au travers du XXe siècle.

Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre accès pour le public au début du XXIe siècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtapose les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.

Dans cet autre article, nous vous présentions les plus belles églises de Sibérie, où baroque et bouddhisme se mêlent.

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