Plongeon dans le quotidien d'un Français en appartement communautaire soviétique

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ERWANN PENSEC
Loin d'avoir disparu, les appartements communautaires seraient encore plusieurs dizaines de milliers à Moscou. Héritage de l'époque soviétique, ces logements abritent encore toutes sortes de personnes, aux âges, origines, professions, nationalités et modes de vie très divers. Un collaborateur de Russia Beyond, a loué une chambre dans l'une de ces «kommounalkas» et vous ouvre les portes de cet univers on ne peut plus authentique.

Machine à remonter le temps

Trouver une location à Moscou depuis la France n'est pas chose aisée, c'est pourquoi, comme beaucoup de personnes fraîchement arrivées dans la capitale russe, j'ai fait le choix de me loger un premier temps en auberge de jeunesse et d'y consulter les sites d'annonces immobilières. Si les propositions fusaient, aucune ne correspondait aux critères pourtant larges que je m'étais fixés. À la suite d'une première et catastrophique visite, j'en suis venu à envisager la possibilité de rester dans cette auberge pour les six mois que durerait mon séjour.

Quatre jours après mon atterrissage, quelque peu dépité, je suis cependant venu voir cet appartement-ci. Si à la vue de la localisation le prix me paraissait suspect, jamais je n'aurais pu imaginer ce que je m'apprêtais à découvrir.

Par cette glaciale soirée de février, Olga, la propriétaire, m'avait donc donné rendez-vous au coin d'une rue, dans le charmant quartier de Tchistye Proudy. Une visite très en contrastes m'attendait. L'apparence de ma guide aurait d'ailleurs dû me mettre préalablement la puce à l'oreille. Bien que fort aimable, Olga, approchant selon moi de la cinquantaine, arborait des sortes de dreadlocks bleues et semblait pour le moins étrange. Cette ruelle, elle y avait en fait passé toute sa vie.

À l'image de cet arrondissement, certainement l'un des plus somptueux de la ville, le hall de l'immeuble, orné de moulures et autres fresques, m'est apparu sublime. J'ai alors commencé à nourrir l'espoir d'être conduit dans l'un de ces palaces dont les Russes ont le secret.

Arrivés au cinquième étage, Olga m'a enfin indiqué une porte en bois aussi haute que massive, que je n'ai pas tardé à franchir. Une fois mes yeux habitués à l'obscurité ambiante, j'ai néanmoins constaté, déconfit, que cet endroit était en réalité resté dans son jus depuis des décennies.

Strictement rien ici n'avait moins de 40 ans, des meubles, aux installations électriques, en passant par les peintures écaillées et les tapisseries décollées. Mais avant tout, j'ai été frappé par la surface : environ 450m², deux niveaux, une quinzaine de chambres, deux cuisines, dont une immense dotée de quatre gazinières, deux salles de bains, des machines à laver et armoires partout.

J'ai à cet instant réalisé que je venais de pénétrer dans l'un de ces mythiques appartements communautaires, une espèce que je pensais éteinte depuis belle lurette. La visite s'est poursuivie, mais j'étais comme hébété, transporté dans la quatrième dimension. Perdu, mon esprit s'est alors rattaché à la seule lueur qu'il avait décelée dans cet océan de noirceur : la vue qui s'est offerte à moi depuis la fenêtre de ma future chambre. En face en effet se dressait un clocher couleur saumon, derrière lequel quelques-uns des célèbres gratte-ciel staliniens dominaient fièrement l'horizon. Occultant tout le reste, cet éclat m'a convaincu, et contre toute attente, Olga avait trouvé son locataire.

Tortues, hospitalité et bois de rennes

Ce logement, je l’ai partagé avec 14 autres personnes. J'avais l'impression quotidienne de vivre dans le décor d'un film quelque peu surréaliste. Tout était effectivement figé dans les années 60, mais au-delà de cela, même mes colocataires semblaient avoir été triés sur le volet lors d'un casting. Il y avait entre autres un chanteur d'opéra, un employé de l'ambassade du Kazakhstan, des filles venues des Philippines, une hôtesse de l'air ukrainienne, des retraités tatars, un Biélorusse gérant d'un café, une étudiante azéri d'une quarantaine d'années, et bien évidemment Olga, qui n’était finalement propriétaire que d'une des quatre parts de l'appartement.

