Venez comme vous êtes: immersion dans une soirée érotique inclusive de Russie

Evguenia Ignatova
Jouer du tambourin directement sur le corps d’un invité, bondage, mais surtout, prise de conscience de ses propres sentiments. Nous nous sommes rendus à la première soirée russe pour personnes inclusives et partageons nos impressions.

Russia Beyond désormais sur Telegram ! Pour recevoir nos articles directement sur votre appareil mobile, abonnez-vous gratuitement sur https://t.me/russiabeyond_fr

Au son d’un tambourin chamanique et de chants poussant à la transe, les gens commencent à danser, explorant de leurs mains leur propre corps. Ils finissent par se toucher les uns les autres avec précaution, pour apprendre à se connaître, puis avec un peu plus d'enthousiasme.

Un certain temps passe, un gars est allongé sur le sol, une jeune femme sur lui, quelques autres individus à côté d'eux. Je ne veux pas scruter leur visage ou leur corps, évaluer leur apparence, leur sexe, leur orientation ou, pire encore, me demander s'ils ont un dossier médical avec des diagnostics qui pourraient être classés comme des problèmes de santé.

Je ne veux pas regarder et essayer de considérer sur quelle partie du corps se trouve la main de telle personne, qui est nu et qui ne l'est pas – ce serait trop ennuyeux. Assise dans un fauteuil, j’observe l'enchevêtrement des corps : ils se déplacent déjà comme un seul homme, presque comme une œuvre d'art. Peut-être est-ce à cela que ressemblent des gens passionnément amoureux, qui ne se soucient pas de ce que les autres pensent. Peut-être est-ce à cela que je ressemblerais si la personne que j'aime était là.

Cela se déroule au SenCin (SensualCinema), une soirée cinématographique érotique et sensuelle pour personnes inclusives. Elle est organisée depuis trois ans déjà à Saint-Pétersbourg (et occasionnellement à Moscou). On ne peut pas parler de « soirée sexuelle », puisque le contact sexuel direct est interdit, et l'événement lui-même, selon son organisatrice Gala (diminutif de Galina), vise « l’accumulation d’énergie et l’ouverture de la sensualité » pour toutes les personnes, quelles qu’elles soient.

Lire aussi : Comment vivent les transgenres de Russie?

Des projections de films et conférences à la pratique

Cependant, tout d'abord, il faut encore pouvoir s’y rendre. Entre un parc à trampolines et un mur d’escalade se trouve une porte discrète avec des rideaux fermés. Il est peu probable qu'un passant pense à y entrer. Derrière se trouve un petit loft aux murs de briques, à l'intérieur duquel Gala dispose des bougies, des boissons et des fleurs artificielles. Gala a une coupe de cheveux courte et est habillée d'un t-shirt avec des fentes sur la poitrine, d’un short moulant jaune vif et de hauts talons. Elle est assistée par un jeune homme portant une veste noire, un slip et, lui aussi, des talons hauts. Autour d'eux, un grand homme à la petite barbe grise d'une cinquantaine d'années se promène avec un tambourin de chaman khakasse.

Gala a organisé sa première fête en 2019. Il y a quatre ans, elle s’est mise à explorer sa sexualité. C'est à ce moment-là qu'elle a commencé à assister à des soirées et des conférences sur le sexe, et l'idée de créer un théâtre érotique lui est venue. Faute de ressources, elle a fini par fonder le premier ciné-club de Russie avec des projections de films érotiques – avec du vin chaud, de la tisane, des hors d’œuvre et une « table vivante » — un homme allongé sur une table avec de la nourriture sur le corps, et avec lequel les visiteurs pouvaient interagir.

« Une fille aux seins nus jouait du violon. Des couples s'embrassaient. Enveloppés dans une couverture, ils étaient assis enlacés, regardaient des films. J'ai moi-même donné une petite conférence sur le film "L'Empire des sens" à l'époque, mais j'étais terriblement nerveuse. Après, nous en avons discuté. À nos projections suivantes venaient déjà à nous des conférenciers. Les retours étaient très bons, cela m'a inspiré et j'ai continué », se souvient Gala à propos de la première soirée.

