La turbulente histoire de Belgorod, citadelle du sud-ouest de la Russie

L'historien et expert en architecture William Brumfield découvre le passé tourmenté d'une ville très disputée.

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Panorama de Belgorod. Vue depuis la rue du 5 août (nommée en l'honneur de la libération définitive de la ville de l'occupation allemande le 5 août 1943)

Belgorod (« ville blanche »), située près de la frontière occidentale de la Russie, tire son nom des collines de craie blanche voisines, des formations géologiques distinctives de l’âge campanien du sud-ouest de la Russie. La ville (d’une population actuelle de 394 000 habitants) est située sur la rivière Veziolka près de sa confluence avec le Severski Donets, qui coule vers le sud en Ukraine, à travers Donetsk, avant de revenir en Russie près de Rostov-sur-le-Don. La frontière est à seulement 40 km au sud-ouest, faisant ainsi de Belgorod la grande ville russe la plus proche de l'Ukraine.

Début septembre 1911, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski (voir l'encadré ci-dessous) s'est rendu à Belgorod pour documenter la célébration de la canonisation d'un évêque local. Ma propre visite réalisée en juin 2015 révèle un Belgorod très altéré par les cataclysmes du XXe siècle.

Église de l'Intercession de la Vierge, couvent des Saintes-Marthe-et-Marie

Protecteur des frontières

On considère généralement que Belgorod a été fondée en 1593 (ou 1596) sous le règne du tsar Fédor (1557-98), fils d'Ivan le Terrible et dernier souverain de la dynastie des Riourikides. Sur les conseils de Boris Godounov, Fédor a créé une série de colonies fortifiées destinées à protéger les zones frontalières méridionales de la Moscovie. La forteresse de Belgorod est devenue le point d'ancrage de ce qui était connu au XVIIe siècle sous le nom de « ligne de Belgorod », un rempart important contre les incursions des Tatars de Crimée.

Cathédrale de la Dormition et de Saint-Nicolas, couvent des Saintes-Marthe-et-Marie. Vue nord

En 1612, la forteresse établie par le tsar Fédor a été prise et incendiée par les forces polonaises lors d'une crise dynastique connue sous le nom de Temps des troubles. Reconstruite à un endroit légèrement différent, la forteresse a été fréquemment attaquée durant la première moitié du XVIIe siècle.

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Avec l'absorption des terres ukrainiennes (les Hetmanats) dans l'État moscovite durant la dernière partie du XVIIe siècle, l'importance militaire de Belgorod a diminué. Au XVIIIe siècle, la ville est devenue un modeste centre administratif et commercial de province.

Cathédrale de l'icône de la Vierge de Smolensk

Ville d'églises

La plus ancienne église de Belgorod qui subsiste est la cathédrale de la Dormition et de Saint-Nicolas dans l’enceinte du couvent Saintes-Marie-et-Marthe. Commencée dans les années 1690 et achevée en 1703, la construction de la cathédrale a bénéficié en 1701 d’un don de 100 roubles du tsar Pierre Ier (le Grand).

Cathédrale de la Transfiguration

Gravement endommagée pendant la période soviétique, la cathédrale a été restituée à l'Église orthodoxe dans les années 1990 et dispose désormais d’une nouvelle iconostase de l'artiste Alexandre Rabotnov. L’autre grande église du couvent, construite en 1791, est dédiée à l’intercession de la Vierge.

Autre édifice du XVIIIe siècle, la cathédrale de l'icône de la Vierge de Smolensk, consacrée en deux phases avec des autels aux niveaux supérieur et inférieur. Deux tentatives ont été faites pour démolir la structure (en 1958 et 1974), mais les explosifs n'ont endommagé que les bâtiments voisins. La cathédrale a été re-consacrée en 1996.

Cathédrale de la Transfiguration, intérieur. Vue vers l’iconostase

Le sanctuaire principal de Belgorod est la cathédrale néoclassique de la Transfiguration, consacrée en 1803. Fermée à la fin des années 1930, la cathédrale a été rouverte pendant la guerre et de nouveau fermée en 1962 dans le cadre de la campagne antireligieuse de l'ère Khrouchtchev. La cathédrale a été rendue en 1992 et a servi de centre du diocèse de Belgorod et Stary Oskol.

Cathédrale de la Transfiguration, baldaquin avec reliques de saint Ioassaph, évêque de Belgorod (reliques transférées du musée en 1991)

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Nœud ferroviaire

Un stimulant majeur pour le développement de Belgorod s'est produit en 1869 avec l'ouverture d'une gare située sur la ligne de chemin de fer Koursk-Kharkov. Des lignes supplémentaires au sud ont transformé Belgorod en un important carrefour ferroviaire.

