Pourquoi les Soviétiques n’allaient-ils pas au restaurant?

Lifestyle
ALEXANDRA GOUZEVA
Dans leur majorité, les citoyens soviétiques mangeaient dans des cantines ou à la maison, et tous les événements étaient célébrés à domicile, y compris les mariages. Seuls quelques privilégiés avaient la possibilité de dîner au restaurant…

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Restaurant Le Saule pleureur. Les contrebandiers ont rusé afin de piéger un respectable citoyen soviétique, Semion Gorbounkov. Leur but est de l’enivrer et de le remettre à une séductrice qui ajoutera des somnifères dans son verre de vin. Ensuite, ils déroberont les diamants cachés dans son plâtre...

Il s’agit d’une scène du film soviétique culte Le Bras de diamant (1969), qui reflète parfaitement l’attitude de la plupart des citoyens soviétiques (et de la propagande officielle) à l’égard des restaurants. C’était un havre de débauche, où se rassemblaient exclusivement des membres de la pègre pour faire leurs sales coups. Et d’où tiraient-ils leur argent ? De diverses malversations, évidemment !

Dans le film beaucoup plus tardif Interfille (1989), par exemple, des prostituées payées en devises se rendaient dans des restaurants pour « mettre la main » sur des étrangers. Cela reflétait également l’attitude de l’opinion. Aller au restaurant signifiait être un bandit ou une prostituée !

Les restaurants étaient chers

Pour dîner dans un restaurant, un Soviétique devait verser le quart voire la moitié de son salaire mensuel. Par exemple, au début des années 1980, il fallait dépenser environ 25 roubles pour manger au restaurant. À titre de comparaison, c’était à peu près le montant de la bourse mensuelle versée aux étudiants de la capitale. Et le salaire mensuel moyen d’un médecin était d’environ 120 roubles.

Par conséquent, les restaurants étaient à juste titre considérés comme un divertissement réservé à l’élite et aux riches. Les citoyens soviétiques ordinaires ne pouvaient tout simplement pas se permettre un tel luxe.

« Mon futur mari m’a littéralement conquise en m’invitant au restaurant au milieu des années 1980, se souvient la Moscovite Olga. Scientifique et doctorant, il s’est spécialement rendu sur un chantier de construction en Khakassie pour gagner de l’argent, en a rapporté une grosse somme ; une ou deux fois, nous sommes allés déjeuner dans l’un des restaurants branchés de Kalininski Prospekt [maintenant rue Novy Arbat] ».

Un déjeuner au restaurant était beaucoup moins cher qu’un dîner. Le plus souvent, à midi, on trouvait une carte limitée de plats déjà prêts, chose qui rappelait un peu les « business lunch » que l’on peut trouver à Moscou à notre époque. Mais peu de gens allaient au restaurant pour le déjeuner.

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Tout le monde n’entrait pas au restaurant

Les restaurants étaient rares. À Moscou et à Leningrad, ils étaient un peu plus nombreux, mais dans les villes de province, comme Taganrog (à l’époque soviétique, environ 300 000 habitants), on les comptait sur les doigts de la main. Dans les petites villes, même à proximité de Moscou, de tels établissements étaient tout bonnement inexistants ; ceux qui voulaient s’offrir dîner chic devaient faire des kilomètres pour cela.

Par conséquent, entrer dans les rares restaurants disponibles était une gageure. Et tout le monde n’était pas autorisé à franchir leur seuil. Souvent, rien que pour entrer, il fallait « graisser la patte » du maître d’hôtel, qui examinait scrupuleusement les invités, organisant une sorte de face control (on disait qu’il n’y avait pas de place à tous ceux qui ne convenaient pas).

Il convient de noter que les restaurants étaient souvent très blingbling, en particulier selon les critères d’un citoyen soviétique habitué à la simplicité. Par exemple, au restaurant Prague à Moscou, il y avait un immense aquarium qui laissait bouche-bée les habitants des barres d’immeubles typiques de l’époque.

Il y avait souvent des concerts le soir et beaucoup allaient dans ces établissements pour danser. Il était également de coutume de se mettre sur son 31 : les gens mal habillés ou vêtus trop simplement n’avaient aucune chance d’y pénétrer.

Si une personne avait de la chance et qu’elle était admise, il fallait verser une certaine somme au serveur, puis répéter l’opération pour avoir une table décente, bénéficier d’un service de qualité, obtenir les plats les plus frais et les meilleures boissons… Le film Les Douze chaises (1971) dépeint de façon hilarante des serveurs arrogants qui ignorent tout simplement les citoyens les moins riches, et prennent leur commande en faisant la moue.

