Parcs et loisirs: où les Moscovites se mettaient-ils au vert il y a un siècle et demi?

Histoire
GUEORGUI MANAÏEV
Les lieux autrefois ruraux qui «attiraient» les Moscovites prérévolutionnaires font désormais partie de la capitale depuis un moment déjà. Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer que les «jungles de béton» du quai Smolenskaïa ou du quartier Sokolniki étaient des espaces verts favoris pour les balades et le repos des Moscovites de la seconde partie du XIXe siècle. C’est pourtant précisément ici que les citadins venaient fuir l’agitation urbaine.

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Pourquoi les Moscovites prérévolutionnaires fuyaient-ils dans la nature ? Avant tout, pour échapper à la poussière et au sable, qui envahissaient les rues de la ville à l’arrivée du beau temps. Même dans le centre-ville, seulement quelques rues étaient pavées de pierre – les autres rappelaient plutôt des chemins terreux. Chaque diligence qui passait dessus levait immédiatement un nuage de poussière jaune corrosive. C’est pourquoi l’on avait tendance à se reposer à la périphérie de la ville de l’époque – à Sokolniki, ou Petrovski park.

Tsaritsyno, Kouskovo, la colline des Moineaux, Kouzminki et Kolomenskoïé n’étaient même pas à la périphérie de la ville, mais des parcs et forêts de banlieue.

Voici cinq des lieux les plus populaires pour se balader des moscovites prérévolutionnaires.

Novinskoïé

Lieu : le boulevard Novinski contemporain – le quai Smolenskaïa

Pour qui : pour toutes les classes

Activités : une foire, des représentations et des repas pour le peuple, et des tours de carrosse pour la noblesse.

La fête à Novinskoïé se tenait pour la semaine de Pâques vers le boulevard Novinski actuel, dans un large champ au bord de la rivière Moskova (le quai Smolenskaïa actuel). En son centre, pour le petit peuple, était ouverte une grande tente – appelée alors « kolokol » (cloche) – avec un sapin vert en guise de flèche, un signe de vente d’alcool. L’on y vendait, selon l’historien Piotr Sytine, de la vodka depuis des tonneaux.

Des tavernes, des zoos ambulants, des tentes étaient installés sur le champ, et des friandises y étaient vendues. En 1841, écrit Sytine, il y avait « deux chevaux (carrousels), 11 balançoires, deux « trottinettes » (carrousels avec des calèches), 10 tentes ». Les activités étaient accessibles même aux plus pauvres – le troisième jour, toutes les attractions devenaient gratuites.

Le quatrième jour, la fête à Novinskoïé était réservée aux nobles – une balade en carrosse était organisée dans un cercle prévu pour, la journée – pour les marchands, le soir – pour l’élite noble. Le mémorialiste Piotr Vistengoff décrivait ce jour ainsi : « Des chaînes de carrosses se ruent vers Novinskoïé ; d’abord les marchands, suivis peu après par la noblesse, et cette balade se tient jusqu’au crépuscule. Les jeunes hommes, comme des oiseaux sur des branches, sont assis sur la rambarde (la délimitation du cercle – réd.), se déchaînent, critiquent, lorgnent les belles Moscovites, approchent leurs carrosses, et si la demoiselle intéresse le garçon, alors, en s’appuyant sur la poignée de porte du carrosse, en jetant sur l’épaule le bas de son manteau tendance, il raccompagne le carrosse et dilapide au même moment ses compliments en français, parfois remplis d’erreurs grammaticales et cordiales monumentales ».

Petrovski park

Lieu : le parc Petrovski et ses alentours

Pour qui : la noblesse

Activités : démonstrations de carrosses, de chevaux et de soi-même

Le parc a été officiellement créé lors de la reconstruction de Moscou après l’incendie de 1812 selon le plan de l’architecte de parcs écossais Adam Menelaws. Pour cela, les datchas (maisons de campagne) locales, qui entouraient le palais Petrovski (construit en 1782), ont été rachetées, puis trois allées ainsi que des pavillons au style gothique ont été construits. 

Le parc a été créé pour les nobles seulement – jusqu’au milieu du siècle, il était interdit d’y construire des tavernes et des pavillons à boissons, afin de ne pas y attirer le petit peuple. Cependant, même au milieu du siècle, ce ne sont pas des tentes d’alcool qui y sont apparues, mais plutôt des restaurants chics. Non loin, se situait le célèbre Iar (intégré aujourd’hui à l’hôtel Sovetski) où venaient faire la fête les enfants d’oligarques de l’époque. Les bâtiments des restaurants Mavritania et Eldorado ont aussi survécu jusqu’à aujourd’hui.  