À chaque projection, l'organisatrice a introduit de nouvelles performances et activités, et bientôt la soirée s'est fait connaître des personnes handicapées par le biais des réseaux sociaux. Toutefois, Gala précise également que par « inclusif », elle entend toutes les personnes, indépendamment de leur handicap, de leur sexe, de leur apparence ou de leur orientation sexuelle. Tout le monde est le bienvenu à SenCin.

« J'ai commencé à réfléchir à ce que je pourrais faire pour que les soirées soient plus inclusives à tous et acceptent tous ceux qui veulent venir à nous. Nous avons réalisé un court-métrage avec un tas de personnes différentes, tant au niveau de l'apparence que du contenu, explique Gala. J'ai été inspirée par ce concept où des personnes complètement différentes peuvent se rencontrer dans un même lieu et s’entrelacer en un seul contact ».

Pour participer à SenCin, il convient d’envoyer un message vidéo ou vocal avec une photo personnelle et de répondre à des questions sur la façon dont on définit la sexualité, dont on perçoit sa propre sexualité et ce qui nous attire dans le format de l’événement. Le prix d'entrée est de 3 000 roubles (37 euros), le même qu'ils m'ont demandé de payer : « cet argent ne sera pas de trop ». Ces soirées n’apportent que peu de bénéfices – tout est englouti par le loyer onéreux, les accessoires et les autres dépenses. Selon Gala, le bénéfice net de sa dernière fête n'était que de 5 000 roubles (61 euros).

Après le paiement, l'organisatrice vous envoie l'adresse de l'événement et vous aide à choisir votre tenue si nécessaire. Il s'agit généralement d'accessoires pour un corps nu ou d'érotisme léger, ce qui inclut la lingerie, les robes de chambre en soie, les robes transparentes et bien plus encore. Cela dit, le code vestimentaire ne fait pas de distinction entre les genres : chacun peut s'habiller selon la façon dont il s’identifie.

Le loft fait une centaine de mètres carrés et contient de nombreux coussins, un tapis, quelques canapés et chaises, ainsi qu’un projecteur diffusant une vidéo de corps abstraitement entrelacés. Sur l'une des tables se trouvent des masques vénitiens, comme laissés par des personnages du film L'Orchidée sauvage. Dans la pièce voisine, l’on trouve un bar et un espace thé composé de deux canapés, d'une table et d'un set de cérémonie du thé tout prêt.

La lumière chaude et tamisée, combinée à la variété de détails, vous donne l'impression d'être dans un club fermé spécial au thème oriental. À plusieurs reprises, j'examine nerveusement mon allure, composée d'un pantalon avec de hautes entailles, d'un haut en satin et d’un chemisier de la même matière, et me dis que je ne suis pas assez bien habillé pour ce contexte.

Quelques minutes plus tard, je m'approche du musicien, qui est en train de discuter avec le conférencier du jour, une charmante blonde. Elle touche presque immédiatement, après en avoir demandé la permission, mes seins, et avec une franchise et un enthousiasme enfantins, tente de savoir s’ils sont naturels ou non. À en juger par la communication, elle est elle-même gênée et semble essayer de briser la glace de cette manière.

« Non, c'est bon, je vais me faire passer pour un des leurs », me dis-je.

Lire aussi : Comment les polyamoureux russes brisent les règles de l’amour et du sexe

D'une soirée chamanique avec bondage à une soirée cosy à la maison

Une vingtaine de personnes sont donc assises sur les canapés et coussins, se passent en cercle une rose artificielle et parlent de leur perception de la sexualité.

Pour beaucoup, il s’agit de la découverte de soi, de la force, de la liberté et de l'expression des sentiments. Pour d'autres, c'est presque un sujet douloureux. L'une des filles confie qu'elle n'a jamais eu d'orgasme lors d'un rapport intime avec un homme. Ici, elle sait qu'elle peut se sentir libre de parler de son problème et que personne ne la regardera de travers.

Certains donnent leur nom et leur profession, d'autres préfèrent rester anonymes. Au cours d'une courte séance d'introduction, je découvre qu'il y a des dentistes, des ingénieurs, des musiciens, des programmeurs et deux gynécologues-obstétriciens qui sont venus à SenCin directement après une opération.

