«C’est tout un univers»: l’immense Sibérie racontée par ses habitants de renom

Lifestyle
ALEXANDRA GOUZEVA
Ils sont nés ou ont grandi en Sibérie. Ils nous parlent de leur enfance, du «caractère sibérien» et des spécificités de la vie dans cette région immense et froide.

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« Sibérie ». Voilà une notion aussi vaste que le territoire qu’elle occupe. On raconte que c’est une planète un peu à part. « Elle a sa propre gravitation, ses propres règles et se laisse diriger par la nature. Les Sibériens sont obstinés. Ils sont grands, que ce soit dans les mots, dans les actes ou dans les sentiments », explique l’écrivain Sergueï Chargounov, qui a participé au recueil de récits Sibérie, le bonheur dans les montagnes (Rédaction d’Elena Choubina, 2021).

Voici quelques extraits des récits de célèbres acteurs, réalisateurs, présentateurs et écrivains russes.

Aliona Babenko, actrice, née à Kemerovo

Je n’ai pas souvenir de m’être jamais autant régalée que pendant les hivers sibériens de mon enfance. Unbeliach (petit pain à la viande) encore chaud acheté au kiosque accompagné de thé chaud et de sucre, c’est un délice !

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En hiver, tous les dimanches, mon père et moi partions à huit heures du matin pour aller skier. Nous étions réglés comme des horloges. Nous prenions le bus jusqu’à Sosnovy Bor. Selon la texture de la neige et la météo, on enduisait les skis d’une crème spéciale. Je skiais sur des kilomètres, jusqu’à en avoir le nez qui coule. Le meilleur moment, c’est quand papa partait devant, s’arrêtait et m’attendait. Dès que j’arrivais, il frappait le tronc d'un pin avec son bâton, la neige posée sur les branches me tombait dessus et je criais de joie. On descendait à toute vitesse, et puis nous remontions la montagne « en sapin », en écartant les skis en V. Et on faisait ça des dizaines de fois. On prenait avec nous un thermos et des tartines, et on grignotait, assis sur des souches. Une fois à la maison, on séchait nos vêtements trempés et glacés sur les radiateurs. Nous, on se réchauffait avec le bortsch de maman ! Le soir, nous regardions le patinage artistique à la télé. Il ne faut rien de plus pour être heureux.

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Quand je rencontre quelqu’un et qu'il me dit « Je viens de Sibérie », ça change tout. J’ai l’impression de retrouver un proche, il n’y a plus de distance entre nous.

>>> Ces étrangers attirés par le froid sibérien

Tatiana Lazareva, présentatrice, née à Novossibirsk

C’est l’hiver. Tu es allongé sur le dos sur la luge. Il fait sombre ; tu ne sais pas vraiment si c’est le matin ou le soir. Au-dessus de ta tête, une myriade d'étoiles. Elles ne bougent pas, mais toi tu bouges. On te transporte. Quelqu'un en qui tu as confiance t’a enveloppé dans plein de couches de vêtements pour que tu aies chaud : tu portes un collant sur lequel a été passé un épais pantalon fourré, des chaussettes en laine sous des bottes de feutre, un débardeur sous un pull dont la laine te pique, et un foulard en coton sous une épaisse coiffe en fourrure. Tu portes aussi une écharpe. Elle te couvre la moitié du visage et, bien souvent, elle pique comme ton pull. Alors, on a placé un mouchoir entre l'écharpe et ton visage. Il est constamment trempé à cause de la chaleur de ton souffle. Par-dessus le tout, tu portes évidemment une lourde chouba.

Ivan Vyrypaïev, dramaturge et réalisateur, né à Irkoutsk

Mes parents avaient une datcha dans la taïga. Pas loin de la route, certes. Mais elle était entourée par la taïga. Un jour, un ours est venu jusqu’à notre clôture. Mon père a attrapé un fusil et a commencé à tirer en l’air. L’ours s’est alors enfui dans la forêt. Une autre fois, alors que maman et moi étions dans les bois avec des paniers remplis de baies, nous avons croisé deux loups. Les loups et nous nous sommes longuement observés. Maman a chuchoté : « Ne bouge surtout pas, mon fils ». Nous sommes restés immobiles un moment. Les loups ont continué à nous observer, avant de faire demi-tour et de s’en aller.

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J’étais assis au bord d’un rocher, au milieu de la taïga. Il y a des rochers comme ça, isolés au beau milieu de la forêt. Et autour, sur des milliers de kilomètres, il n’y a que la taïga, à perte de vue. J’étais assis au bord du rocher et je regardais au loin. Je me reposais, parce que ce jour-là nous avions énormément marché, mes amis et moi. J’avais quelque chose comme 26 ans. La Sibérie. Je l’aime, cette Sibérie. Elle est comme une mère, pour moi. C’est comme si une immense femme s’était allongée sur le sol, et avait formé la Sibérie. La Sibérie est un corps. La Sibérie est une étendue. [...] Je m’asseyais sur les rochers, et je savais qu’où que j’aille, où que je sois, la Sibérie serait toujours une part de moi, car je suis une part d’elle. La Sibérie, c’est tout un univers.