De plus, par l’ordre du tsar Nicolas Ier en 1836, les terres près du Parc (c’est ainsi, avec un grand « P », que l’on en parlait à Moscou) ont commencé à proposer des prêts immobiliers de 5 000 roubles pour dix ans sous condition de « terminer les travaux, en trois ans, d’une maison d’un étage de bonne architecture avec une mezzanine, des entresols, sous un toit de fer ». Dès lors, des datchas exquises sont apparues dans le parc – par exemple, la villa Tchiorny Lebed’ (le Cygne noir) de la famille Riabouchinski a survécu jusqu’à nos jours.

Au centre du parc, se trouvait un cercle de course, comme à Novinskoïé – mais à Petrovski, bien sûr, le public était de la classe supérieure. Le marchand Alexandre Ouchakov (pseudonyme N. Skavronski), qui a visité le parc dans les années 1860, écrivait : « Le parc est un endroit correct. Les carrosses, les chevaux, la société est en majorité irréprochable. La langue est française, les coutures, en particularité celles des hommes – sont anglaises. Le parc a sa propre communauté, qui se démarque particulièrement bien en semaine ».

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Sokolniki

Lieu : le parc Sokolniki

Pour qui : pour tout le monde

Activités : l’on y buvait du thé et de l’alcool, se baladait à pied ou en carrosse, regardait des spectacles

« Bourgeois-artisan, la plupart des marchands n’aiment pas le Parc [Petrovski] », écrivait Mikhaïl Zagoskine. Le peuple préférait les fêtes à Sokolniki, qui commençaient au 1er mai. Depuis l’époque de Pierre le Grand encore, les Allemands de Moscou choisissaient les bois de Sokolniki pour célébrer leur fête de l’arbre de mai. Peu à peu, le champ Chiriaïevo, ce grand terrain vague, où, selon la légende, s’était écrasé le faucon préféré du tsar Alexis Ier, Chiriaï, est devenu un endroit de fêtes massives au même titre que Novinskoïé.

Une tente était placée dans le champ, où le gouverneur se rendait et invitait à manger un public noble choisi, sous la musique de l’orchestre militaire. Ces invités d’honneur s'éparpillaient ensuite dans leurs carrosses et faisaient des tours du champ, au milieu duquel se réjouissait grandement le peuple.

Le programme de l’une de ces journées, écrit l’historienne Vera Bokova, était le suivant :

  1. Le funambule Egorka Chelapoute va marcher sur une corde avec un samovar chaud sur la tête sans balance ;
  2. Le danseur de danses russes Fedia Oudaloï ;
  3. Grigori Koltchan – basse de Pavlovski Possad ;
  4. L’avaleur de sabres et le magicien Arigotti mange une étoupe et boit de la résine ;
  5. Ondriouchka et Mitrodora chanteront des chansons campagnardes en dansant, Tchakryguine va les accompagner à l’harmonica ;
  6. Les oranges, les citrons sont bons chanté par Lazarev, un soprano de Martynov ;
  7. Feokistov jouera de la balalaïka ;
  8. Danses et chants par la chorale de 18 personnes Rousskoïe razdolié.

À Sokolniki, le petit peuple avait une tradition – boire du thé à même le sol. Comme l’écrit Vera Bokova, les habitantes des alentours – les « samovarnitsy » (femmes au samovar), habituellement des veuves de soldats ou de bourgeois – proposaient à tout le monde des samovars (théière traditionnelle russe) bouillants, des infusions, du sucre, et de la vaisselle.

« Le Russe dans sa nature n’aime pas l’artificiel, il se sent étroit, il a peu de place dans un jardin limité, et par-dessus tout il n’aime pas la barrière derrière les buissons de verdure ; lui, au contraire, aime la forêt, le bois, le champ », relevait Alexandre Ouchakov. 

Marina Rochtcha

Lieu : Marina Rochtcha

Pour qui : pour le petit peuple

Activités : l’on y buvait du thé et de l’alcool, se baladait à pied ou en carrosse, regardait des spectacles

Marina Rochtcha (Bosquet de Maria), appelé ainsi, selon la légende, du nom de la redoutable ataman (chef cosaque) Maria, était autrefois complètement recouvert de bouleaux. Les fêtes ici étaient initialement liées à la tradition de commémoration des défunts au Semik – le septième jeudi après pâques, à trois jours du Samedi dit des parents, fête durant laquelle l’on commémore les défunts. 