À ce moment-là, l'un des participants, Akio, un transsexuel noir (qui demande à être traité comme un homme) à coupe afro, attache une jeune femme et, ce faisant, parle aussi de sexualité. Il se dit très troublé d'être ici, et gêné de montrer son corps pour la première fois de sa vie, n'ayant pas encore vécu une transformation complète. Akio estime que toutes les personnes présentes à la fête ne sont pas familières aux questions de genre. Néanmoins, il se sent plus à l'aise ici qu'avec les autres personnes dans la vie ordinaire, à qui il ne dévoile pas dans quel corps il est né.

« Parfois, il semble qu’il est plus sûr de ne pas en parler, mais c'est une sensation psychologique tellement horrible. [...] Ça ne sert à rien de l'expliquer à certains. Et parfois, oui, il est inutile d'expliquer, mais vous devez opposer une résistance et protéger vos limites. À la soirée, le contact tactile est important, plus que le manque d'information. Ici, j'apprends à connaître les gens par le toucher plutôt que par les mots », explique Akio.

Derrière le bar, deux filles, champagne à la main, partagent leurs impressions sur l’événement. « D'habitude, j'ai envie au moins de parler, je n'arrive pas à imaginer comment ils se touchent si facilement », s'exclame l'une d'elles en buvant une gorgée. À ce moment-là, Akio s'approche de moi et me demande à me caresser les bras. Je me laisse faire, je ferme les yeux et j'imagine que je suis touchée par mon petit ami qui m'attend à Moscou. Je pense à la facilité avec laquelle j'ai pu moi aussi toucher d'autres personnes avant que ne commence ma relation sérieuse, alors qu'aujourd'hui cela me semble incroyable et inacceptable (enfin, seulement s'il s'agit d'une mission à but éditorial). La musique chamanique s'arrête et l'un des invités prend une guitare et commence à gratter et fredonner quelque chose de, je pense, Maroon 5, Imagine Dragons et Chris Rea. C'est relaxant – et je donne mon accord pour m’adonner au bondage.

Lire aussi : Ces Russes qui partent en croisade contre cet «acte immonde» qu’est le sexe

Du ligotage au thé et à la prise de conscience

Avec mon partenaire, la conversation est quasi inexistante – il se concentre à nouer les cordes sur mes épaules et mes clavicules. Selon lui, c'est précisément ce qui lui procure du plaisir. Je regarde autour de moi. La guitare a de nouveau cédé la place à une musique chamanique, mais le musicien joue déjà du tambourin directement sur le corps d’une fille allongée. Même de loin, je peux la voir entrer dans le rythme de l’instrument, se déconnecter des problèmes extérieurs et se détendre.

Un nœud, un autre. Je me sens comprimée et ne ressens pas autant d’érotisme que, semble-t-il, cet autre type à côté de moi, à qui une fille a lié les mains, que ce couple d'amoureux qui se caressent, assis sur un canapé, ou que cet homme nu qui ne fait qu'observer tout cela. L’on pourrait croire que chacun d'entre eux a été autorisé à parler de sexe pour la première fois de sa vie, à faire le tri dans ses préférences sexuelles et à se sentir, pour un instant, libéré des frontières culturelles en vigueur.

Néanmoins, le temps passe diablement vite, car il s'avère que cela fait des heures que la soirée a débuté. Sans m'en rendre compte, je suis déjà toute nouée et commence à ressentir un soulagement des nœuds qui se relâchent progressivement, pas seulement les nœuds extérieurs, mais aussi ceux qui, visiblement, se trouvaient dans ma tête.

Pendant ce temps, entrent dans le loft une fille souriante en fauteuil roulant et son ami. Immédiatement, je me précipite et propose d'accrocher ses affaires. Elle répond poliment pouvoir le faire elle-même.

Je me sens aussitôt comme une malapprise totale. Je me souviens qu'il y a près d'un an, lorsque je me suis blessée à la jambe et que je marchais lentement dans un centre commercial avec une attelle, des inconnus disaient : « Pourquoi s’est-elle ramenée ici, elle devrait rester à la maison ». À ce moment-là, j'aurais moi aussi aimé me retrouver dans une soirée où personne ne ferait attention à mes particularités, où l'on ne poserait pas de questions par pitié et où l'on me verrait comme une personne ordinaire.

