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Un jour, Karych Kerguilov est parti en expédition de chasse dans les montagnes de l'Altaï avec son disciple. Après avoir erré sur les hauts plateaux sans succès, ils ont décidé de camper sous un vieux cèdre. Lorsque leur eau est arrivée à ébullition sur le feu, Kerguilov a levé les yeux pour constater que l'arbre avait été fendu en deux de haut en bas par la foudre.
« Je ne cherchais pas cet arbre, dit-il. C'est le cèdre qui m'a trouvé ».
Chemin vers le chant
Il semble que les esprits de l'Altaï aient gardé un œil attentif sur Kerguilov pendant toute sa vie. Il est né dans un village isolé de cette région du Sud de la Sibérie et a passé son enfance à aider ses parents à s'occuper du bétail. Pendant son temps libre, il lisait autant qu'il le pouvait.
« Par-dessus tout, j'aimais les légendes de l'Altaï, relate-t-il. Après en avoir lu une, je me promenais dans les montagnes en imaginant que j'étais le héros de ces contes, à cheval avec un arc et une épée ».
Si cela s'était produit cent ans plus tôt, Karych aurait appris l'existence des grands guerriers et de leurs exploits non pas dans les livres, mais auprès d'un kaïtchi – un conteur itinérant. À l'époque où il n'y avait ni journaux, ni radio, ni théâtres, et encore moins Internet, ces individus parcouraient les montagnes d'un camp nomade à un autre, racontant aux habitants des hautes terres des légendes appelées « kaï ».
Chaque soir, les éleveurs se réunissaient autour du feu et écoutaient les histoires du kaïtchi jusque tard dans la nuit. Le lendemain, le conteur poursuivait sa route. Avec leur chant de gorge sonore accompagné d'un topchour (instrument traditionnel propre aux kaïtchis) à deux cordes, ils étaient les guides du monde des héros et des esprits de l'Altaï.
Cependant, lorsque le gouvernement soviétique a pris le contrôle de la région dans les années 1920, les kaïtchis ont été réprimés au même titre que les chamans. Avec le temps, ils sont devenus eux-mêmes des légendes, tout comme les puissants protagonistes de leurs histoires.
Néanmoins, l'Altaï se souvient encore d'eux. Grâce à la mémoire collective, les légendes ont fait leur chemin dans les livres, qui sont tombés dans les mains de Kerguilov lorsqu'il était jeune. S'imaginant être le héros d'un poème épique, il ne s'attendait pas à devenir aussi vite un guide vers ce monde des légendes. Il s'est d'abord intéressé aux arts martiaux orientaux et à un style de lutte traditionnel de l'Altaï appelé kourech. Plus tard, il a maîtrisé divers arts et métiers, dont la sculpture sur bois. C'est à ce moment-là que Karych a commencé à fabriquer des topchours. L'un des premiers qu'il a fabriqués était destiné à l’un de ses amis. Ce dernier a proposé à Kerguilov de tenter d’y jouer et il l’a maîtrisé presque instantanément. Il s'est ensuite essayé au chant guttural, une forme ancestrale d'interprétation du kaï. Là encore, il a été couronné de succès.
« Vous savez, lorsque j'ai essayé de chanter pour la première fois, j'ai eu l'impression que ma poitrine s'était élargie, comme si j'avais des ailes qui s'étendaient dans mon dos », raconte-t-il.
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Conteur de notre temps
« Juste, regardez la vue », appelle Karych. Son chalet, dans le district de Tchemal, surplombe les eaux turquoise de la rivière Katoun.
« Toute ma vie, j'ai voulu vivre près de la Katoun, confie-t-il. Il n'y avait que des montagnes dans l'endroit où j'ai grandi. Une fois, j'ai escaladé l'une d'elles et j'ai pu distinguer la Katoun au loin. C'était comme voir Dieu ».
Kerguilov a construit sa maison lui-même et l'a décorée de ses propres peintures. Dans la cour, il a érigé un aïl, une bâtisse hexagonale traditionnelle de l'Altaï. Il a installé une barre de traction pour se maintenir en forme et un établi de charpentier rempli de matériel de menuiserie pour fabriquer des topchours.
« Mes instruments sont réputés et j'ai des clients qui font la queue toute l'année, assure-t-il. La plupart d'entre eux sont des chanteurs de gorge de l'Altaï, du Touva et de Khakassie. Cependant, quelques-uns de mes topchours sont aussi au Japon. Ce n'est pas une activité très lucrative. Je le fais surtout par amour de l'art en lui-même ».
Ce soir, il s’apprête à donner un concert. Il gagnera plus en deux heures qu’en quelques jours de travail sur un topchour. Pour divertir ses invités, le conteur enfilera un costume traditionnel de l'Altaï et chantera un kaï. Quelques fois, il pourra passer au russe ou même à l'anglais, mais les légendes épiques seront interprétées uniquement en altaïen, sa langue maternelle.
Son public n’en comprendra pas un mot, mais en l’occurrence, le sentiment est ici plus important que la compréhension du sens. Ceux qui ont entendu parler de l'ambiance mystique inhérente aux montagnes dorées de l'Altaï la ressentiront de tout leur cœur, en écoutant le rugueux chant de gorge et les soyeux sons du topchour.
Lorsque le concert s'achève, Karych rejoint les touristes pour une photo. Enfin, il enlève son casque de cuir, s'essuie le front et s'assoit près du feu, le scrutant fixement durant un long moment.
Petit-fils d'une chamane, chef de son clan, habile sculpteur sur bois, forgeron, artiste, poète, conteur, chasseur et âme de la terre altaïenne – dans sa tenue de scène, Karych semble être l'incarnation de tous les narrateurs dont la voix était autrefois entendue au coin du feu des bergers. Ils sont les guides du monde des esprits qui vivent encore en ces lieux.
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