Trois paradoxes du féminisme russe: en quoi diffère-t-il du mouvement occidental?

Vladimir Astapkovich/Sputnik
Peut-on parler de féminisme en Russie? Pussy Riot dites-vous? Foutaise, de simples clowns cagoulés. Le véritable féminisme russe est probablement mort en 1952 avec Alexandra Kollontaï, première femme ambassadeur en URSS.

« La cuisine et la lessive à la maison [...] signifient le retour des femmes aux casseroles et aux baquets, c'est-à-dire au vieil esclavage. », déclarait Trotski en 1936 dans son essai La Révolution trahie. Un an plus tard, Vera Moukhina dévoilait au monde sa sculpture L’Ouvrier et la Kolkhozienne, représentant, entre autres, l’idéal soviétique féminin : celui d’un être robuste, égal à l’homme. Telle était la vision de la femme en URSS. Qu’en est-il aujourd’hui ? Pourquoi la position de la femme dans la société russe est-elle si paradoxale, ambiguë ? En quoi la vision du féminisme en Russie diffère-t-elle de celle que nous avons en Occident ?

Premier paradoxe: «Les femmes russes ont bénéficié de plus d’égalité qu’elles ne l’auraient voulu»

C’est ce que constate l’écrivain Lioudmila Oulitskaïa dans une interview accordée au Figaro Madame en mars 2018. C’est là que réside le premier paradoxe du féminisme russe : ce ne sont pas les femmes qui se sont battues pour leurs droits, mais c’est l’État qui s’est chargé de ce qui fut officiellement nommé, à la fin du XIXème siècle, la « question féminine » (« jenski vopros ») ou « mouvement féminin » (« jenskoïé dvijénié »).

À l’aube du XIXème siècle, le roman du philosophe et homme de lettres Nikolaï Tchernychevski Que faire ? Les hommes nouveaux, est sur toutes les lèvres : le personnage principal, Véra Pavlovna Rozalskaia, y incarne les idéaux féministes russes de l’époque. Elle rêve d’une société égalitaire, et c’est en ce sens qu’elle s’oppose aux personnages-types féminins de la littérature russe, telles les femmes chez Tourgueniev, sensibles et rêveuses. Cette héroïne d’un genre nouveau fait sensation auprès des jeunes : indépendante, elle quitte la maison familiale en organisant un mariage fictif avec Dimitri Lopoukhov, à qui elle déclare : « L’essentiel c’est d’être indépendant ! Faire ce que je veux, vivre comme je veux, sans ne jamais rien demander à personne, ne rien exiger de personne, n'avoir besoin de personne ! ». On peut imaginer le retentissement de tels propos à l’époque.

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Mais ce n’est qu’en 1917 que la femme russe obtient réellement toute une panoplie de droits auxquels elle n’osait même pas rêver quarante ans plus tôt : le 8 mars 1917, sous l’égide d’Alexandra Kollontaï, figure clef du féminisme soviétique, des ouvrières et ménagères descendent dans les rues pour protester contre la Première Guerre mondiale, réclamant « le pain et la paix ». L’année 1917 marque alors un tournant considérable pour le féminisme russe : les femmes obtiennent non seulement le droit de vote (alors que les Françaises ont dû attendre 1944), le droit à l’éducation, le droit de travailler, l’obligation de quotas dans les assemblées élues, mais aussi des droits protecteurs spécifiques, tels que celui de préserver son emploi en cas de grossesse (les congés maternités). S’ajoutent également l’égalité des époux dans le mariage, l’abolition de la différence entre enfants légitimes et illégitimes, l’instauration du divorce et la possibilité d’adopter le nom de l’épouse – ce que Trotski choisira par ailleurs de faire (prenant donc le nom de Sedov(a)). Alexandra Kollontaï devient la première femme à entrer dans un gouvernement et met en œuvre, avec la maîtresse de Lénine Inès Armand, le « Jenotdel », département du parti communiste responsable de l’action envers les femmes. En 1920, une des premières réalisations d’Alexandra Kollontaï est la légalisation de l’avortement, alors qu’en France celui-ci est, à l’époque, fortement criminalisé.