Être serveur au restaurant était une profession que tout le monde enviait. En plus de leur salaire, les serveurs recevaient de gros pourboires et avaient accès aux cuisines. Ils emmenaient généralement les restes de nourriture intacte des grands banquets. Un épisode de ce type est montré dans le film Une Gare pour deux (1982) : une serveuse propose de nourrir une connaissance, ce sur quoi cette dernière demande avec dégoût : « Ce sont des déchets d’assiettes ? » « Ce sont des restes de table ! », répond-elle avec un mélange de ressentiment et de fierté.

Il n’y avait pas de culture de la restauration en URSS

« Je peux compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où je suis allée au restaurant. Une ou deux fois pour des mariages. Ça ne m’a jamais traversé l’esprit d’y aller. Après le travail, nous dînions à la maison. J’allais déjeuner avec mes parents le week-end. Puis j’ai eu des enfants, il n’y avait personne à qui les laisser le soir pour aller au restaurant », se souvient Elena, comptable dans la région de Moscou. Soit dit en passant, les enfants de moins de 16 ans n’étaient tout simplement pas admis dans ces établissements en soirée.

Anniversaires, soirées entre amis, fêtes et souvent même mariages, tout cela se déroulait à domicile à l’époque soviétique. Il existait toute une culture des repas communs : on préparait des salades à partir des produits disponibles, et l’on sortait les cornichons salés ou marinés durant l’été.

De nombreux citoyens soviétiques qui avaient grandi dans des villages ou de petites colonies de travailleurs se sont rendus dans les villes, et économisaient sur tout pour nourrir et vêtir leur famille. Aller au restaurant était considéré comme quelque chose de superflu, voire immoral. Comme le déclare un des personnages du Bras de diamant : « Nos gens ne vont pas à la boulangerie en taxi. » Les restaurants étaient à peu près perçus de la même façon…

Où allaient les gens, s’ils n’allaient pas au restaurant ?

Il était possible de déjeuner dans les cantines (stolovaïa), qui ne fonctionnaient qu’en journée. Des établissements de ce type avec des plats cuisinés au choix se trouvaient dans toutes les universités, entreprises, usines, bibliothèques, etc. Vous pouviez avoir un repas complet pour 50 kopecks à 1 rouble (contre 25 roubles dans un restaurant).

En outre, il y avait de petits cafés, des pâtisseries avec des tables, des bars à bière et des bars où l’on buvait principalement de l’alcool appelés rioumotchnaïa avec des comptoirs. À la fin de l’ère soviétique, il y avait aussi des bars à cocktails où l’on pouvait danser. On trouvait également des buffets dans les théâtres ou, par exemple, dans les salles de billard. Il était possible d’y commander, par exemple, du cognac, un sandwich ou un dessert.

Alors, qui allait au restaurant ?

Les Soviétiques ordinaires n’y allaient que pour les très grandes occasions, et le plus souvent, ils économisaient pour cela. Mais il y avait aussi des personnes qui fréquentaient souvent ces établissements. Outre les gros bonnets du monde criminel, il y avait l’élite - fonctionnaires, officiers de haut rang et professeurs d’université, ainsi que leurs enfants, la « jeunesse dorée ».

« Je me souviens qu’un professeur nous a invités au restaurant Pékin, c’était un événement, mais lui-même y allait souvent », se souvient Olga. Il était d’usage de « régaler » ses convives au restaurant à l’occasion de l’obtention d’un diplôme ou d’un nouveau grade d’officier.

« Mon grand-père servait dans les années 1950 et 1960 dans une unité militaire d’élite et allait très souvent au restaurant. Il avait une bonne paie et y allait avec ses collègues, ils dépensaient sans compter et se faisaient plaisir, ils connaissaient tous les serveurs […] ces derniers l’aidaient soigneusement à monter dans un taxi pour rentrer à la maison ou dans la voiture de son chauffeur personnel », se rappelle Maria, professeur à l’Université d’État de Moscou.

Bien sûr, les étrangers allaient aussi au restaurant. « L’une des rares fois où je suis allé au restaurant, c’était lorsque des Hongrois sont venus à notre université […] nous les avons emmenés au restaurant Budapest », se souvient Sergueï de Moscou.

La fréquentation des restaurants était aussi le lot des écrivains, journalistes et acteurs célèbres qui gagnaient bien, voire très bien leur vie à l’époque soviétique. « Nous sommes allés au théâtre et au restaurant, écrit Sergueï Dovlatov dans un recueil de nouvelles. En bref, nous menions un train de vie normal pour l’intelligentsia créative ».

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