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Il fut un temps où les forêts entre le lac Lagoda et la mer Blanche, dans le Nord de la Russie, abritaient une multitude d’églises en bois.
À l’été 1909, le photographe et chimiste russe Sergueï Prokoudine-Gorski (voir l’encadré ci-dessous) a mené une expédition le long du système de canal Mariinsk, entre Saint-Pétersbourg et le bassin de la Volga. Ce système est composé du canal Mariinsky, qui relie la rivière Vytegra (qui se jette dans le lac Onega en direction de Saint-Pétersbourg) et la rivière Kovja (qui se jette dans le lac Beloïe).
Le monument le plus remarquable sur cette portion du canal, l’un des plus impressionnants du Nord de la Russie, est l’église de l’Intercession-de-la-Vierge d’Ankhimovo, sur la rive gauche de la Vytegra. Construite en 1708 sur les ruines d’un couvent du XVIe siècle, l’église de l’Intercession fut détruite en 1963 par un feu de camp allumé à proximité.
Avec cette perte tragique, la Russie fut alors privée d’un monument culturel important. Fort heureusement, la structure avait été photographiée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. En se basant sur ces clichés, des architectes ont pu reconstruire une église similaire à celle de l’Intercession d’Ankhimovo près de Saint-Pétersbourg.
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Les photographies prises par Prokoudine-Gorski en 1909 sont uniques, car elles sont en couleur. Elles laissent penser que l’église de l’Intercession aurait pu être le modèle d’une des églises les plus célèbres de Russie, l’église de la Transfiguration de Kiji, se trouvant sur l’une des 1 400 petites îles du lac Onega, en Carélie. Elle a été construite moins d’une décennie après le chef-d’œuvre d’Ankhimovo, et certains pensent qu’elles ont toutes deux été bâties par le même constructeur.
L’île de Kiji est connue depuis bien longtemps comme un territoire sacré, comme d’autres îles du Nord, telles que celles de l’archipel des Solovki. Son cadre incroyablement pittoresque ne s’étend pourtant que sur six kilomètres.
Une volonté centenaire de protéger l’héritage du passé
L’incroyable beauté du lieu ne l’aurait toutefois pas sauvé du délabrement et du vandalisme qui ont détruit tant d’autres chefs-d’œuvre architecturaux en Russie. Pendant plus d’un siècle, les conservateurs de l’architecture traditionnelle russe, menés par Alexandre Opolovnikov, ont tout tenté pour protéger cet héritage culturel.
Les efforts de conservation ont débuté peu après la Seconde Guerre mondiale, et l’île de Kiji a obtenu le statut de musée-réserve d’architecture nationale et d’histoire en 1966. En 1990, l’île a été inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO.
L’église de la Transfiguration du Seigneur de Kiji fut construite en 1714, apparemment pour célébrer la victoire de Pierre le Grand sur la Suède lors de la grande guerre du Nord (1700-1721). Cependant, ce n’était pas la première à y être construite : des églises, y compris une dédiée à la Transfiguration du Christ, existent à Kiji depuis le XVIe siècle.
Ces édifices se trouvaient dans le Sud-Ouest de l’île, près du lac. Cela formait un « pogost », terme qui désignait un cimetière fermé dans une paroisse ou une église de district.
En 1693, le pogost a été détruit par la foudre et l’incendie qui a suivi. La reconstruction a débuté peu après, en commençant par une petite église en bois dédiée à l’Intercession de la Vierge.
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L’une des structures les plus emblématiques de Russie
20 ans après l’incendie, en juin 1714, la construction d’une église plus grande dédiée à la Transfiguration a commencé. Sa silhouette pyramidale élancée de près de 40m de haut permet de comprendre de loin que l’on s’approche d’un sol consacré, et les coupoles de la structure renforcent ce sentiment de symbolisme religieux.
Bien que l’église de la Transfiguration, avec sa myriade de dômes, donne une impression de complexité, la construction découle en réalité d’une logique structurelle et esthétique rigoureuse. Dans ce sens, elle ressemble à la cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux, sur la place Rouge.
Tout comme l’église de l’Intercession d’Ankhimovo, le cœur de l’église de la Transfiguration est un octaèdre s’élevant sur trois niveaux et soutenu par des piliers aux quatre points cardinaux. Ces piliers sont échelonnés, offrant ainsi des plateformes pour plusieurs dômes : 20 se situent à l’étage, un autre se trouve tout en haut, et un dernier se trouve à l’est, au-dessus de l’abside contenant l’autel principal. Du côté ouest, une extension aurait potentiellement servi de support à une coupole supplémentaire.