Aussi bien Trotski que Lénine sont très favorables à l’émancipation de la femme soviétique, en témoigne le discours de ce dernier, prononcé lors de la Conférence des ouvrières sans-parti de Moscou en septembre 1919 : « La situation de la femme dans la Russie des Soviets peut servir d'idéal aux États les plus avancés. Pourtant, ce n'est encore là qu'un commencement. La femme a beau jouir de tous les droits, elle n'en reste pas moins opprimée en fait, parce que sur elle pèsent tous les soins du ménage (…). Nous créons des institutions modèles, des restaurants, des crèches, pour affranchir la femme du ménage. (…) l'émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. De même, l'émancipation des travailleuses sera l’œuvre des travailleuses elles-mêmes ». Un idéal d’égalité domestique qui a échoué : Trotski constate que cette « solidarité et assistance mutuelle », censée émanciper la femme du « joug séculaire » n’a pas abouti, du fait du manque de ressources de l’État. Mais, comme on peut le constater dans ce discours, ce que prône Lénine, c’est avant tout l’égalité des travailleurs et des travailleuses, et non l’égalité hommes-femmes. C’est pourquoi le féminisme est alors considéré comme « bourgeois » et accusé de détourner les ouvriers de la lutte des classes.

« Sur appel du Komsomol – à la mine ! »

Si l’égalité de droits a été rapidement acquise, après la mort de Lénine, l’égalité domestique a été avortée : l’autorité paternelle est rétablie (alors que depuis 1917 les enfants étaient à égalité soumis au père et à la mère), les procédures de divorce sont complexifiées, l’avortement interdit et le célibat frappé d’une taxe. En 1930, Staline déclare la « question féminine » résolue et supprime les « Jenotdel ». Durant la Seconde Guerre mondiale, les hommes étant tous envoyés au front, la femme représente une main d’œuvre abondante largement exploitée par l’État. Dès lors, la femme soviétique est perçue comme « capable de tout » : elle assure l’éducation des enfants, l’entretien du foyer, mais elle sait aussi conduire des grues et superviser la construction du métro moscovite. Bien souvent, c’est elle qui fait bouillir la marmite.

XIXe Conférence pansoviétique du PCUS. Les déléguées de la conférence : Zoïa Poukhova (à gauche), présidente du Comité des femmes soviétiques, et Vitalina Trifonenko, étudiante de l'Institut Mendeleïev de technologie chimique de Moscou. Palais des Congrès du Kremlin.

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Alors que l’Union soviétique des années 20 a été précurseuse de l’émancipation des femmes, dès l’époque stalinienne, le féminisme russe va à rebours du mouvement féministe occidental. « Elles ont bénéficié de plus d’égalité qu’elles ne l’auraient voulu, car elles ont été forcées de faire des travaux qu’aucune femme ne faisait généralement : elles ont construit des routes, des voies de chemin de fer, ont travaillé dans des usines pendant la guerre, fabriqué des armes… Alors qu’en Occident les femmes se battaient pour avoir les mêmes droits que les hommes, les femmes russes rêvaient de n’avoir qu’à élever leurs enfants et d’un homme pour s’occuper d’elles ! La faible popularité du féminisme en Russie vient de ce paradoxe », explique Lioudmila Oulitskaïa au Figaro Madame. L’émancipation de la femme en Russie ayant ainsi été principalement impulsée par l’État, on peut donc parler d’un « féminisme étatique » qui, finalement, a exclu les femmes de leur propre combat.

Second paradoxe: «Je ne suis pas féministe, mais je suis pour l’égalité hommes-femmes»

Se targuer d’être féministe est très rare en Russie, pays où ce terme s’apparente plus à une insulte. En effet, les Russes perçoivent les féministes comme de pauvres femmes n’ayant pas trouvé d’homme, aigries, frustrées, ayant clairement un problème avec le sexe opposé et ayant raté leur vie personnelle. Ce n’est pas un hasard si un adage russe assure qu’« une femme est féministe jusqu’au jour où elle rencontre le bon mec ».  « Je ne suis pas féministe », affirment trois Russes interrogées. Pourtant, lorsque nous leur demandons si elles sont pour l’égalité des sexes, toutes les trois acquiescent. Mais elles ajoutent que cette égalité est valable seulement dans le cadre de la société, non au sein de la famille : l’égalité domestique est loin d’être une évidence en Russie.

Inna, 40 ans, pianiste, en est persuadée : la femme russe aimerait pouvoir faire autrement, mais la vie en Russie n’est pas, selon elle, un long fleuve tranquille. « La femme russe porte le lourd fardeau des responsabilités. Ce n’est pas un hasard si le poète Korjavine écrit : « Elle aimerait vivre différemment, porter une tenue précieuse… Mais les chevaux galopent et galopent ». De même le poète Nekrassov affirme que la femme russe « (…) peut arrêter un cheval au galop, entrer dans une izba en feu ! ». En Russie, la femme, c’est celle qui tient la famille : elle peut tout faire. C’est pourquoi nous n’avons pas besoin du féminisme occidental, notre histoire n’est pas la même ».  La femme russe est forte, elle est capable de tout, mais elle rêve de pouvoir enfin se reposer sur un homme : les femmes célibataires en Russie sont bien souvent perçues comme étant de pauvres infortunées, on les plaint, on leur souhaite de se trouver un mari. Pour les Russes, avoir un époux serait la garantie d’une certaine sécurité et stabilité à laquelle nombreuses sont celles à aspirer en ex-URSS.