Grâce à l’amélioration des transports, les abondants gisements de craie de la région sont devenus un atout industriel important (en grande partie en sacrifiant leur valeur archéologique). Grâce à cette base industrielle élargie, la population de Belgorod a doublé pour atteindre quelque 28 000 habitants en 1913.

Le réseau ferroviaire a également permis un accès facile à Prokoudine-Gorski pendant une période de voyage chargée à l'automne 1911. Le 4 septembre (dans le « vieux style » ou calendrier julien, qui a 13 jours de retard sur le calendrier grégorien, utilisé ailleurs en Europe) Belgorod a accueilli un événement qui a attiré une large attention - la célébration solennelle de Ioassaph de Belgorod, récemment canonisé.

Célébration d’un saint homme

Cathédrale de la Trinité, monastère de la Trinité. Site de la tombe originale de Saint Ioassaph. Démolie en 1927

L'évêque Ioassaph (Gorlenko) est né le 8 septembre 1705 dans le village ukrainien de Prilouki. Sous le règne de l'impératrice Élisabeth, il a rapidement progressé dans la hiérarchie de l'Église orthodoxe et, en 1748, a été nommé évêque de Belgorod et d'Oboïan.

Pendant une période relativement courte de six ans, Ioassaph est devenu une figure largement vénérée pour ses bonnes œuvres et sa direction efficace. À sa mort en décembre 1754, son corps a été enterré dans la cathédrale de la Trinité de Belgorod, construite en 1690-1707 et par la suite centre du monastère de la Trinité au XIXe siècle.

Au cours des décennies qui ont suivi, les reliques d'Ioassaph ont acquis la réputation de posséder des propriétés curatives miraculeuses, et une campagne en vue de sa sanctification a pris de l'ampleur dans les années 1880. En décembre 1910, le Saint Synode (organe directeur de l'Église orthodoxe russe) a approuvé sa sanctification, avec le soutien de Nicolas II.

Place de la cathédrale, vue depuis le clocher du monastère de la Trinité le 4 septembre 1911. Des dignitaires et la foule se sont rassemblés pour la procession de la Croix en hommage à la canonisation de saint Ioassaph. À gauche : cathédrale en forme de dôme de la Nativité de la Vierge.

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Le jour de la cérémonie à Belgorod, Prokoudine-Gorski a réalisé deux photographies avec son encombrant appareil photo. L’une d’elles montre la cathédrale de la Trinité, où les reliques d’Ioassaph ont été conservées. L’autre, réalisée depuis le clocher du monastère, est l’une des plus remarquables de Prokoudine-Gorski, à la fois comme document historique et pour sa représentation de messes le long de la place de la cathédrale en attendant la procession solennelle de la Croix. On estime que quelque 200 000 personnes se sont rassemblées pour la cérémonie visant à célébrer la canonisation d’Ioassaph. Cette vue montre des foules retenues derrière un long cordon de militaires en tuniques kaki.

Visible au centre, à côté du clergé en tenue de cérémonie, se trouve le grand-duc Konstantin Konstantinovitch, décédé en juin 1915. La grande-duchesse Elizabeth Fiodorovna, assassinée par les bolcheviks en juillet 1918 et canonisée par la suite, était également présente.

Siège du métropolite de Belgorod, avec l'église de la Trinité. Construit sur le site du monastère de la Trinité.

L'empereur Nicolas II, qui s'était rendu à Kiev pour une visite d'État quelques jours plus tôt, n'était cependant pas présent. Il était accompagné par le Premier ministre Piotr Stolypine, qui serait assassiné le 1er septembre (selon l’ancien calendrier) par un terroriste sous les yeux du tsar, qu’il accompagnait lors d’une représentation de l’opéra de Rimski-Korsakov Le conte du tsar Saltan.

Malgré les espoirs de guérison, Stolypine est décédé le 5 septembre, au lendemain des photographies de Belgorod par Prokoudine-Gorski. Plus tôt dans l’année, Stolypine avait exprimé son soutien à l’acquisition des archives photographiques de Prokoudine-Gorski par l’État russe, mais avec la mort de Stolypine, l’élan visant à acquérir la collection de Prokoudine-Gorski s’est estompé. Cette dernière a finalement disparu dans le chaos de la guerre et de la révolution, entamant ainsi la longue et improbable saga qui l’amènerait finalement à la collection à la Bibliothèque du Congrès.

