Qu’est-ce qu’être à la fois femme et coach de boxe en Russie?

Anton Belitskiy
Avant de devenir la plus célèbre entraineuse de boxe de Russie, Svetlana Andreïeva a dû surmonter bien des épreuves : discrimination, lutte quotidienne contre le chauvinisme masculin, menace de poursuites judiciaires. Mais finalement, c’est une reconnaissance tant attendue qu’elle est parvenue à décrocher.

Matinée gelée d’un vendredi hivernal. Je me rends dans la populaire salle de boxe du club KITEK, dans le nord-est de Moscou. C’est un lieu à la mode, comptant 240 000 abonnés sur Instagram. Inconsciemment, je m’attends à y voir quelque chose de presque glamour, mais la route s’enfonce dans une sinistre zone industrielle parsemée de hangars et d’entrepôts. Dans le doute, je vérifie le navigateur sur mon téléphone, pensant qu’il ment. Mais non, l’itinéraire jusqu’à ce club des plus prisés passe par une plateforme de logistique dédiée aux légumes, depuis laquelle d’imposants camions sortent en file.

Évitant précautionneusement les manutentionnaires portant des caisses et manœuvrant des charriots, je me retrouve devant un bâtiment de plain-pied aux allures de hangar, sur la porte duquel se trouve une plaque « Club de boxe KITEK ».

Comme Rocky Balboa

Je franchis le seuil de la salle et mon nez est alors assailli par une forte odeur de transpiration masculine, de chaussettes sales et de chaussures ayant de la route derrière elles. L’air morose, de jeunes gens de toute évidence originaires du Caucase apparaissent les uns après les autres.

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Je suis frappé par la ressemblance de la salle avec celle où s’entraine Sylvester Stallone dans la saga Rocky. Souvenez-vous, là-bas un boxeur italien inconnu se bat chaque week-end sur le ring pour manger, et reçoit soudainement la chance de bouleverser sa vie et d’affronter le champion du monde. L’énergie de cette salle est similaire, à tel point qu’il est aisé de s’imaginer en figurant de l’un de ces films. Il semble que c’est en quelque sorte ce que ressentent les gars se battant les uns contre les autres autour de moi. Ici, il y a tout le nécessaire pour devenir un vrai champion : des sacs de frappe de tous types et poids jusqu’à la concurrence (du débutant au professionnel), en passant par un entraineur des plus exigeants, qui ne garde pas sa langue dans sa poche et fait preuve d’une franchise totale.

Le voici ce coach, pour lequel des foules de jeunes viennent ici. Il s’agit, contre toute attente, d’une blonde arborant un tatouage de bouledogue sur son avant-bras droit. Les Indiens d’Amérique diraient que c’est son animal totem. D’une manière indéfinissable, Svetlana Andreïeva conserve sa féminité tout en étant aussi pragmatique qu’un homme. Pour ses lèvres et sourcils, elle a opté pour un maquillage permanent, de son bonnet « masculin » émergent de courts cheveux éclaircis, tandis qu’à ses oreilles sont accrochérs des boucles ornées d’une pierre bleue.

«J’ai commencé à me battre pour l’argent en distrayant le public»

Svetlana nous accueille dans une petite pièce de deux mètres sur deux. Autour de nos, des plats de fastfood : pizzas, tartes ossètes, khinkalis. Elle dit n’avoir ni le temps ni l’envie de cuisiner à la maison.

Les murs du « bureau » de la plus célèbre boxeuse de Russie (elle compte sur Instagram près de 110 000 abonnés) sont recouverts de médailles et d’affiches représentant les combats des plus illustres maîtres contemporains de cette discipline : Lomachenko, Pacquiao, Cotto, Canelo, et bien d’autres.

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À ses côtés se trouvent ses élèves, de bourrus gaillards, entrainant eux aussi d’autres membres du club (le flux de clients se rendant auprès de Svetlana est si important que les combattants se serrent un maximum dans la salle et que la coach s’appuie sur l’aide de plusieurs assistants afin d’encadrer tout le monde). Ceci-dit, elle fait continuellement tourner un cure-dents dans ses mains et jette au début des regards méfiants dans notre direction.

Son chemin dans le sport a commencé dans les années 90, après que les spectateurs soviétiques ont fait la connaissance de Bruce Lee, de Jean-Claude van Damme et de Jackie Chan.

Elle n’était qu’une fillette lorsqu’elle s’est mise à jouer des poings. Mais ce choix a été le sien. Elle a débuté par le taekwondo et les coups aux pieds, puis à sa technique de frappe il a rapidement été nécessaire d’ajouter le travail aux mains, afin de passer à un niveau professionnel et de gagner ultérieurement de l’argent.