Inna

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Le « féminisme d’État » a donc finalement nuit plus qu’autre chose au combat féministe russe : hormis les militantes de la première heure telles qu’Alexandra Kollontaï, les femmes en tant que telles n’ont pas réellement participé à leur propre émancipation et ont laissé aux soins de l’État et d’hommes politiques le choix de leur sort.  La schizophrénie du gouvernement soviétique concernant le discours officiel au sujet de la place de la femme dans la société n’a pas arrangé les choses, promouvant tantôt l’image de la robuste ouvrière ou kolkhozienne, tantôt l’image de la douce mère au foyer attendant le retour de son mari.

Troisième paradoxe: culte d’épouse, culte de mère

«Pour moi, être une femme en Russie, c’est être avant tout une bonne mère », confie Valentina, 65 ans, ancienne conductrice de grues en URSS. Être mère reste le rôle clef de la femme pour les Russes, chez qui ce culte de la maternité et cette vision traditionnaliste de la femme, intrinsèquement liés à l’orthodoxie, sont ancrés dans les mentalités. L’État joue bien évidemment un rôle important dans cette incitation à enfanter (offrant des subventions et des petits salaires aux mères de familles nombreuses), mais c’est surtout l’entière société qui exerce une forte pression sur la femme « en âge de procréer » : nombreuses sont les Russes de 25-30 ans sans enfants qui, que ce soit en visite chez le gynécologue ou chez le chirurgien-dentiste, se voient forcées d’écouter des sermons sur la nécessité de tomber rapidement enceinte. « L’horloge tourne » et « Vous avez déjà 25 ans ! » sont des incantations récurrentes. Constamment culpabilisée à ce sujet, une femme  de 25 ans sans mari et enfants est considérée comme une « veille fille », et tous ceux qui l’aiment et l’entourent ne peuvent lui souhaiter qu’une chose : qu’elle se trouve rapidement un mari et qu’elle ait des enfants.

Valentina

Cet idéal féminin semble s’inscrire dans une politique de natalité impérative dans un pays où, depuis la Seconde Guerre mondiale, le pourcentage d’hommes est largement inférieur au pourcentage de femmes. De plus, selon les données présentées par le chercheur de l’Académie russe des Sciences et de la Technologie Sergueï Chtcherbov, le pays souffre depuis quelques années d’un déclin du nombre d’habitants : selon lui, même avec une moyenne de deux enfants par femme, ce chiffre reste insuffisant pour redresser la population en Russie. Ce déclin est d’autant plus alarmant que, comme le souligne l’économiste et démographe Mikhaïl Denissenko, le taux de femmes ayant entre 15 et 49 ans (et donc pouvant procréer) est très faible en Russie. Aujourd’hui, l’image de la femme-mère serait donc un idéal nécessaire à la société russe pour faire face à une baisse démographique drastique.

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L’article 253 du Code du travail russe témoigne de cette importance accordée par le gouvernement aux fonctions reproductives de la femme : le texte stipule que tous les travaux nocifs pour la santé sont interdits aux femmes. Ainsi, l’interdiction s’applique aux travaux pratiqués sous terre (tels que conducteur de métro, les vibrations étant considérées comme nocives aux organes sexuels féminins) mais aussi à ceux exigeant de lever des poids excessifs (par exemple maçon). L’idéal de la femme « robuste » et « capable de tout » est pourtant toujours présent dans les mentalités : les femmes en Russie sont nombreuses à choisir une carrière militaire - 326 000 femmes sont aujourd’hui liées aux forces armées russes. Cependant, les femmes russes n’ont pas le droit d’être présentes sur les lignes de front, car, selon l’État, leur vie ne doit pas être immédiatement menacée.

Face à ces contradictions, des changements pourraient toutefois être insufflés par les jeunes générations. Pour les jeunes femmes Russes d’aujourd’hui, le vrai féminisme, c’est en effet finalement d’avoir le choix, comme en témoigne Irina, 25 ans : « Pour moi le vrai féminisme, c’est le fait d’avoir le choix. Avoir le choix de travailler ou de ne pas travailler, et surtout qu’on ne juge pas la femme, qu’elle décide d’être mère au foyer ou business woman ».

Irina

Dans cet autre article, nous nous penchons sur l’utilité des stéréotypes de la femme russe à travers l’histoire. 

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