Cette fête n’était pas orthodoxe, mais plutôt païenne, et la place centrale y était occupée par le bouleau. L’on y accrochait des « couronnes ». Tatiana Brioukova, historienne locale de Moscou, écrit : « D’abord, le bouleau était secoué, on attrapait n’importe quelle branche assez haute et on l’attachait à une branche d’un arbre voisin. Voilà comment se formait cette "couronne". Ensuite, les femmes passaient par deux en-dessous de ces branches trois fois, s'échangeaient de petites bises, quelques mots doux et leurs croix. Les couronnes restaient liées pendant une semaine. Pendant longtemps, on n’approchait pas ces branches, on les fuyait même, car on disait que des sirènes s’asseyaient sur les couronnes liées ». Par « sirènes », l’on entendait les âmes des défunts qui, durant la semaine de la Trinité, « errent sur Terre », et il faut les accompagner, en organisant une grande fête – telles étaient les croyances russes préchrétiennes, et elles se sont avérées très tenaces.

Voilà pourquoi lors de la semaine de la Trinité, début juin, les Moscovites, après s’être recueillis sur les tombes de leurs défunts, allaient se balader et faire la fête. Pas loin de Marina Rochtcha, il y avait justement un grand cimetière. Les traditions anciennes étaient surtout gardées par le petit peuple, c’est pourquoi la fête lui était exclusive. Les nobles y passaient seulement pour observer les énormes et joyeuses rondes paysannes.

« Dans cette Marina Rochtcha, tout déborde de vie et rappelle la mort. Ici, parmi ces tombeaux anciens, résonne un chœur gitan épanoui ; là-bas, sur la tombe, se dressent un samovar, des bouteilles de rhum et festoient des marchands russes », écrivait Mikhaïl Zagoskine.

Vieux Simonov (Staroïé Simonovo)

Lieu : les alentours du monastère Simonov

Pour qui : pour tout le monde

Activités : des balades avec vue depuis la haute rive de la rivière Moskova 

Le monastère Simonov, un couvent ancien, fondé par le neveu de Serge de Radonège, le révérend Féodor, était l’un des lieux de culte les plus importants aux yeux des Moscovites. Ici, ont été inhumés les restes des participants de la bataille de Koulikovo, les dépouilles d’Alexandre Peresvet et de Rodion Osliabia. Dans les années 1930, la plupart des structures du monastère ont été démolies et, à sa place, se tient à présent en partie une usine, en partie le territoire de la Maison de la culture ZIL, alors s'y balader aujourd’hui est un peu compliqué. Toutefois, au XIXe siècle, les prés du Vieux Simonov étaient un lieu favori de promenades des Moscovites – des paysans jusqu’aux nobles. Pourquoi donc ?

L’on s’y réunissait pour observer Moscou depuis la haute rive du quai Kroutitskaïa actuel, c’était une « terrasse panoramique » aussi célèbre que celle de la colline des Moineaux, mais située bien plus près du centre. D’autant plus qu’on pouvait y monter sur un clocher de 90 mètres de hauteur – plus haut que celui d’Ivan le Grand au Kremlin !

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« En montant sur la terrasse de la tour, on avait longtemps du mal à se lasser de la diversité et de la beauté des alentours du monastère. Tout droit suivant la rivière jusqu’au pied de la montagne Simonovskaïa, commence un grand pré vert avec de petits étangs : en son milieu, se faufile la rivière Moskova ; elle est suivie jusqu’au monastère Danilov par la partie Serpoukhovskaïa du Zamoskovoretchié avec ses jardins et ses grandes fabriques. À droite, se dresse en amphithéâtre la partie Zaïaouzsakaïa de la Moskova avec ses maisons en pierre et ses magnifiques églises. Vous vous retournez, et voici devant vous, à la place de grandes collines, couvertes de maisons, des prés ouverts, une sombre forêt de pins, des champs semés, des boqueteaux pittoresques, des bois, plusieurs villages, le monastère Perervinski et au loin, au bout de l’horizon, la fameuse commune de Kolomenskoïé », voici comment se présentait, selon Mikhaïl Zagoskine, le panorama de Moscou depuis le clocher du monastère Simonov.

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