Comment les Russes ont-ils apprivoisé le pole Nord?

Sciences & Tech
EKATERINA SINELCHTCHIKOVA
«Je n'avais jamais ressenti un tel sentiment de faim», se souvient le voyageur Fiodor Konioukhov, particulièrement familier de ce point hostile du globe. Nous vous expliquons pourquoi, et surtout, comment les Russes ont commencé à se rendre au pôle Nord, et ce qui s'y trouve à présent.

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Voilà déjà deux hivers d’affilée qu’un hydrographe de 36 ans passe dans l'Arctique à bord d'une goélette, en raison de la mauvaise préparation de son expédition. Il est atteint du scorbut. Mais sa patience est à bout : il décide, quoi qu’il en coûte, de quitter le navire et de se rendre au pôle. L'hydrographe demande à deux marins de préparer des traîneaux à chiens, et ils partent dans ce vide blanc. Une semaine plus tard, il ne peut plus tenir debout et ordonne qu’on l’attache à un attelage afin de poursuivre sa randonnée. Après quelques jours, il meurt. 900 km restent encore à parcourir avant d’atteindre le pôle. L'expédition est terminée.

C'était en 1914 et l'hydrographe portait le nom de Gueorgui Sedov. Il est le premier Russe à avoir décidé de conquérir le pôle Nord, mais pas le premier homme au monde à avoir souffert et à être mort pour cela.

Qui a découvert le pôle Nord ?

Six ans avant Sedov, l'Américain Frederick Cook avait tenté de rejoindre le pôle en traîneau à chiens. Il a prétendu l'avoir atteint, mais n'a donné aucune preuve concluante. Beaucoup ne l’ont pas cru, et à cause de cela, selon ses dires, il a souffert de « dépression mentale ». L'année suivante, la déclaration de la conquête du pôle a été réalisée par l'ingénieur américain Robert Peary, et jusqu'en 1988, dans les publications américaines, il a été désigné comme le premier découvreur du pôle Nord. Toutefois, un réexamen de ses archives commandé par la National Geographic Society a conclu que les preuves de Peary étaient également irrecevables.

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En Union soviétique, on ne croyait ni Cook ni Peary. En 1937, Staline a donc approuvé une expédition soviétique au pôle : selon le plan, quatre explorateurs polaires devaient rester sur la banquise pour y établir la station autonome « Pôle Nord-1 ». L'expédition était nécessaire pour collecter des données, qui permettraient de poursuivre le développement de la route maritime du Nord et de l'Arctique dans son ensemble.

Il a été décidé de les déposer avec l'aide d'un escadron d'avions depuis la base de l'île Prince Rudolf, à 900 km du pôle (là où Sedov était mort précédemment). « Fournissez-nous de quoi déjeuner pendant deux ans », a alors réclamé Ivan Papanine, chef de l'expédition. Au final, le poids total des réserves préparées pour le périple était de 5 tonnes. Cependant, il n'était pas prévu d'envoyer ni de cuisinier ni de médecin, les membres devraient se servir eux-mêmes.

Le 21 mai à l'aube, les explorateurs polaires se sont par conséquent envolés vers le pôle, mais le radiateur d'un des moteurs a commencé à fuir. L’équipage a donc, par -20° et un vent glacial, dû déchirer le revêtement des ailes, recueillir le liquide et le refouler avec une pompe. À 10h50, ils ont atteint le pôle, mais à 11h12, toute communication avec eux a cessé, et pendant quatre jours, personne n'a su ce qui leur était arrivé. Lorsque la liaison est réapparue, l'Union soviétique a été sous le choc : les Russes étaient au pôle Nord ! Il s’agissait de la première expédition humaine au Pôle qui ne soulevait aucun doute quant à sa véracité.

La projection à l'étranger des images documentaires prises à l'époque a permis de couvrir tous les frais de transport de l'expédition.

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Que trouve-t-on au pôle Nord ?

