Il existe un petit village, à 2000 kilomètres au nord de Moscou, où je vais me ressourcer lorsque la vie urbaine devient trop pesante ou absurde. Lovozero, à peine 3000 habitants, est la capitale de l’élevage de rennes de la région de Mourmansk, sur la péninsule de Kola, à la frontière avec la Norvège et la Finlande. Deux parallèles au nord du cercle arctique.
En plein coeur de l’été, le soleil ne s’y couche jamais. Il tourne comme la grande aiguille d’une montre dans le ciel bleu immense, et le colore à peine de rose lorsque, vers minuit, il daigne venir un peu caresser l’horizon montagneux.
Sous ce dôme immense, parsemé parfois de nuages blancs potelés, s’étendent comme des miroirs les grands lacs de la péninsule - Imandra, Oumbozero, Lovozero - et des milliers de petits lacs secrets, de rivières, gorges et cours d’eau. Les terres qui les cernent, et les îles qui les ponctuent, sont tout verts de bouleaux, de pins et de lichen. Les montagnes, basses et anciennes, ont la cîme émoussée. Certaines sont percées d’anciennes mines, à présent abandonnées. Les clairières, envahies de la fleur rose de l’Ivan-Tchaï. Prêtez un peu attention, et entre les nuances de vert des herbes et des mousses vous découvrirez des buissons de myrtilles, de bleuets, de plaquebière et autres baies sauvages de toutes les couleurs.
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C’est dans cette nature généreuse, aux dimensions étourdissantes et pourtant sans péché de superbe, qu’est lové le village de Lovozero. L’hiver, les alentours sont gelés, souvent couverts de brouillard, et Lovozero est actif comme une fourmilière : c’est la saison du marquage et de l’abattage des rennes ; les éleveurs travaillent jour et nuit et les familles se déplacent de toute la région pour acheter sur place la viande fraîche, les peaux et les bois. Mais l’été, les enclos sont vides et l’abattoir est fermé. Les rennes, qui paissent en liberté presque toute l’année, sont en migration près des côtes de la mer de Barents. Les éleveurs, eux, sont au village.
En été, c’est la saison de la pêche et de la récolte des baies sauvages. Il faut bien vivre, se nourrir et s’occuper pendant que les rennes sont en vadrouille. Alors on prend sa barque, et on parcourt le lac et la toundra. Et surtout, on construit et on répare avant l’hiver.
À chaque saison son occupation. Mikhaïl, c’est un peu mon père adoptif russe (ethniquement Komi). Il est éleveur de rennes, et en hiver il gère la campagne d’abattage. En été, lorsque la nature s’ouvre, il m’emmène sur son bateau pêcher la perche et la lotte. Mikhaïl connaît les endroits riches en poisson, sait exactement où nous orienter en fonction de la température et de la profondeur de l’eau ; il regarde le ciel et donne une prévision météorologique exacte. Il ne perd pas son temps. Quand il sort pêcher, on sait qu’il reviendra avec du poisson.
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Chaque pêcheur ici a ses endroits favoris, dont il garde jalousement la connaissance des stocks. Le lac est grand, et l’on peut y passer des jours sans rencontrer personne, alors même que la moitié du village est sur l’eau. Lorsque Mikhaïl, adepte du spinning, sort avec sa femme Svetlana, il ne manque pas de mener la barque à l’endroit où elle préfère pratiquer tranquillement la pêche au coup. Pendant qu’il lance son hameçon sans relâche et fait jouer le moulinet, elle, laisse tremper son appât. Lorsque le seau est plein, le couple rentre. Mikhaïl et Svetlana ne pêchent jamais plus que ce qu’ils peuvent consommer.
Autour de leur maison en bois, que Mikhaïl a bâti de ses propres mains, Svetlana élève des huskies, des chèvres, des poulets et des dindons. Pas le temps de rester oisif.
Notre petite voisine, Polina, 11 ans, m’emmène récolter la fameuse plaquebière, morochka, une baie sauvage orange au goût unique et à la texture fondante presque grasse. Elle se vend cher à Mourmansk et est quasiment introuvable à Moscou. Polina et moi cueillons la plaquebière pendant deux heures, parcourant le marais pliées en deux au milieu des moustiques, et rentrons éreintées. Nous avons récolté moins de deux litres. Beaucoup d’éleveurs et de retraités ici dépendent des baies sauvages pour subsister en été ; ils les vendent à 200 roubles (moins de trois euros) le litre, alors que les distributeurs les revendent à 1000 roubles et plus. En regardant notre seau modestement rempli, je revois cette vieille femme en fichu, courbée sur le marais, qui cueillait à côté de nous sans relâche. Voilà un endroit, je me dis, où le concept d’endurance prend tout son sens.
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L’été, c’est aussi le temps des vacances, des « chachliks », des barbecues à n’en plus finir. Mon ami Maksim, qui est Sami, a fièrement planté son tchoum (tente traditionnelle en forme de tipi) et a préparé un feu de camp. Nous grillons un bout de renne juteux. Il est minuit, il fait jour, et les montagnes basses aux alentours nous rappellent la place de l’Homme dans le grand cycle de la vie. Maksim me raconte que dans la toundra, on se sent pousser des racines. On comprend le lien essentiel qui nous unit à la nature environnante, et l’on perçoit ses frémissements, ses battements et ses changements comme ceux de son propre organisme.
On est si loin de Moscou et de son rythme frénétique. À la fois aux confins du monde, et pourtant comme au centre de l’univers. Un endroit où l’on vit sans question et où chaque instant a du sens.
La péninsule de Kola est idéale pour les amateurs de dépaysement et de sérénité. Revivez le périple de ces deux Français ayant affronté cette région du Grand Nord en plein hiver.