Dans un couloir de l'étage, il y avait même une baignoire où pataugeaient deux grosses tortues de Floride … Une fantaisie d'Olga, qui les avait sauvées il y a une dizaine d'années. Il faut l'avouer, c'était spécial. Et puis ça en faisait du monde. Moi qui n'avais auparavant jamais vécu en collocation, je craignais de ne pas m'y faire. Mais finalement, ce n'est pas si terrible, on finit même par s'y plaire.

À mon arrivée, je n'avais pas connaissance des usages en place dans les appartements communautaires. Le premier soir, désireux de préparer à manger, je me suis donc mis en quête de vaisselle dans la cuisine, en vain, puisque malgré la profusion d'objets en tous genres paraissant tout droit sortis d'un autre âge, mettre la main sur des couverts s'est avéré impossible.

Heureusement, c'est à ce moment-là que j'ai croisé Touleguen, un Kazakh louant ici une pièce avec sa femme Alma, et travaillant à l'ambassade du Kazakhstan, à deux rues d'ici. Il m'a alors expliqué que chaque habitant disposait de ses propres affaires, après quoi il m'a aimablement prêté quelques ustensiles, le temps que j'acquière le nécessaire.

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Touleguen est un philosophe, ses paroles sont toujours emplies de sagesse. Mais il a aussi beaucoup d'humour, surtout après quelques verres. Une fois, il m'a avoué que l'amour de sa vie était française. En fait, alors qu'il était directeur d'un musée au Kazakhstan, il avait un jour reçu la visite d'une délégation de l'ambassade de France. C'est à cette occasion qu'il avait fait la connaissance d'une certaine Muriel. Ce prénom, il me l'a d'ailleurs répété une bonne centaine de fois en l'espace de dix minutes.

Charmé par cette femme, Touleguen avait trouvé judicieux de l'aborder en évoquant le goût des Kazakhs pour les bois de rennes, traditionnellement appréciés dans le pays pour leurs vertus aphrodisiaques. Semble-t-il intriguée, la fameuse Muriel lui avait ensuite demandé s'il avait pour habitude d'en consommer, mystère qu'il avait toutefois préféré laisser planer. Malgré sa brièveté, cet échange avec elle, qui avait été le premier et le dernier, a profondément marqué Touleguen. Même sa femme actuelle s'en amuse et lui demande encore régulièrement « Alors, elle est où Muriel ? ».

Un accueil chaleureux

Hormis son aspect un peu vieillot et pas toujours en très bon état, à l'instar de cet escalier en bois qui permet de rejoindre le deuxième étage et qui manque de s'effondrer à chaque fois que quelqu'un ose s'y aventurer, ce type de logements a tout de même de nombreux avantages. Il offre notamment la possibilité d'habiter en plein centre de Moscou, sans se ruiner. Charges comprises, je payais en effet 18 000 roubles (264 euros) pour une chambre de 15m², à 10 minutes à pied de la place Rouge. C'est aussi l'occasion de rencontrer de fabuleuses personnes, un lien social si précieux pour les personnes âgées ou même pour moi, cela me permettant d'améliorer mon russe au quotidien.

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J'y ai par exemple fait la connaissance de Lioudmila, qui est au fil du temps devenue en quelque sorte ma grand-mère russe. Elle m'a rapidement pris sous son aile, m'offrant par exemple dès mon arrivée un pot de confiture et des chaussons.

Dès lors, elle me préparait presque tous les jours quelques-unes de ces recettes qu'elle maîtrise à la perfection : plov (riz sauté aux légumes et à la viande), salades en tous genres, crêpes, syrniki (croquettes de fromage blanc), vareniki (raviolis sucrés au fromage blanc), soupes …

Sans compter la multitude de fruits, chocolats et autres gâteaux dont elle m'inondait fréquemment.