Andreï Filimonov, écrivain, est né à Barnaoul et a grandi à Tomsk

Depuis bien longtemps, la bagarre est l’une des formes de divertissement préférées des habitants de Tomsk. Les journalistes en exil du XIXe siècle (il n’y en avait sinon pratiquement pas jusqu’à l’ouverture de l’université, en 1888) décrivaient passionnément, dans les pages des journaux provinciaux, la manière dont les habitants allaient se battre dans la rue « mur contre mur » (une sorte de divertissement traditionnel qui opposait deux groupes de combattants masculins de différents âge alignés les uns en face des autres) en sortant de l’église le dimanche. Ils se tapaient dessus à coups de poings pendant une heure ou deux puis, une fois satisfaits et épuisés, rentraient chez eux.

>>> Comment la Sibérie est devenue un pays (et pourquoi elle a cessé de l’être)

Il en allait de même en 1981 quand nous nous sommes installés dans un nouvel appartement donnant sur la vieille ville. Il n’y avait qu’une différence : les gens n’allaient plus à l’église avant de se battre.

Ilya Kotcherguine, écrivain, est né à Moscou et a travaillé comme garde forestier dans l’Altaï

Il n’y a qu’au nord de l’Oural qu’on peut monter sur un col escarpé et voir d'un côté l’Europe, et de l’autre la Sibérie. Ailleurs, la distinction est moins nette : où se termine la Sibérie, et où commence l’Extrême-Orient ? Pourquoi la République de l’Altaï est en Sibérie, et pas l’Altaï de Mongolie ? Seuls les peuples allochtones de Sibérie peuvent être appelés « Sibériens », mais pas les Bouriates, les Altaïens, les Touvains ou encore les Iakoutes. D’ailleurs, eux-mêmes ne s'identifient pas ainsi.

Je pense que j’ai passé trois ou quatre mois de ma vie dans les trains entre Moscou et la Sibérie, dans ma jeunesse. J’avais toujours l’impression d’en partir ou d’y retourner. Je me demande combien de temps j’ai passé à regarder par la fenêtre, pendant les trajets. En tant que Moscovite, ces grands espaces que je voyais depuis la fenêtre me fascinaient : ils sont si vastes, et si peu peuplés.

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Roman Sentchine, écrivain, né à Kyzyl, dans la République de Touva

La majorité des gens n’a jamais entendu parler de Touva, et les autres en savent simplement que c’est la région d’origine de l’actuel ministre de la Défense Sergueï Choïgou, et que c’est là que le président Poutine a un jour attrapé un gros brochet. Mais Touva est une belle région au destin aussi complexe qu’embrouillé.

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Dans mes souvenirs, à Kyzyl, les mœurs étaient assez dures. Je ne parle pas de l’hostilité inter-ethnique qui a plus ou moins toujours existé, s’aggravant avant de presque disparaître, mais plutôt de l’écrasante majorité de la population russe dans les villes, dans les années 1980. Ici, les gens étaient actifs et débordaient d'énergie. Il s’agissait des enfants et des petits-enfants des premiers colons, des exilés, des condamnés aux travaux forcés et des volontaires qui étaient venus construire la « jeune Touva » après 1944, ainsi que des criminels qui avaient purgé leur peine de prison (Kyzyl était en effet entourée de quelques prisons). Mais ils n’avaient pas d’exutoire pour leur énergie, plutôt un sentiment d’enfermement dans ce « coin perdu pierreux », un sentiment de colère et de désillusion pour ceux qui s’étaient rendus en Touva dans l’espoir de construire un monde à part, privilégié. Plus tard, j’ai constaté la même frustration chez les habitants des villes oubliées de la Magistrale Baïkal-Amour. Cette énergie et cette colère se manifestaient particulièrement chez les jeunes.

>>> Méconnue mais fascinante: la Sibérie au gré des sept clichés les plus prisés d'un voyageur nantais

Evgueni Popov, géologue et écrivain, né à Krasnoïarsk

Les Sibériens sont des Russes bien particuliers, et la phrase « la richesse de la Russie grandira par la Sibérie » n’est pas une simple expression. Je ne parle pas de l’abondance de gaz, de pétrole, de forêts, de divers autres éléments du tableau périodique des éléments ou de diamants que l’on trouve sous terre, mais de la manière mystérieuse dont les habitants transforment les inconvénients de la vie en avantages.

Dans les années 1960, j’ai atterri dans un petit village isolé de vieux-croyants, près de la rivière Toungouska Pierreuse, et j’ai découvert avec stupeur que les maisons solides de ces gens prétendument « en retard » sur le reste de la Russie étaient pourvues d’électricité, alors qu’il n’y en avait à cette époque pas dans des lieux soi-disant plus avancés, comme dans de nombreux villages près de Moscou, où les gens s'éclairaient encore à la lampe à pétrole. Je n’en croyais pas mes yeux. Les vieux-croyants utilisaient des séparateurs, des machines à laver, et l’eau du puits était tirée par une pompe électrique. L’explication était simple : le pouvoir leur avait tendu la main et ils s’étaient développés en vendant du poisson, du caviar et des champignons aux touristes en croisière sur l’Enisseï, et en ne dépensant pas l’argent gagné dans la vodka, mais plutôt dans les affaires.

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Et c’est pour ça que je pense que ce n’est pas pour rien que l’événement de la Toungouska, dont certains pensent qu'il s’agissait du crash d’un vaisseau peuplé d’extraterrestres venus sur Terre dans l’espoir d’entrer en communication avec un autre peuple doué de raison, est survenu précisément en Sibérie.

Si vous souhaitez, vous aussi, partir à la découverte de l’envoutante Sibérie, retrouvez dans cet autre article les dix villes à ne pas manquer sur le tracé du mythique Transsibérien.