De l'extérieur, Maria (son prénom a été modifié à sa demande) semble timide et un peu gênée lorsqu'on lui apporte du champagne, qu'on lui demande si elle a besoin de quelque chose ou qu'on se prend en photo avec elle. Il s'avère que c'est la première fois qu'elle participe à un tel événement.

« J'ai apprécié plus que je ne le pensais, me dit-elle après la fête. Au début, je ne voulais pas vraiment le faire, je n'étais pas intéressée, mais j'ai vu l'annonce et je me suis dit, pourquoi ne pas tenter une nouvelle expérience. J'ai seulement essayé la cérémonie du thé – quand on a les yeux bandés, qu’on goûte du thé et qu’on prononce des associations. Et en même temps, le maître de thé dessine une image sur ton corps en fonction de tes paroles. C'était une drôle de sensation avec le pinceau. C'est intéressant quand rien ne te distrait du goût et de l'odeur. Mais c’est inhabituel, car j'ai l'habitude de tout voir ».

Elle déclare qu'elle n’est pas non plus préparée à interagir avec des inconnus, mais qu'elle approuve généralement le concept de ces fêtes. Tous les événements organisés en Russie devraient être inclusifs et adaptés aux personnes présentant des particularités, quelles qu'elles soient, affirme Maria.

Néanmoins, les personnes handicapées ne se rendent pas encore si souvent à SenCin, principalement en raison du cadre fixé par la société, juge l'organisatrice Gala.

« Il est difficile pour une personne normale de venir à une soirée érotique, et je pense que c'est doublement le cas pour une personne handicapée. Et c'est très courageux de changer quelque chose en soi, de se débarrasser des choses établies et de venir », explique Gala.

Elle rêve que davantage de visiteurs handicapés puissent venir à ses fêtes. À l'avenir, elle envisage de faire appel à des spécialistes de l'intégration pour aider les nouveaux venus à s'y accoutumer.

Pendant la projection du film, vers deux heures du matin, la plupart des invités commencent soudain à s’apprêter – il reste exactement 12 minutes avant la levée des ponts de la ville. En toute hâte, chacun enfile ses vêtements, cherche son sac et noue son écharpe. Après les costumes érotiques, les pratiques diverses et la sensualité, tout le monde retourne instantanément à la routine. Les îles de Saint-Pétersbourg sont séparées les unes des autres par des ponts levants, et si vous manquez le bon moment, vous risquez de ne pas rentrer chez vous avant le matin.

Dans le taxi, je plonge dans mes réflexions. Contrairement aux fêtes sexuelles, SenCin n'a pas pour but de rencontrer quelqu'un et de faire l'amour sur-le-champ. C'est une réunion où vous pouvez parler librement de vos problèmes sexuels ou même discuter d'un travail ennuyeux. C'est une soirée où vous pouvez non seulement vous montrer, mais aussi vous aimer vous-même. Surtout si vous étiez gêné par votre apparence ou si vous pensiez que vous n'étiez pas assez bien pour quelqu'un. C'est un endroit où vous pouvez mettre de l'ordre dans vos sentiments – envers vous-même et les autres. Enfin, c'est l'occasion d'oublier les problèmes qui vous hantent constamment en dehors du loft et de vous détendre lors d'une soirée « pour tous », sans questions embarrassantes ni regards critiques.

« Je ne m’étais encore jamais précipitée pour la levée des ponts à Saint-Pétersbourg », dis-je au chauffeur de taxi, qui dépasse les voitures à temps pour m'emmener au centre-ville où je loge.

« À Moscou les ponts ne se lèvent pas ? Aucun romantisme ! », répond-il en riant.

Dans cet autre article, nous nous intéressions à la pratique de la polygamie en Russie.

Dans le cadre d'une utilisation des contenus de Russia Beyond, la mention des sources est obligatoire.

À ne pas manquer

Ce site utilise des cookies. Cliquez ici pour en savoir plus.

Accepter les cookies