En réalité, elle m'a à ce sujet fait une confession très touchante. « Quand nous avons déménagé à Moscou, Maksim (son premier fils) s'est marié et Kirill (le deuxième) s'est rapidement trouvé une copine, je suis donc restée seule. J'avais vraiment le cafard, il me manquait quelque chose, j'avais besoin de m'occuper de quelqu'un, d'un homme ou de quelqu'un d'autre. La preuve, j'avais de si grandes casseroles, que je ne savais même pas cuisiner en petite quantité, alors j'essaye mais je fais toujours trop à manger, il me faut donc partager avec quelqu'un », m'a-t-elle avoué.

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Dans l'appartement, c'est avec Lioudmila que j'ai le plus discuté. Son histoire est passionnante, elle a vu le jour à Volgograd (l'ancienne Stalingrad), a fait ses études à Moscou, où elle est devenue directrice d'un commerce. Elle a ensuite déménagé à Magadan, en Extrême-Orient russe, pour y travailler dans l'administration régionale. Par la suite, elle a vécu en Ouzbékistan, où elle récoltait le coton dans les champs. Liouda a aujourd'hui 64 ans mais continue d'être active, elle va à la piscine plusieurs fois par semaine, arrondit ses fins de mois en gardant des enfants. 

Cela va bientôt faire 10 ans qu'elle loge dans cette kommounalka. « Au début, tout me déplaisait, l'appartement, la saleté, tout. Même le quartier ne m'a pas plu, car avant, la station de métro était très sale, il y avait beaucoup de punks à s'y rassembler, ils fumaient etc, il y avait plein de petits kiosques, mais tout a depuis été détruit et aménagé, et maintenant tout est beau, propre et bien. D'ailleurs, quand je suis arrivée dans cette kommounalka j'ai pleuré, j'ai dit « Kirill, où est-ce que tu m'as amenée ? ». Mais après j'ai enfilé mes gants, attaché mes cheveux, et j'ai tout récuré, lavé. Et maintenant ça me plaît, bien sûr ce serait mieux si ma chambre était rénovée, par exemple bien que le propriétaire l'ait changée, j'ai peur de laver la fenêtre, tout est tellement vieux, je ne voudrais pas tomber ».

Lioudmila considère néanmoins que ce n'est qu'un logement temporaire, car il se trouve qu'elle a fait l'acquisition d'un appartement dans sa ville natale. Elle s'y rend deux fois par an et se sert de sa pension de retraite pour le rénover, dans le but de s'y installer définitivement l'année prochaine. À Moscou, ce qu'elle gagne en tant que nourrice lui sert donc à payer son loyer et de quoi vivre.

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Perception de la cohabitation

La vie en communauté suppose de respecter certaines règles. Au niveau inférieur, où vivent 11 personnes, dont deux familles de 2 et 3 personnes et deux Philippines qui partagent une même chambre, le ménage se fait ainsi chaque semaine à tour de rôle. Puisqu'il n'y a, à cet étage, qu'une seule salle de bain, tous essayent de garder les mêmes horaires afin qu'il n'y ait aucun embouteillage. On évite aussi de faire des lessives trop tard le soir, les machines étant bruyantes et Lioudmila ayant prévenu que si quelqu'un le faisait après 23 heures, elle n'hésiterait pas à débrancher l'appareil.

Évidemment, tous ne s'arrangent par parfaitement. Aussi, une autre locataire, également prénommée Olga, que je croisais généralement affublée d'un peignoir et d'une serviette maintenant ses cheveux en place, me répondait souvent en chuchotant, ne souhaitant pas être entendue des autres résidents. Cette jeune femme de 34 ans, née en Ukraine mais ayant grandi dans le kraï de Transbaïkalie, à l'est du lac Baïkal, a longtemps travaillé comme hôtesse de l'air au sein d'une compagnie nationale. Celle-ci ayant malheureusement subi d'importantes restructurations, Olga a néanmoins été forcée de partir et d'accepter un poste d'esthéticienne dans un salon de beauté du coin.

