C’est la première fois qu’un fonctionnaire aussi haut placé est appréhendé.
Maksim Blinov / RIA NovostiDans la nuit du lundi au mardi, le Comité d’enquête russe a annoncé avoir pris Oulioukaïev en flagrant délit : celui-ci est soupçonné d’avoir touché 1,8 million d’euros de pots-de-vin pour avoir facilité le rachat de l’entreprise pétrolière Bashneft par Rosneft, un autre poids lourd de l’énergie russe.
C’est le premier cas d’inculpation d’un ministre pour corruption sous Vladimir Poutine. Le premier ministre et le président n’ont pas commenté la situation à chaud, préférant en discuter entre eux, alors que les leaders de l’opposition parlementaire ont exigé un débat sur la démission de l’ensemble du gouvernement.
Par ailleurs, les experts spéculent sur le rôle de Rosneft Igor Setchine dans l’affaire : a-t-il été son instigateur ou sera-t-il menacé de sérieux problèmes émanant d’Oulioukaïev, qui aurait été piégé ?Le Comité d’enquête a lancé des poursuites pour corruption passive à très grande échelle. Oulioukaïev s’est déjà vu notifier l’accusation d’extorsion et de réception de 1,8 millions d'euros pour l’accord du ministère du Développement économique en vue du rachat de 50% des parts de Bashneft, une autre entreprise d’État.
« Oulioukaïev a cherché à joindre ses protecteurs par téléphone, en vain », a déclaré Svetlana Petrenko, représentante du Comité d’enquête. Les enquêteurs ont ensuite ajouté qu’Oulioukaïev avait menacé les représentants de Rosneft. C’est désormais la justice qui décidera des mesures préventives. Le Comité d’enquête a demandé une assignation à résidence.
Il convient de préciser d’emblée la position paradoxale du Comité d’enquête : le ministre a été arrêté pour avoir facilité le rachat de parts d’une entreprise d’État par une autre, mais le Comité d’enquête souligne que la transaction avait été conclue de manière légale et ne faisait pas l’objet d’une enquête.
La privatisation de Bashneft, initiée en octobre 2016, a été menée sans appel d’offres, alors que plusieurs compagnies avaient affiché leur intérêt à l’égard de cet actif. Dès fin juillet, Oulioukaïev avait déclaré que Rosneft n’était à ses yeux « pas un acheteur convenable » pour Bashneft.
Le vice-premier ministre Arkadi Dvorkovitch, ainsi que le conseiller du président et ancien ministre du Développement économique Andreï Beloousov, s’étaient également opposés à la transaction. Pourtant, celle-ci a bien eu lieu.
Au moment où le rachat devait être conclu, Vladimir Poutine avait déclaré : « Ce n’est sans doute par la meilleure option qu’une entreprise contrôlée par l’État en rachète une autre. J’ai moi-même été un peu surpris par cette position du gouvernement. Mais c’est effectivement la position du gouvernement de la Fédération de Russie, principalement son bloc financier et économique ».
Il est possible que l’affaire soit la matérialisation directe de ces propos de Poutine, estime le président du fonds Politique de Saint-Pétersbourg Mikhaïl Vinogradov. « La vente de Bashneft est, indiscutablement, le principal événement politique de l’année, plus important que Bashneft-même. On assiste peut-être à la suite de ce que Poutine disait sur cette transaction auparavant et, éventuellement, une tentative de freiner la privatisation », précise Vinogradov.
L’expert n’exclut pas, par ailleurs, qu’il s’agisse d’un jeu politique : en éliminant une figure aussi importante, d’autre tomberont, notamment au sein du gouvernement. « Le premier ministre Dmitri Medvedev jouissait des faveurs ces six derniers mois, aujourd’hui, il vit un moment très stressant », indique Vinogradov.
Notons que Dmitri Medvedev n’a pas vraiment commenté l’arrestation d’Oulioukaïev, se contentant d’indiquer qu’il « fallait mener une enquête très minutieuse sur cette affaire ». Le service de presse du Kremlin a annoncé que Medvedev discutait de la situation avec Vladimir Poutine. Pour le moment, Poutine ne s’est pas exprimé personnellement, mais son secrétaire de presse Dmitri Peskov a assuré que le président était au courant de « l’opération Oulioukaïev » depuis le début.
