Mayya Gurbanberdieva et Aleksandr Maltsev en compétition durant la finale du Championnat du Monde à Gwangju, le 15 juillet 2019.
AFPAleksandr Maltsev et moi avons convenu de nous rencontrer dans l'un des cafés de Moscou. Distinguer parmi les clients cette étoile mondiale n’est pas chose aisée, jusqu'à ce que la main d'un frêle blond aux yeux bruns dégustant avec appétit des brochettes de poulet s'élève au-dessus de la table en un geste de bienvenue.
« J'ai déjà commandé, je n’ai pas mangé après l'entraînement, j’avais faim », dit-il sur un ton d'excuse, accentuant un peu plus cette impression de fragilité.
Saint-Pétersbourg, octobre 2010.
Rouslan Chamoukov/TASSJe remarque quelques boutons sur son visage, ce qui lui procure une allure plus juvénile. L’un des effets de se trouver constamment dans de l'eau chlorée. En réalité, il ressemble plus à un lycéen, si j'étais serveuse, je ne lui vendrais pas d'alcool. De toute façon, Maltsev ne le boirait pas, les quadruples champions du monde n’y sont pas autorisés, même à 24 ans.
« J'étais difficile à traîner dans l'eau. Au début, c'était très dur, parce que je devais apprendre non seulement à nager, mais aussi à faire des étirements et de l'acrobatie. Et j'étais comme en bois à l’époque », se souvient Maltsev au sujet de sa première leçon de nage synchronisée à Saint-Pétersbourg. Il n'avait que sept ans.
Saint-Pétersbourg, octobre 2010.
Rouslan Chamoukov/TASSC'était un groupe expérimental de garçons pour l'école de nage synchronisée. Ses parents avaient décidé de l’y envoyer pour qu’il se renforce physiquement. Il aurait pu se lancer plus aisément dans le patinage artistique, les garçons y ayant toujours été les bienvenus, mais il était beaucoup plus facile de se blesser et de rejoindre pour toujours le banc de touche.
Lire aussi : Pourquoi seulement 2% des hommes russes partent en congé paternité?
Ses premiers succès, Aleksandr les a atteints après un an d'entraînement, affirme l'athlète avec une fierté non dissimulée. De mon côté, je le regarde avec une jalousie mal cachée, étant, à 23 ans, uniquement capable de me maintenir à la surface, et ce, équipée de brassards.
Dès l'adolescence, il était en mesure d'exécuter des éléments qui ne sont habituellement accessibles qu’aux champions olympiques. Pas étonnant donc qu’à 10 ans il avait déjà rejoint l'équipe officielle de Saint-Pétersbourg.
« Cependant, on ne m’autorisait pas à concourir, il n'y avait pas de normes pour les garçons en ce temps-là. Je devais donc participer au programme hors compétition, je ne pouvais pas obtenir de médailles », témoigne Maltsev.
Selon lui, même s'il n'y avait pas de véritable compétition, ses homologues féminines étaient quand même jalouses de lui – ce n’était tout de même pas possible qu’un garçon puisse être plus souple qu’elles. Les entraîneurs se sont eux aussi opposés à sa participation aux compétitions, dans lesquelles ils endossaient le rôle de juges.
« Beaucoup d'entre eux m'ont dit directement : Sacha [diminutif d’Aleksandr], tu es au mauvais endroit, ne fais pas ce qui n'est pas dans la norme », relate mon interlocuteur. Son visage n'exprime que peu d'émotion, mais ses poings semblent se resserrer.
Le recrutement expérimental de garçons pour la nage synchronisée n’était déjà plus mené depuis de nombreuses années, mais Maltsev demeurait au sein de l'école sportive. Quand Alexander a eu 16 ans, ils ont cependant décidé de se débarrasser de lui, l'athlète a donc été expulsé de ce « mauvais endroit ».
« Je devais passer un grade sportif que je n’avais pas. Mais ils n’ont pas pu me l'attribuer, car il n'y avait une fois de plus pas les normes nécessaires. C'est pour ça qu'ils m'ont mis à la porte », certifie-t-il.
Il ne désire pas se souvenir de ses sentiments lors de son expulsion. Il ajoute simplement que peu de temps avant, il avait rencontré Tatyana Pokrovskaya, l'entraîneuse en chef de l'équipe nationale russe de natation synchronisée, qui avait alors demandé à la championne olympique Olga Kuzhelo de le laisser intégrer sa propre école sportive, Nevskaïa Volna. Ainsi, il a déménagé à Moscou et a fait la connaissance de ses nouveaux entraîneurs, Gana et Maria Maximova.