Peu après mon arrivée, alors que nous passions une soirée ensemble et nous promenions sur les berges de la Moskova prisonnière des glaces, Olga m'avait confié avoir parfois quelque peine à supporter la vie dans cet appartement. Selon elle, les messes basses et ragots y seraient légion et derrière un sourire de façade, certains habitants attendraient le moment opportun pour nuire à leurs voisins. Elle m'a même expliqué que Rosa, une étudiante azérie d'une quarantaine d'année vivant au second étage, pratiquait d'étranges rites de sorcellerie et jetait des malédictions à ceux qu'elle souhaitait voir disparaître.

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Bonne nouvelle cependant, Olga m'a récemment annoncé avoir retrouvé une place en tant que stewardesse. « Je considère ce logement juste comme un toit au-dessus de ma tête, c'est l'endroit où je dors et rien de plus. L'emplacement me plaît, c'est pratique et tu sais, comme je suis en vol la plupart du temps, soit je suis en mission, soit je me repose. Quand je reviens ici, je ferme la porte, tant que j'ai un lit confortable, un oreiller et une couverture, je n'ai besoin de rien d'autre. Ce qu'il se passe derrière cette porte ne m'intéresse pas », m'a-t-elle assuré dans un coin de sa spacieuse chambre, qu'elle a elle-même entièrement rénovée après y avoir posé ses bagages en 2009.

Malgré le nombre d'âmes qu'il abrite, cet appartement est somme toute relativement paisible. De par son immensité, chaque locataire ou famille y dispose de sa propre pièce, on ne se marche donc pas les uns sur les autres. Il y a certaines personnes que l'on ne voit d'ailleurs jamais, il y en a même une que je n'ai aperçue qu'une fois. Bien entendu, il y a de temps à autre un peu de bruit, notamment lorsque Nailya et Raïs, un couple de retraités d'origine tatare, propriétaires de deux pièces dans notre kommounalka et vivant ici avec leur plus jeune fille, accueillent leurs petits-enfants. Ces derniers aiment en effet jouer au foot et faire de la trottinette dans le couloir. Mais rien de dérangeant, ça fait de l'animation. Le dimanche, il arrive aussi que Raïs décide de faire résonner dans la cuisine de la musique tatare, donnant à la pièce des airs de fête.

Rompant le silence, il est également parfois possible de surprendre les vocalises d'Ilya, un chanteur d'opéra qui s'exerce régulièrement dans la chambre qu'il occupe ici. Assez discret et rentrant tard, on ne le rencontre que furtivement. Il n'aura néanmoins échappé à personne que depuis mon arrivée, et depuis apparemment plus longtemps encore, son répertoire ne semble se constituer que d'une seule et même note. D'ailleurs, Nailya et la plus jeune Olga m'ont certifié que bien qu'elles le connaissent depuis de nombreuses années, jamais il ne les avait conviées à assister à l'une de ses représentations.

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Séjourner dans un appartement communautaire est une expérience fantastique et une chance incroyable, les Russes n'ayant eux-mêmes pas tous l'opportunité de pouvoir le vivre. Les conditions y sont certes sommaires et ne conviendront pas à tout le monde, mais l'authenticité des lieux et les rencontres hautes en couleur que l'on y fait valent amplement le sacrifice. J’ai quitté fin juillet cet apparemment, mais jamais je n'oublierai ces personnes qui ont partagé mon quotidien au cours de ces six mois, Lioudmila m'apprenant à préparer du plov à l’ouzbèke, Touleguen me parlant de la viande de cheval au Kazakhstan et Olga me racontant ses vols à Antalya ou au Kamtchatka. Lioudmila m'a d'ailleurs expressément convié à lui rendre visite à Volgograd à mon retour en Russie. À n'en pas douter qu'en plus d'un délicieux festin je retrouverai là aussi la chaleur d'un foyer familier, prêt à accueillir un invité d'où qu'il vienne, qui qu'il soit.