Comment deux chiens astronautes ont rendu possible la course vers la Lune

Sciences & Tech
EKATERINA SINELCHTCHIKOVA
Retour sur une expérience très complexe, au cours de laquelle Veterok et Ougoliok ont été maintenus immobiles, à trois reprises, pendant près de deux mois. Ils sont devenus des héros nationaux.

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On pourrait se demander à quoi bon lancer des chiens dans l'espace après qu'un homme y eut déjà volé. Lors d’un banquet, Iouri Gagarine a dit en plaisantant : « Je ne comprends toujours pas qui je suis – le premier homme ou le dernier chien ». Quoi qu’il en soit, après Gagarine, l’Union soviétique n'a pas cessé de lancer des chiens dans l'espace. Le 22 février 1965, le biosatellite Kosmos-100 avec Veterok et Ougoliok à son bord a été mis en orbite.

Ces deux chiens sont peut-être les plus héroïques de l'histoire spatiale. Ils sont restés dans l'espace pendant 22 jours - un record absolu pour ces animaux. Les cosmonautes de la mission Soyouz-11 n'ont réussi à le battre que cinq ans plus tard, après avoir passé deux heures de plus en orbite. Mais les deux toutous ont payé un prix très lourd pour leur réussite…

Premier « casting »

Cinq jours : telle était la durée maximale des vols habités avec un être humain jusqu'en 1965. Si la capacité technique de mettre un homme en orbite existait déjà à cette époque, il n’y avait aucune certitude que le cosmonaute pourrait y rester plus longtemps sans dommages pour sa santé.

Néanmoins, selon les plans, les vols spatiaux devaient rapidement devenir plus longs et il était nécessaire d'évaluer l'effet de l'apesanteur et de l'augmentation du rayonnement sur le corps. Il fut alors décidé de procéder à de nouveaux essais, selon la tradition, sur des chiens.

Veterok et Ougoliok sont deux chiens parmi plus d'une centaine de bâtards sélectionnés pour cette mission. Les principaux critères étaient alors très précis. Les chiens étaient recherchés dans la rue, car les bâtards étaient considérés comme plus robustes et plus intelligents que les pur-sang. De plus, leur poids ne devait pas dépasser 6 kg et leur hauteur 35 centimètres. Les cinéastes avaient en outre formulé un souhait - la couleur blanche, qui passait mieux à l’écran. À l’issue d’un tel casting, les chiens devaient subir  un véritable test de survie.

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Queue amputée

Pour cette épreuve, les chiens devaient d'abord être préparés physiquement. Une tâche de premier plan consistait à résoudre le problème de la nutrition, de l'excrétion et du mouvement d'un animal enfermé dans une cabine pendant une longue période. Décision fut prise d'opérer les chiens.

« Il a été décidé de nourrir artificiellement les chiens dans l'espace - par une fistule [un tube inséré dans l'estomac à travers lequel ils étaient nourris]. J'ai dû développer pour eux des aliments homogénéisés pour qu'ils pénètrent dans l'estomac par portions... La récupération des informations devait se faire automatiquement. Et tout cela devait être répété sur Terre, et plus d'une fois », a rappelé Iouri Senkievitch, un employé de l'équipe de préparation, dans son livre Si les étoiles s'allument….

En plus des fistules, les chiens se sont vu implanter des cathéters dans l'aorte, des électrodes ECG sous-cutanées et, plus douloureux, leur queue a été amputée. Ceci était dû au fait que la queue du chien interférait avec le système de ventilation de la cabine spatiale, raison pour laquelle il fallait la supprimer. Cette opération était difficile et dangereuse, car réalisée sur des animaux déjà adultes. Veterok et Ougoliok l'ont supportée avec succès, mais deux chiens sont morts après s'être réveillés de l'anesthésie et qu’on leur eut ôté les bandages. Au total, une centaine de bâtards ont été opérés à ce moment-là, mais seuls 30 ont réussi le test final.

Séance d’entraînement en conteneur

Ensuite, les « candidats » au vol ont dû être formés pour supporter la station debout et l’immobilisation pendant une longue période. Au début, ils étaient attachés dans le cockpit pendant quelques heures seulement, mais à chaque fois ils restaient plus longtemps.

