Domaine de Znamenskoïe-Raïok: le charme suranné de la noblesse

L'historien et expert en architecture William Brumfield nous emmène à la découverte d’un château désormais négligé, mais au passé illustre.

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Domaine Znamenskoïe-Raïok. Château et colonnade attenante, façade ouest

Situé à une cinquantaine de kilomètres à l'ouest de la ville de Tver et vers le milieu de la route reliant Moscou et Saint-Pétersbourg, Torjok est l'une des plus anciennes colonies du centre de la Russie. La première mention de la ville apparaît dans une chronique pour l'année 1139, avant la date de fondation supposée de Moscou (1147). À l'été 1910, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski (voir l'encadré ci-dessous) a visité Torjok dans le cadre de ses voyages dans la région de la Haute Volga. Mes différentes visites ont eu lieu entre 1995 et 2010.

Torjok. Vue sur lafalaise surplombant larivière Tvertsa près du monastère Boris et Gleb. Au centre à l'horizon : route de Moscou bordée d'arbres (emplacement du domaine Znamenskoïe-Raïok à droite).

Important centre commercial à l'époque médiévale, et lieu stratégique disputé par les principautés en guerre, Torjok a bénéficié au XVIIIe siècle de l’expansion de la capitale impériale, Saint-Pétersbourg. Grâce à son emplacement avantageux, Torjok a non seulement joué le rôle de point d'approvisionnement de la nouvelle capitale, mais a en outre servi d'oasis d'hospitalité à de nombreux voyageurs reliant Pétersbourg et Moscou.

Un paradis rural

Znamenskoïe-Raïok. Château

Si Torjok était attrayante pour la noblesse de passage, elle en incitait aussi certains à s’installer sur les terres fertiles de la région. L'augmentation des privilèges de l'élite noble sous le règne de Catherine la Grande a conduit à l'expansion du travail des paysans-serfs et à la création de vastes propriétés foncières avec d'imposantes demeures.

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L'un des plus grands de ces domaines se trouve toujours dans le village de Raïok, près de la route Moscou-Saint-Pétersbourg, à une quinzaine de kilomètres au sud de Torjok. Le domaine, anciennement connu sous le nom de Znamenskoïe-Raïok, comprend un parc paysager s'étendant jusqu'à la petite rivière Logovej.

Raïok. Église de l'icône de laVierge du signe

Une vue panoramique prise par Prokoudine-Gorski depuis le clocher du monastère Boris et Gleb montre la route de Moscou et le terrain sur lequel se trouvait le domaine. La terre verdoyante capturée par Prokoudine-Gorski suggère une explication communément acceptée de son nom, liée au mot russe « raï » (paradis).

Les origines du domaine de Raïok remontent au XVIIe siècle, mais son ascension a commencé au milieu du XVIIIe siècle, lorsque ses terres appartenaient au général Ivan Glebov (1707-74), descendant de l'une des plus importantes dynasties nobles de Russie. Dans le cadre de sa carrière militaire, Glebov a brillamment respecté l'éthique du dévouement à l'État inculqué par Pierre le Grand.

Domaine Znamenskoïe-Raïok. Château et colonnade attenante avec pavillons de chaque côté

Pendant la guerre de Sept ans (1756-63), Glebov fut responsable d’innovations majeures de l'artillerie russe au cours de la campagne prussienne. Vers la fin de sa vie, il a accédé à des postes élevés dans l’administration de Catherine, notamment celui de gouverneur général de Kiev en 1762-1764. Sa carrière culmine avec sa nomination en tant que sénateur en 1766 et au poste de gouverneur général de Saint-Pétersbourg en 1767.

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La première référence écrite au domaine de Raïok remonte à 1746 en relation avec le remplacement éventuel d'une église en bois de l'icône du signe (Znamenie), qui fournit la première partie du nom du village – « Znamenskoïe ». Ivan Glebov a demandé à commencer la construction de la propriété, ce qui fut approuvé en 1759, mais son service militaire et d'État lui laissait peu de temps pour s’occuper ce domaine, et les travaux sur la charmante église baroque ont avancé très lentement. Deux autels (dédiés à Saint-Nicolas et aux Trois Prélats) ont été consacrés dans la structure inachevée en 1766, et l'autel principal (Znamenié) n'a été consacré qu'en 1770.

Le grand geste d'un mari

Znamenskoïe-Raïok. Colonnade, rangée nord avec pavillons

En 1772, la femme d’Ivan Glebov, Praskovia, est entrée au couvent. Peu de temps après, il a rédigé un testament dans lequel il léguait le domaine Raïok à son deuxième fils, Fiodor (1734-99), qui avait servi dans l'artillerie sous le commandement de son père en Prusse pendant la guerre de Sept ans, et s’était par la suite distingué pendant la guerre russo-turque de 1768-74.

La carrière de Fiodor Glebov lui laissait au départ peu de temps pour s’occuper du domaine provincial. Après la mort en 1769 de sa première épouse, la princesse Alexandra Dachkova, il s’éprend d'Elizabeth Strechneva (1751-1837). Son père, le général Piotr Strechnev, s'est opposé à l'union en raison de la différence d'âge de 17 ans entre Glebov et sa fille, mais Glebov a persisté et le mariage a eu lieu durant l'année qui a suivi la mort de Strechnev en 1771.