Le FSB a annoncé qu’Oulioukaïev était depuis longtemps sous surveillance et que ses conversations étaient sur écoute depuis un an. Dans ce cas, il est clair que le pot-de-vin de Rosneft n’était qu’un prétexte : la transaction de Bashneft n’était pas encore sur la table il y a un an.« Nous constatons que, même si la surveillance a été assurée par le FSB, le Comité d’enquête a le premier rôle. Je pense que c’est un moyen de renforcer le patron du FSB Alexandre Bastrykine. Si le FSB suit Oulioukaïev depuis un an, je suppose qu’ils avaient commencé quand l’actuel vice-président chargé de la sécurité chez Rosneft Oleg Feoktistov travaillait encore au FSB », affirme le politologue Evgueni Mintchenko.
Novaïa Gazeta, citant ses propres sources, confirme que l’enquête a été lancée à l’initiative du chef du service de sécurité de Rosneft et ancien général du FSB Oleg Feoktistov. Mikhaïl Vonogradov ajoute que la nouvelle guerre de pouvoir au sein des forces de l’ordre, qui a éclaté à plusieurs reprises au garnd jour cette année, aurait pu entraîner l’arrestation d’Oulioukaïev. « Dans ce cas, l’arrestation d’Oulioukaïev semble être la suite de l’affaire Belianinov », résume l’expert.
Dans leur grande majorité, les experts indiquent que le montant du pot-de-vin est beaucoup trop faible pour un ministre fédéral, comparé, par exemple, au récent cas du colonel du ministère de l’Intérieur Dmitri Zakhartchenko (chez lequel 120 millions d’euros ont été retrouvés, ndlr).
« En tant qu’ancien collaborateur des services spéciaux, je suis convaincu qu’Oulioukaïev est effectivement suivi depuis un an et que Rosneft n’est qu’un prétexte grâce auquel on a trouvé des éléments à charge. Nous comprenons tous qu’il c’est une rente assez faible pour Oulioukaïev afin de résoudre une simple question procédurale, il doit sans doute y avoir des informations sur d’autres cas qui expliquent la chute du ministre », affirme Kirill Kabanov, président du Comité national de lutte contre la corruption, à Russia Direct.
D’autres sources affirment toutefois le contraire, tout en confirmant que les 1,8 millions d'euros ne sont qu’un prétexte. « Il n’y a probablement eu aucun suivi depuis un an. Il a dû y avoir un conflit avec Igor Setchine (le PDG de Rosneft, ndlr), suite auquel les forces de l’ordre ont simplement déterré toutes les informations à charge », indique un employé des services spéciaux sous couvert d’anonymat à Russia Direct. Une autre source proche du dossier estime qu’Alexeï Oulioukaïev n’assurait pas ses fonctions de manière professionnelle.
« Rappelons simplement ses propos contradictoires sur la situation économique en Russie. Dans l’affaire de Rosneft, il a également montré une absence totale d’instinct politique en s’opposant à Igor Setchine. Rosneft n’est pas une structure à qui on peut demander « de l’argent pour services rendus », même via des intermédiaires. Tout cela débouche sur une arrestation légitime en flagrant délit qui pourra être utilisée par le Kremlin pour montrer que, dans la lutte contre la corruption, « il n’y a pas d’intouchables », affirme-t-il.
Si la démission du ministre n’a pas encore été officiellement annoncée, sa fonction est actuellement assurée par son adjoint Alexeï VedevOulioukaïev a fait presque toute sa carrière à différents postes au gouvernement et à la Banque centrale. En tant que ministre du Développement économique, Oulioukaïev a soutenu les réformes portant sur la réduction du contrôle de l’état sur l’économie.
Il a milité pour la privatisation, même dans des conditions financières défavorables. Son ministère n’a pas hésité à émettre des prévisions économiques dramatiques : en octobre, il a annoncé que l’économie russe devait s’attendre à 20 ans de stagnation et que la croissance du PIB serait inférieure à la moyenne mondiale.
Texte original en anglais disponible sur le site de Russia Direct. Russia Direct est un média analytique international spécialisé dans la politique étrangère.
Article préparé avec le concours d’Artiom Koureïev.
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