Au cours de ces expériences, les chiens ont été attachés dans une position dans laquelle ils ne pouvaient ni s'asseoir ni se coucher, mais se tenaient debout et étaient suspendus dans les sangles cousues à leur costume. À partir du 20e jour, l'état mental des animaux a commencé à se détériorer. Presque tous ont commencé à perdre du poids et à devenir apathiques. Après 35 à 45 jours, même les chiens parfaitement dressés commençaient à gémir. Au total, trois expériences de 50 à 55 jours ont été menées dans le cadre du programme de vol. Pas plus de 20 jours dans l'espace – tel est, en fin de compte, le délai qui fut considéré comme le plus optimal.

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Veterok et Ougoliok ont obtenu les meilleurs résultats. Veterok était le principal cobaye, Ougoliok faisant office de sujet de contrôle. Senikevitch écrira par la suite : « Nous avons travaillé sans répit et préparé une expérience des plus compliquées en moins d'un an. Veterok et Ougoliok ont ​​volé pendant 22 jours, et malgré une préparation minutieuse, les chiens ont souffert ».

La mission

Les chiens ont été mis à bord du navire six heures avant le départ, dans deux cabines séparées. En plus d'eux, le satellite comprenait pour les expériences des larves de mouches, des bulbes et des graines de plantes sèches, de la levure, du sérum sanguin et des bactéries infectées par des virus.

Le vol s'est déroulé normalement. Veterok a reçu un agent anti-rayonnement par voie sanguine ; deux autres chiens avaient été gardés sur Terre dans des conditions similaires - le groupe témoin. Mais le médicament n'a pas été administré à Ougoliok.

Le 21e jour (la norme recommandée avait été dépassé), on a noté une détérioration progressive de la composition de l'air dans le cockpit, et décision a été prise de faire atterrir le satellite.

« Le satellite a atterri le 16 mars et à sept heures du soir, les chiens étaient déjà à l'Institut des problèmes biomédicaux du ministère de la Santé de l'URSS. Tout le monde était en liesse. Les conteneurs ont été livrés dans la salle d'opération et on a commencé à en retirer les chiens. Notre joie a fait place à une sensation de douleur lorsque les combinaisons en nylon ont été retirées ; nous avons vu qu'ils n'avaient plus de poils - seulement la peau nue, des intertrigos fessiers et même des escarres », se souvient une autre employée de l'institut, Elena Ioumacheva.

Très faibles et déshydratés, les chiens ne tenaient pas debout et présentaient un rythme cardiaque élevé. Pourtant, les chaînes d'État soviétiques trépignaient d’impatience à l’idée de réaliser un reportage sur ces chiens héroïques, et les animaux ont été emmenés au studio de télévision le jour même.

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« Les chiens ont été soigneusement lavés avec du désinfectant, attachés et emmenés à Chabolovka pour la session de l’émission Intervidenie de 22h00. L'émission était alors en direct. Nous avons trouvé un stratagème pour que les chiens tiennent seuls debout. Ils faisaient de la peine, ils ne gémissaient même pas, mais se léchaient juste mutuellement la salive », a raconté Ioumacheva.

Longue vie

Veterok et Ougoliok ont ​​rapidement récupéré. Un mois plus tard, ils couraient dans la cour et ont vécu une longue vie, désormais assez ordinaire, dans le vivarium de l'institut.

Ougoliok a laissé une progéniture - six chiots. Veterok a pris ses habitudes sous le bureau de celui qui l'avait envoyé dans l'espace. Au fil des ans, le chien a commencé à perdre des dents à cause d’une décalcification des os. Le chien ne pouvait même pas mâcher seul du saucisson, tout le laboratoire s’étant mis à l’aider dans cette procédure au cours des trois dernières années de sa vie. Veterok est mort de vieillesse à l'âge de 12 ans.

Grâce à leur expérience, la prochaine étape de la course à la Lune est devenue possible. C'était le vol d'Andrian Nikolaïev et de Vitali Sevastianov, qui a duré près de 18 jours.

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