Znamenskoïe-Raïok. Arc d'entrée et colonnade avec pavillons ouest de chaque côté. Vue du château en direction de laroute de Moscou

Bénéficiant de l’aura de son père et de son mari, Elizabeth occupait une place importante dans la société de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Au même moment, Fiodor Glebov - comme son père - est nommé sénateur (1781) et atteint le grade de général en 1782.

Au cours de la dernière partie des années 1780, Glebov s'est tourné vers la propriété Raïok, où il avait l'intention de créer un environnement luxueux pour sa bien-aimée, Elizabeth. En raison de son emplacement près de la route principale, ils auraient été en mesure de recevoir des invités importants (on dit que Catherine la Grande y aurait séjourné lors d'une visite non officielle) et de vivre toujours dans une retraite idyllique.

Znamenskoïe-Raïok. Château, façade est

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Pendant une décennie à partir de 1787, le domaine de Raïok a été le théâtre d'une construction intensive. Glebov a apparemment laissé libre cours au célèbre architecte Nikolaï Lvov pour créer un château dans le style italien créé par l'architecte du XVIe siècle Andrea Palladio. (Aucune preuve documentaire n'a été trouvée afin d’étayer la paternité de Lvov, mais ce dernier a travaillé dans le Torjok voisin, et le style est clairement le sien.) Pendant près de 12 ans, les travaux sur le domaine ont été supervisés par l'architecte Torjok Franz Butsi.

Comme les autres grands architectes du courant du palladianisme de Russie, comme Giacomo Quarenghi et Charles Cameron, Lvov s'intéressait principalement à l'architecture « rurale » de Palladio, qui consistait en de sublimes villas. À Raïok, le style italien est particulièrement évident dans la rotonde qui s'élève au-dessus du manoir à deux niveaux.

Znamenskoïe-Raïok. Intérieur du château. Escalier principal

À l'intérieur, la rotonde fournit de la lumière naturelle pour la salle de bal au centre du deuxième niveau (principal). Toutes les pièces adjacentes sont subordonnées à cet espace central carré - une indication claire de l'objectif de la maison en tant que centre de réception et de divertissement.

L'élément le plus distinctif de ce chef-d'œuvre palladien est une colonnade de 136 colonnes qui enserre la cour d'honneur devant la maison. Elle est flanquée de part et d'autre de pavillons et de bâtiments de service étroitement intégrés à la colonnade. Le centre de la colonnade en face du manoir est une arche d'entrée monumentale qui s'ouvre sur un paysage naturel luxuriant. On ne trouve rien de similaire en Russie.

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Fusion de l'architecture et de la nature

Znamenskoïe-Raïok. Intérieur du château. Grande salle avec dôme

À Znamenskoïe-Raïok, Lvov a élaboré une approche distinctive pour l'intégration du cadre naturel avec les formes architecturales du manoir néoclassique et de ses bâtiments auxiliaires. Le concept d'aménagement paysager était centré sur la contemplation « sans entraves » de la nature, dont les lois éternelles étaient censées compléter la logique naturelle et la signification de l'architecture classique.

La colonnade permet une telle union, en offrant des vues sur la forêt à travers l'arche d'entrée classique et la colonnade elle-même, une réalisation rare à travers laquelle l'artificiel et le naturel sont à la fois séparés et fusionnés.

Grand hall, mur sud avec cheminée

Malheureusement, Fiodor Glebov est décédé un an après l'achèvement du château et Elizabeth est retournée dans sa propriété bien-aimée de Moscou à Pokrovskoïe-Strechnevo. Elizabeth a survécu à son mari pendant près de quatre décennies et était connue pour ses manières impérieuses mais sentimentales.

En raison de l’absence d'héritiers mâles dans la dernière branche du clan Strechnev, Elizabeth a demandé avec succès au tsar Alexandre Ier en 1803 de joindre son nom de famille à celui de Glebov. Par la suite, le nom de famille est devenu Glebov-Strechnev.

Reliques de la gloire passée

Intérieur du château. Hall d'entrée avec enfilade

Au cours du XIXe siècle, le domaine négligé est passé entre les mains de plusieurs nobles, dont les ressources ne permettaient pas d’assurer un bon entretien. Pendant la période soviétique, les restes fanés de l'intérieur exquis ont été détruits et effacés.

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Pendant la Seconde Guerre mondiale, le manoir a été utilisé comme hôpital militaire. Bien que certains des pavillons du parc aient été endommagés ou détruits, le bâtiment principal et ses annexes sont restés structurellement intacts.

Znamenskoïe-Raïok. Château. Façade ouest avec colonnade attenante et pavillon sud-est.

Alors que tant d'autres grandes demeures sont tombées en ruines au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la survie du domaine de Znamenskoïe-Raïok tient du miracle. Pourtant, les tentatives de restauration ont été entravées par le manque de ressources et le chaos administratif. Tel un royaume enchanté, le domaine de Znamenskoïe-Raïok semble patiemment attendre de sortir de son sommeil...

Au début du XXe siècle, le photographe Russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIe siècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.

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