Ce mélange complexe de coupoles et d’éléments en rondins est mis en valeur par les propriétés naturelles des différents bois utilisés pour construire l’église de la Transfiguration : les murs en pin s’assombrissent avec le temps, contrairement aux coupoles qui sont recouvertes de 30 000 bardeaux courbés en tremble, bois qui prend une couleur plutôt argentée en vieillissant. Ajustés sur des cadres qui ressemblent à des cages, les bardeaux de tremble ont été fixés par des clous en fer, démentant ainsi la légende selon laquelle l’église aurait été construite sans utiliser un seul clou.
Comme c’était l’usage à la fin du XIXe siècle, les bardeaux des coupoles ont ensuite été remplacés par un revêtement métallique, plus facile à entretenir et considéré à l’époque comme visuellement plus attrayant. À la même période, les murs sombres de l’église ont été recouverts d’un bardage peint en blanc. Sur les photographies de l’église de l’Intercession d’Ankhimovo prises par Prokoudine-Gorski, on peut observer le même modèle de rénovations.
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Les pratiques de restauration soviétique d’après-guerre accordaient plus d’importance à l’artisanat populaire. À Kiji, le bardage a donc été retiré et les bardeaux de tremble ont été remplacés par une imitation moderne.
La construction élaborée de la structure supérieure de l’église de la Transfiguration était imposante visuellement, mais créait également de l’espace supplémentaire, permettant une meilleure ventilation et donc une meilleure préservation des murs. Comme dans les autres églises russes, les coupoles n’étaient pas visibles de l’intérieur, et un faux-plafond (aussi appelé « ciel ») couvert de peintures de saints et d’archanges était placé assez bas au-dessus de l’autel. Ce ciel constituait le point culminant des images religieuses de l’iconostase derrière l’autel.
Malheureusement, le ciel de l’église de Kiji a été perdu pendant la Seconde Guerre mondiale, et on ne peut le voir que sur d’anciennes photographies en noir et blanc. Les icônes de l’iconostase ont également été déplacées pour en préserver la structure fragile.
Partie d’un tout
L’église de la Transfiguration était difficile à chauffer à cause de sa taille, et n’était destinée à être utilisée que pour les événements religieux majeurs, de Pâques à la mi-octobre. Il n’était alors pas rare, en Russie d’avoir des « couples » d’églises, l’une destinée à être utilisée l’hiver et l’autre l’été.
Au pogost de Kiji, l’église « d’hiver » a été reconstruite en 1764, et permet d’admirer l’ensemble que constituaient ces deux églises. Si l’église de la Transfiguration s’élève vers le haut, l’église de l’Intercession fait l’éloge de l’horizontalité, avec un réfectoire allongeant la structure à l’ouest.
Les huit coupoles entourant la coupole principale en haut du cœur en octaèdre de l’église de l’Intercession, loin de vouloir s’opposer à l’apparence de l’église de la Transfiguration, la complètent.
Le dernier élément vertical du pogost de Kiji original est un clocher au toit en auvent, se trouvant entre les deux églises. Construit à la fin du XVIIIe siècle, il a été reconstruit en 1874. Sa dernière rénovation date du début des années 1990.
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Le pogost, qui comprenait également un cimetière, était entouré d’une palissade de rondins posés sur des pierres. En majeure partie démonté au XXe siècle, Alexandre Opolovnikov l’a reconstruit sur le modèle d’autres églises de la région.
Les conflits entourant la préservation de l’église de la Transfiguration on atteint leur paroxysme à la fin du XXe siècle. Fermé aux visiteurs en 1980 à cause du danger que son délabrement représentait, le monument a fait l’objet de débats houleux sur sa bonne préservation, et ce, pendant plusieurs années.
Une image qui reste en tête
Au début du XIXe siècle, plusieurs spécialistes originaires de différents pays sont enfin arrivés à un consensus. En 2009, ils ont commencé à travailler sur les plans d’un énorme chantier de rénovation, comprenant des échafaudages modernes et des ascenseurs hydrauliques, afin de remplacer les rondins de bois abîmés. Leur travail a été finalisé et approuvé en 2020.
Les parties centre et nord de l’île de Kiji comportent d’autres chapelles, maisons, granges et petites églises amenées là depuis des villages environnants afin de transformer Kiji en un musée à ciel ouvert. Tous ces monuments montrent au public le charme caractéristique de l’architecture traditionnelle russe, avec ses gravures et ses coupoles en bois.
Que vous arriviez ou que vous partiez de l’île de Kiji, la vue des coupoles des églises du pogost restera à jamais gravée dans votre esprit. Bien moins connue que les cathédrales gothiques, l’église de la Transfiguration est leur égale dans son expression de la spiritualité dans l’architecture.
Au début du XXe siècle, le photographe Russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIesiècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.
Dans cet autre article, William Brumfield s’intéressait aux couvents d’Ekaterinbourg, centres de foi dans une ville industrielle.