Un siècle tourmenté

Chapelle Saint Ioassaph de Belgorod. Construite en 2011 sur le site de la cathédrale de la Trinité à l’emplacement de la sépulture d'Ioassaph

Les décennies suivantes n’ont pas été tendres avec tout ce qui est dépeint dans les vues de Belgorod réalisées par Prokoudine-Gorski. Le monastère de la Trinité a été fermé au début des années 1920 et sa cathédrale a été démolie en 1927. Les reliques de saint Ioassaph ont été transférées dans un musée et les bâtiments restants du monastère ont été démolis dans les années 1930.

La vue de Prokoudine-Gorski depuis le clocher comprenait la grande cathédrale néoclassique de la Nativité de la Vierge, au centre du couvent du même nom. Fermée en 1923, elle a été démolie pendant une période prolongée à partir des années 1930. D'un point de vue historique, un sombre nuage planer sur ces photographies.

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Après l'effondrement de l'Empire russe en 1917, Belgorod a été témoin de fréquents changements de pouvoir entre les factions en guerre - rouges, blanches, ukrainiennes. L’autorité soviétique dans la région n’a été consolidée qu’à la fin de 1922. Au cours des deux décennies suivantes, presque toutes les églises de la ville ont été fermées et beaucoup ont été détruites.

La plus grande épreuve subie par Belgorod a eu lieu après l'invasion de l'Union soviétique par l'Allemagne nazie le 22 juin 1941. Pendant le chaos de la retraite soviétique à l'automne, Belgorod a été prise le 24 octobre et convertie en une position hautement fortifiée en raison de son important carrefour ferroviaire.

Crypte funéraire d'Ioassaph, adjacente à la chapelle Saint Ioassaph. Située dans la partie sud-ouest de la cathédrale de la Trinité démolie. Découverte par des archéologues en 1911. Arrière-plan supérieur : siège du métropolite de Belgorod

Après la défaite allemande à Stalingrad, l'Armée rouge s'est déplacée rapidement vers l'ouest et a repris Belgorod le 9 février 1943. En moins d'un mois, cependant, les forces soviétiques, trop étendues géographiquement, ont fait face à une contre-offensive allemande (la troisième bataille de Kharkov), et le 18 mars, Belgorod est à nouveau tombée sous contrôle allemand.

À la suite de la victoire soviétique lors de la gigantesque bataille de Koursk en juillet 1943, Belgorod a été libérée le 5 août. À Moscou, un énorme salut au canon célébra la victoire, lançant ainsi une pratique qui se poursuivit pour des victoires majeures. À partir de ce moment, Belgorod est devenue la « Ville du premier salut ».

Reconstruction et renaissance

Théâtre dramatique d'État Chtchepkine, place de la cathédrale. Construit sur le site du couvent de la Nativité de la Vierge (démoli pendant la période soviétique)

Presque tous les bâtiments de la partie centrale de Belgorod ont été détruits ou gravement endommagés, bien que certaines églises aient survécu. Des efforts de reconstruction massifs ont restauré le statut de Belgorod en tant que centre régional important. À partir des années 1990, l'Église orthodoxe a joué un rôle de premier plan dans la restauration des églises ayant été préservées et la construction de nouveaux édifices religieux.

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Le cœur de Belgorod est désormais centré sur la place de la Cathédrale, appelée à l’origine Place de la Révolution - un élément majeur de la reconstruction de la ville après la guerre. Le flanc nord de la place est occupé par le grandiose bâtiment de l’administration régionale, qui comprend la salle philharmonique.

Bâtiment de l'administration régionale de Belgorod, place de la Cathédrale (anciennement place de la Révolution)

De l'autre côté de la place de la Cathédrale se trouve le théâtre dramatique néoclassique construit dans les années 1950 sur le site du couvent de la Nativité de la Vierge démoli. Le côté ouest de la place accueille la flamme éternelle, un mémorial aux sacrifices consentis pendant la Grande Guerre patriotique.

Quant au monastère de la Trinité, son site est maintenant occupé par une nouvelle église de la Trinité, intégrée au siège du métropolite de Belgorod. Le complexe comprend également les contours des fondations de la cathédrale de la Trinité détruite et la crypte excavée où Ioassaph a été enterré à l'origine.

Au sein de cet espace, une chapelle dédiée à saint Ioassaph a été achevée en 2011 en hommage au centenaire de sa canonisation. Ainsi, l'événement si vivement capturé par Prokoudine-Gorski en 1911 a obtenu une seconde vie sur le plan mémoriel.

Flamme éternelle, place de la Cathédrale. Mémorial aux martyrs de la Grande Guerre patriotique

Au début du XXe siècle, le photographe Russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIe siècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.

Dans cet autre article, William Brumfield vous propose l’incroyable récit de l’icône disparue de Smolensk.

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