L’entraîneuse Gana Maximova avec Alexander Maltsev et Darina Valitova suite à leur performance en duo mixte lors de la finale du Championnat du Monde 2015 de la FINA, à Kazan.
Grigori Sissoïev/Sputnik« Tout sport doit être et pour les hommes et pour les femmes. S’il ne convient pas à l'un des sexes, c’est qu’il est temps d'y changer quelque chose », martèle Aleksandr.
Lire aussi : Hommes, dehors: pourquoi en Russie l'accouchement reste une affaire de femmes
Or, quelque chose a justement changé aux Championnats du monde de natation 2015 à Kazan (capitale de la République du Tatarstan, Russie). Pour la première fois, des duos mixtes en nage synchronisée ont été autorisés à concourir. Maltsev et sa partenaire ont alors reçu l'or en programme libre dans cette catégorie. Pokrovskaya n’a à cet instant pu contenir sa joie et s’est écriée, en direct : « Aaaaaaaaah ! Vraiment ? Hourra ! ». Des cris toutefois étouffés par les applaudissements des spectateurs.
Lors du Championnat du Monde de Kazan, en 2015.
Grigori Sissoïev/Sputnik« Bien sûr, tout le monde était heureux là-bas, il y avait beaucoup d'excitation, et j'avais non seulement un sentiment de victoire, mais aussi d’être totalement vidé après la rude compétition », décrit Maltsev le souvenir de sa première médaille d'or.
En parallèle néanmoins, des commentaires négatifs sur son costume et son maquillage ont commencé à apparaître sous les vidéos le présentant. « Et à qui ressemble-t-il ? À un homme ? Peut-être fait-il aussi du point de croix », « Et qu’est-ce qui l’empêchait de faire un sport masculin ? » sont certainement les plus inoffensifs d'entre eux. Des commentaires absurdes et offensants apparaissent encore aujourd'hui, quatre ans plus tard, alors qu’Aleksandr compte à son actif un arsenal d'or des Championnats du Monde et d'Europe en duo mixte.
Championnat du Monde de la FINA 2017, à Budapest. En duo avec Mikhaela Kalancha.
AFPLorsqu'on lui demande si ces commentaires le touchent, Maltsev répond de manière évasive, mais très brusque : « Je ne prends en compte que les critiques constructives, pas les insultes sans fondement. Je ne suis pas intéressé par cette couche de gens, beaucoup d'entre eux ne s’y connaissent pas du tout ».
Lire aussi : Le «vrai homme» vu par la femme russe
Sa dernière médaille d’or, ou plutôt ses deux dernières, Aleksandr les a remportées tout récemment avec sa partenaire Mayya Gurbanberdieva, à la fin juillet à Gwangju, en Corée du Sud, devenant ainsi le premier homme synchroniste à décrocher le « double d'or » à un même championnat du monde. Mais, bien sûr, le but ultime de cette lutte masculine dans un monde féminin demeure les Jeux Olympiques. Or, la Fédération internationale de natation (FINA) a finalement promis de recommander au CIO d'introduire des duos mixtes dans le programme des JO de 2024.
« Je comprends que la feuille de route olympique soit une tâche prioritaire qui est plus importante que toute autre chose. Et le CIO, je l'espère, doit prendre une décision positive, si ce n'est pas le cas, cela ralentira considérablement le développement de la discipline », souligne le sportif.
En attendant, il dispose actuellement de deux mois de repos avant de se préparer pour la prochaine compétition. Maltsev n'a toutefois pas encore décidé de comment occuper ses vacances, mais avoue qu’il n’a pas l'intention de voyager : « Trop de vols sur cette dernière année ».
Championnat du Monde 2019, Gwangju, Corée du Sud.
Nina Zotina/SputnikC'est seulement maintenant que je remarque des cernes dues à la fatigue sous ses yeux. Le sport, même théâtral et visuel comme la nage synchronisée, reste un travail difficile.
Dans cet autre article, nous vous dressons le portrait d’hommes russes ayant embrassé une profession habituellement jugée féminine.
Dans le cadre d'une utilisation des contenus de Russia Beyond, la mention des sources est obligatoire.
Abonnez-vous
gratuitement à notre newsletter!
Recevez le meilleur de nos publications directement dans votre messagerie.