« Des filles dans la boxe il n’y en avait alors, comme aujourd’hui, pratiquement pas. Il fallait s’entrainer et se battre sur le ring avec des mecs. Dès l’an 2000 j’ai déménagé à Moscou et n’avais plus de possibilité de vivre au crochet des parents. Il me fallait résoudre le problème de l’argent de manière indépendante, et comme les sportifs de Russie n’avaient à cette époque ni salaire ni bourses, j’ai commencé à me battre pour de l’argent en distrayant le public », raconte-t-elle.

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Les premiers combats « commerciaux » de la jeune femme, âgée d’une vingtaine d’années, se sont déroulés dans le club Tropicana, sur la rue Arbat, en plein cœur de la capitale.

« Ils payaient des sommes faramineuses pour ces temps-là – 200 dollars par combat. Pour comparer, on pouvait alors louer un une-pièce pour 100 dollars à Moscou. C’est pourquoi deux-trois fois par mois, j’allais sur le ring et me nourrissait ainsi », poursuit Svetlana.

Il s’agissait alors d’affrontements sans règles, s’apparentant à la discipline du kumite. Plusieurs années plus tard, grâce à l’UFC, ils sont toutefois passés aux arts martiaux mixtes et au MMA.

Aux portes de la prison

« Il fallait parfois aussi se battre dans la rue. Et ici il n’y a pas de belles histoires, à cause de l’une de ces bagarres je me suis retrouvée à un doigt de la prison. Il s’est avéré que ce n’est pas toujours que le sexe masculin agit comme des hommes. Après avoir pris une raclée par une femme, certains d’entre eux ont couru porter plainte à la police », témoigne-t-elle.

Ces situations, selon elle, étaient absolument quotidiennes et tous s’y heurtaient à un moment ou à un autre de leur vie.

« Une fois nous sommes partis durant les fêtes de mai faire un barbecue et des "locaux" bourrés nous ont accostés. Ils ont commencé à embêter ma sœur, ils voulaient faire connaissance, boire, etc. Elle a refusé, mais ils n’ont pas compris. Après cela je me suis immiscée dans la conversation. L’un des saoulards m’a poussée et a commencé à proférer des insultes ; je l’ai prévenu qu’il ne fallait pas qu’il refasse ça, mais après qu’il a relevé la main sur moi, je l’ai frappé au visage », se remémore Svetlana.

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Alors avec ses amis il a accouru à l’hôpital, où on lui a remis en place la mâchoire, puis à la police, où il a porté plainte pour lourds dommages corporels.

« J’ai pris cette situation très peu au sérieux : un homme a porté plainte à la police contre une femme ? A dit qu’elle lui avait cassé la mâchoire ? En Russie ? Tout cela paraissait incroyable jusqu’au moment où dans le train, durant le trajet vers une énième compétition, m’ont abordée des policiers en déclarant que j’étais sur la liste fédérale des personnes recherchées », continue-t-elle.

À partir de ce moment, Svetlana a vécu dans l’angoisse constante, une période qui n’a pris fin que lorsque le délai de prescription est arrivé à son terme. « J’ai simplement eu de la chance, que dans cette période de ma vie je me trimballais d’un bout à l’autre du pays au gré des compétitions. Autrement j’aurais été en prison pour avoir frappé un dragueur saoul », soutient-elle.

Un succès débordant

Cela fait de nombreuses années que Svetlana coache des hommes dans son club de boxe. Elle dit que les jeunes viennent et l’écoutent sans discuter car ils ont de quoi comparer ces entrainements.

« Au début il y a beaucoup de méfiance et de situations d’incompréhension. Mais quand une personne vient après avoir côtoyé d’autres clubs et pseudo-entraineurs-experts, elle comprend qu’ici se trouve précisément ce qu’elle cherchait. Heureusement il y a Instagram, où je peux montrer mes qualités d’entrainement et riposter face aux généraux et experts du canapé. Les autres personnes voient cela, et viennent pratiquer », explique la jeune femme.

D’après ses dires, ses deux comptes rassemblant 240 000 et 100 000 abonnés n’ont pas eu besoin de promotion externe. « Si le contenu est intéressant, la personne s’abonne et vient à la salle ».

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Aujourd’hui son club est littéralement plein à craquer, à un niveau tel qu’il semblerait qu’un poing perdu puisse atterrir à tout moment, venu de n’importe où, dans votre mâchoire.

Mais n’est-ce pas dans la rude concurrence et les entrainements quotidiens que naissent les champions ?

En suivant ce lien, découvrez notre reportage au Daghestan, berceau des meilleurs lutteurs de Russie.

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