Les Russes et le ski de fond, une histoire d’amour et de haine

Une jeune skieuse dans la région de Tcheliabinsk (Sud de l'Oural), en janvier 1977

Une jeune skieuse dans la région de Tcheliabinsk (Sud de l'Oural), en janvier 1977

Boris Klipinitser/TASS
Nous n'en parlons plus beaucoup, mais tout le monde en Union soviétique le pratiquait, parfois de manière forcée. En fait, c'était une idée de Lénine et nous avons même forcé Fidel Castro à en faire!

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Nos succès dans le hockey sur glace et le patinage artistique font parler d'eux, tandis que les nouvelles installations de Sotchi pour le ski alpin attirent des milliers de touristes chaque année. Pourtant, l'un des passe-temps de masse les plus durables de l'Union soviétique semble avoir sombré dans l’oubli. Il s’agit du ski de fond, bien entendu.

La Russie possède des montagnes époustouflantes, mais près de 80% de sa population vit à l'ouest ou au nord de celles-ci. Les grandes zones urbaines de la région européenne de Russie sont pour la plupart plates. Le ski alpin, qui nécessite un équipement sophistiqué et ne peut être pratiqué que dans des endroits éloignés et inaccessibles, était donc le passe-temps de quelques privilégiés seulement en URSS. Il a commencé à gagner en popularité dans les années 2000 et un centre de ski alpin artificiel a même été construit juste à l'extérieur de Moscou, afin de répondre à la demande occasionnelle de ceux qui ne pouvaient pas se rendre à Courchevel chaque week-end. Pendant la majeure partie des 100 dernières années, cependant, le reste d’entre nous a couru en hiver sur des skis de fond – et, pour certains, ce n'était même pas par choix.

Tout le monde sur la piste de ski !

Fidel Castro à skis, en compagnie de Nikita Khrouchtchev, en 1964

Le ski de fond, activement popularisé par Vladimir Lénine en personne dès 1919, était très prisé en Union soviétique. Il y avait partout de nombreuses pistes de ski, et les gens skiaient couramment en masse sur les surfaces gelées et enneigées des rivières et des plans d’eau, qui étaient abondants. Les enfants étaient initiés à cette discipline dès leur plus jeune âge, et il existait pour eux de jolis petits skis à sangles qui ne nécessitaient pas de chaussures spéciales.

Nos skis étaient principalement en bois, et les entretenir correctement avec le bon type et la bonne quantité de cire en fonction de la température extérieure et de la consistance actuelle de la neige était un art enseigné dès l’enfance dans les régions enneigées du pays. En fait, quelles que soient les modestes collines qui nous entouraient, la plupart d'entre nous y descendait en ski de fond, une entreprise que nous savions tous risquée, mais qui était néanmoins couramment pratiquée.

Contrairement aux sports de glace, le ski de fond n'était pas tant un sport de compétition pour les Russes qu'un régime de forme physique n'exigeant aucune compétence qui n'était pas communément pratiquée. Comme le vélo, il suffisait d’apprendre une seule fois à un enfant pour qu’il sache en faire, et une fois l’équilibre minimum acquis, il était difficile de s’y prendre réellement mal. Les politiciens, les célébrités, les ballerines et même les chefs d'État se sentaient obligés de poser gaiement sur des skis, en donnant l'exemple. Lorsque Fidel Castro a visité l'Union soviétique en 1964, il a lui-même été contraint d'essayer, ce qui a donné lieu à un spectacle plutôt amusant. Pour nous, un adulte qui faisait du ski de fond pour la première fois était comme un adulte qui ne savait pas faire du vélo.

Une colonne de militaires à skis, en 1942

C'était aussi souvent un moyen de se rendre d'un point A à un point B dans la campagne, lorsque la marche et le vélo étaient entravés par la neige. L'armée soviétique faisait même un usage considérable du ski de fond et des tournois réguliers étaient organisés dans les rangs des militaires. Des bataillons entiers de ski ont par ailleurs été créés en 1941 comme force stratégique pour repousser l'avance de l'Allemagne nazie en URSS. Des dizaines de milliers de soldats, camouflés en blanc, se déplaçaient alors à ski.

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Le revers de la médaille

À Omsk (Sibérie), en 1970

Il y a cependant un côté sombre dans la relation de tout Russe avec les skis (sauf s'il a grandi dans la partie sans neige du pays). Depuis que Vladimir Lénine a joyeusement créé des brigades de jeunes skieurs en 1919, la situation s'est en quelque sorte aggravée. À la fin des années 1920, le GTO (le programme panrusse d'entraînement à la culture physique « Prêt pour le labeur et la défense ») a été adopté, impliquant des normes de condition physique obligatoires qui seront redoutées par de nombreuses générations d'écoliers, et le ski de fond a alors pris une place prépondérante.

Les normes du GTO s'appliquaient à tout le monde de 10 à 60 ans, et leurs résultats étaient particulièrement mis en évidence dans les programmes scolaires d'éducation physique. Par exemple, les filles âgées de 10-11 ans devaient courir 1 km en ski de fond en 8 minutes pour obtenir le badge « or » et pouvaient toujours obtenir le badge « argent » si elles avaient jusqu'à 30 secondes de retard. Une fois ce délai passé, vous étiez un loser.

