En 2013, les auteurs du rapport analytique Achats à l’aveugle, rédigé dans le cadre du Conseil d’experts auprès du gouvernement russe, ont conduit des contrôles dans de très nombreuses instances du pouvoir. En un an, les auteurs du rapport ont relevé près de 12 000 cas de violation des marchés publics, alors que 662 contrats ont, de toute évidence, été conclus dans « l’ombre ».
Changement de lettres par des chiffres similaires, espaces abusifs, utilisation de tirets dans la racine des mots, nombreux sont les trucs permettant de déformer l’information sur les appels d’offres afin que personne ne s’aperçoive de la supercherie. Au final, seul le fournisseur de confiance est capable de retrouver de tels appels d’offres sur le site public et il n’est donc pas confronté à la concurrence.
Pourtant, toute personne intéressée et assidue est capable de le découvrir si elle s’en donne les moyens. La presse russe publie régulièrement des enquêtes du type « les voitures du pouvoir » ou « les biens du Kremlin », réalisés en utilisant uniquement des sources publiques. Il s’agit des registres de propriétés et terrains fédéraux, des déclarations de revenus, etc.
Ainsi fonctionnent les données ouvertes qui, d’après le rapport de l’ONG russe InfoCulture, sont de plus en plus nombreuses. C’est bien depuis 2013 que la pratique d’exploration des sources ouvertes à la recherche de revenus cachés ou de dissertations volées a cessé d’être ponctuelle, tendant à se généraliser. Désormais, la Russie est l’un des leaders mondiaux en matière de transparence financière. Comment transparence financière et corruption élevée parviennent-elles à cohabiter ?
Il s’est avéré que la transparence des données n’influe que partiellement sur la politique anticorruption et sur la transparence du système politique. Ivan Begtine, directeur d’InfoCulture, nous explique que malgré les immenses progrès accomplis dans ce domaine, la masse d’information ouverte au public en Russie aujourd’hui sert plus les intérêts des entreprises que la demande de la société pour une transparence accrue. La Russie n’a pas de loi sur le lobbying et la majorité des experts qui étudient les données ouvertes ou favorisent leur essor d’une manière ou d’une autre sont, de facto, des lobbyistes commerciaux.
« Oui, les données financières [notamment celles publiées par le Trésor ou le ministère des Finances] sont effectivement ouvertes en Russie. Mais les données sur les déclarations des fonctionnaires, par exemple, ou encore celles qui concernent les conflits d’intérêts ou le travail des lobbyistes ne sont pas très limpides », précise-t-il pour expliquer comment la corruption peut continuer à prospérer avec un tel niveau de transparence dans le pays. En outre, en Russie, c’est la procédure de passation des marchés publics qui est traditionnellement contrôlée et non le résultat, comme dans la plupart des autres pays.
Supposons que chaque administration rende régulièrement compte de l’utilisation 4 000 à 6 000 milliards de roubles (46,5 – 67,9 milliards d'euros) par an versés par les contribuables et que ces comptes soient accessibles à tous ceux qui disposent d’une connexion Internet. Le hic, c’est qu’il existe des postes de dépenses classifiés qu’ignorent même les députés qui établissent le budget.
« Il faut toujours garder cela en tête. Dans l’éducation, les postes classifiés peuvent représenter 2-3%, mais dans la défense et la sécurité nationale, plus de 50% des postes sont classifiés. La publication des appels d’offres c’est très bien, mais la moitié reste toujours secrète », estime Anton Pominov, directeur général du Centre d’études anticorruption chez Transparency International.
Bien entendu, la situation concernant les données ouvertes n’est pas homogène. Traditionnellement, en raison du conservatisme de différentes instances des forces de l’ordre, les statistiques criminelles ne jouissent pas d’une grande transparence. Celle des données sur la santé publique laisse également à désirer.
Pourtant, au fil des ans, l’intérêt pour les données ouvertes a suscité la création de nombreux projets civiques où journalistes, chercheurs et militants se transforment en analystes de données et démasquent les faux académiciens et fonctionnaires, milieux où règne désormais la mode des grades scientifiques.
Parmi les victimes du réseau communautaire Dissernet, spécialisé dans le contrôle du plagiat et des diplômes des fonctionnaires (le réseau s’est inspiré du projet allemand similaire VroniPlag), on retrouve 57 députés de la Douma d’État et plusieurs personnalités publiques.
Globalement, les données sont nombreuses et, même si elles ne sont pas publiées comme il se doit, ou qu’elles ne le sont pas sous un format lisible sur ordinateur, on manque de personnes capables de les traiter correctement, estime Maria Pilgoun, tuteur d’un master consacré aux données ouvertes. « Il faut d’abord trouver l’information, puis la traiter, ce n’est pas donné à tout le monde. Nous avons un problème manifeste de perception de ces données », explique-t-elle.
C’est l’une des raisons pour laquelle ces données ouvertes suscitent plutôt l’intérêt des fonctionnaires que de la société civile et de la fine couche de classe moyenne, conclut Begtine. Car les agents d’administration ont maîtrisé différentes manières d’utiliser ces données dans leurs intérêts.
Et ici, il faudra choisir. Premier scénario : vivre non seulement dans un contexte de demandes des citoyens, mais également en conformité avec différentes initiatives internationales ainsi qu’avec les requêtes des entreprises relatives au travail avec les données.
Deuxième scénario, véreux : quand un ministère veut s’approprier les prérogatives d’un autre, il peut commencer à lui mettre des bâtons dans les roues en exigeant un maximum de transparence au sein de ce ministère, dans l’espoir qu’éventuellement, quelque chose fasse surface.
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