Le pôle Nord est un symbole conventionnel. Sa surface est un floe de glace à la dérive, sous lequel se trouve 4 261 m de profondeur océane. Il n'y a pas de terre ici, contrairement au pôle Sud. Vous ne pouvez donc pas planter de drapeau ou un panneau pour fixer le point « 90°00′00" de latitude nord ». Vous ne pouvez voir que vous avez atteint le pôle que sur GPS. De plus, il ne peut y avoir de base permanente à cet endroit, et les temporaires ne passent pas toujours exactement par le pôle ou à proximité de celui-ci. Tout dépend de la façon dont la glace sur laquelle elles se trouvent dérive.

L'idée de créer des stations dérivantes temporaires est venue à l'explorateur polaire Vladimir Wiese, et depuis 1937, l'URSS, puis la Russie ont établi plusieurs bases de ce type. Les bases soviétiques ont fonctionné pendant quelques années jusqu'à ce que la banquise s'approche du Groenland, où elle a commencé à s'effondrer.

Depuis 2000, les Russes établissent chaque année une base temporaire baptisée Barneo, et seulement pour un mois et demi – à partir d'avril, lorsque les conditions météorologiques sont les plus favorables. La station comprend un aérodrome, des modules d'hébergement temporaire, des cabines, des locaux techniques, une cantine, des toilettes et un poteau indiquant la distance séparant la base de différentes capitales mondiales.

En réalité, il y a également bien un drapeau russe au pôle Nord, mais pas là où vous vous attendez à le voir. En 2007, pour la première fois, le fond océanique du pôle Nord a été atteint par deux véhicules en eau profonde de type « Mir » : ils ont prélevé des échantillons de sol et y ont laissé un tricolore russe.

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Comment se rend-on au pôle de nos jours ?

« Je n'avais jamais ressenti un tel sentiment de faim », se souvient le voyageur Fiodor Konioukhov, qui a survécu à cinq circumnavigations en solitaire. C'est lui qui a parlé du pôle Nord en 1987, lorsque dans le cadre de l'expédition « Arktika » il a décidé d'atteindre la latitude tant prisée exactement de la façon dont cela avait été entrepris 80 ans auparavant : sans soutien aérien, et avec l’ensemble du chargement (nourriture pour 50 jours, station radio, tente, etc.) transporté par eux-mêmes. Fiodor a alors extrait des algues de la glace, a mangé du thé usagé et de la neige, et un membre de l'expédition est mort de faim.

Néanmoins, de nos jours, à l’exception des voyageurs de l’extrême, plus personne ne va au pôle de cette manière. Les choses sont devenues beaucoup plus simples. En fait, pour y parvenir, il n'est pas nécessaire d'être un scientifique ou l'ami d'un chercheur. Des circuits touristiques sont vendus à destination du pôle tout au long de l’année. Les prix commencent à partir de 20 000 euros par personne et il y a deux façons de s’y rendre : soit par le plus puissant brise-glace nucléaire du monde, le « 50 Let Pobedy » (la croisière commence à Mourmansk, et il y a tout à bord – du gymnase au sauna), soit par les airs, en hélicoptère. La deuxième variante suppose le débarquement par avion à la station Barneo, depuis laquelle les hélicoptères volent ensuite vers le pôle. Chaque année, environ 200 à 250 touristes viennent à Barneo.

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Le pôle Nord et l'océan qui l'entoure n'appartiennent à aucun État, mais le territoire de l'Arctique est divisé entre cinq pays adjacents : la Russie, la Norvège, le Canada, le Danemark et les États-Unis. Par conséquent, pour vous rendre au pôle en tant que touriste, vous devez être muni d’un visa du pays par lequel vous allez y « entrer ». Il n'existe pas de statistiques générales sur la fréquence à laquelle les pays y envoient des expéditions. En 2007, le journal Rossiïskaïa Gazeta a tenté de collecter ces données. Il s'est avéré qu'à cette époque, 66 brise-glaces et navires de classe spéciale avaient visité le pôle, dont 54 sous pavillon soviétique ou russe.

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