Cependant, contrairement à d'autres critères du GTO, ceux du ski de fond exigeaient un entraînement qui, par définition, ne pouvait se faire dans un gymnase. Les enfants qui composaient la population scolaire étaient issus de milieux différents. Certains skiaient le week-end et participaient en famille à des compétitions pendant leur temps libre, d'autres, pas tellement. Sans doute, pour donner aux jeunes une chance égale d'atteindre leurs objectifs, a-t-on donc en Union soviétique jugé que faire du ski de fond une activité obligatoire pendant tous les cours d'éducation physique en hiver était une idée brillante.

Jeunes skieurs lors d'une compétition à Moscou, en 1981

Certaines personnes se sont naturellement mises au ski de fond et n'ont pas été traumatisées par ce sport autant que par d'autres exigences du  GTO, comme l'obligation d’être capable de grimper à la corde. Mais pour d'autres, le ski de fond est ainsi devenu un fléau de leur enfance. Les écoliers devaient se présenter à l'école en tenue de ski de plein air (au lieu de l'uniforme scolaire) pour toute la journée, parfois deux fois par semaine, et apporter des skis avec eux.

Ce dernier point peut paraître simple si vous imaginez un enfant qui va à l'école d'à côté – mais dans les grandes agglomérations, où de nombreux enfants étaient envoyés dans un meilleur établissement loin de leur domicile, cela signifiait en quelque sorte gérer ces skis dans les transports publics bondés aux heures de pointe. Et ce, alors qu’une école publique moyenne de grande ville accueillait simultanément au moins 500 enfants en âge de skier, sans disposer pour autant d'installations permettant de garder et de sécuriser ce matériel plutôt encombrant.

Des élèves d'un jardin d'enfants vont à une promenade en skis dans la toundra, à Norilsk (Grand Nord sibérien), en 1974

Comme pour toutes les activités universellement considérées comme bonnes, le fait de l'imposer sans discernement à tous les enfants, y compris à ceux qui n'étaient décidément ni sportifs ni amateurs de plein air, a fait du ski de fond l'objet de tristes plaisanteries dans les années 70 et 80, comme une sorte de chose que tout le monde devait faire, mais que la plupart des gens ne voulaient plus pratiquer. D’autant plus que le ministère de l'Éducation persistait : le ski de fond devait être pratiqué qu’il pleuve, grêle ou qu’il fasse beau, qu'il fasse -20°C, qu'il y ait une tempête de neige ou, comme c'était parfois le cas, un printemps précoce et la fonte complète de toute la neige utilisable. Des photos d'écoliers se promenant à ski sur des plaques d'herbe fanée visibles à travers la neige disparaissant sont ainsi devenues les précurseurs soviétiques des mèmes internet.

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Un temps révolu ?

Jeune participante d'une compétition de ski à Omsk (Sibérie), en 2018

On pourrait penser que nous ne forçons plus chaque enfant à faire semblant de pratiquer le ski de fond deux fois par semaine. Cela semble être le genre de choses qui n'a pas de sens, alors, bien sûr, nous nous en sommes débarrassés, n’est-ce pas ? Faux ! Nous le faisons encore, mais aujourd'hui, cette tradition n'est plus aussi omniprésente et certaines écoles urbaines l’abandonnent. D'autres au contraire redoublent d’effort pour la perpétuer.

En 2016, un professeur d'éducation physique de la région de Perm a fait la Une des journaux lorsqu'il est retourné à l'école en milieu de leçon pour échanger un ski cassé, laissant 11 écoliers derrière lui dans les bois. Aucun d'entre eux n'était là quand il est revenu, et, bien que la plupart d'entre eux avaient des téléphones portables, quelques-uns avaient suivi le mauvais chemin et ont donc mis du temps à être retrouvés, ce qui a entraîné de légères gelures. Ils ont été secourus par un skieur passant, qui leur a montré la voie pour sortir de la forêt. On devine facilement comment la fin aurait pu être bien pire. Entre-temps, cet hiver à Moscou, où les températures ont été positives durant presque tout février, le débat sur la légitimité des cours de ski de fond obligatoires, demeurant dans certaines écoles, a enfin été relancé.

Nous avons par ailleurs toujours les normes du GTO en Russie, et elles s'appliquent désormais à partir de l'âge de six ans. Toutefois, le ski de fond est désormais facultatif. De plus, la course de fond est proposée comme une alternative pour les régions dépourvues de neige. En outre, le ski alpin est plus abordable de nos jours, et il est, sans aucun doute, aussi plus glamour. Beaucoup pensent que les sports d'hiver ont par conséquent fait leur temps en Russie, car ils cèdent désormais la place à presque toutes les autres disciplines. Néanmoins, le fait de ne plus obliger les enfants à les pratiquer pourrait en réalité entrainer leur renouveau, volontaire cette fois.

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