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Le diplomate français Foy de la Neuville écrivait en 1689 que l’épouse d’Andreï Artamonovitch Matveïev, Anna (née Anitchkova), était la seule femme en Russie à ne pas se blanchir le visage et à ne pas se farder les joues, et qu'elle était donc assez jolie en soi. Contrastant avec les autres nobles femmes russes, qui s’entêtaient à se surligner les sourcils et à se blanchir le visage, l’épouse de Matveïev brillait d’une beauté naturelle.
Andreï était un fils du boyard Artamon Matveïev (1625-1682), chef du gouvernement sous le tsar Alexis Ier et « premier européen russe ». Dans la maison d'Artamon, il y avait des meubles étrangers et des tableaux européens. Son épouse était l’Écossaise Eudoxie Hamilton et le rejeton de cette lignée pouvait permettre à son épouse de se comporter « à l’européenne ».
Or, c’est précisément Artamon Matveïev qui était l’hôte de la maison dans laquelle Natalia Narychkina, la mère de Pierre le Grand, a été élevée. Plus tard, la tsarine Natalia a introduit de nombreuses innovations dans la vie quotidienne : elle assistait à des représentations théâtrales, dansait, apparaissait dans une voiture à toit ouvert (et non dans un carrosse fermé).
Le fils de Natalia Narychkina, le tsar Pierre Ier, n’appréciait guère les traditions de la Russie ancienne, y compris les nobles dames pommadées comme des poupées, et dont les mouvements étaient entravés par leurs longues robes. Grand fan de coquettes dames européennes en robes à décolleté, Pierre a donc introduit de telles toilettes dans le cadre de ses réformes.
«Le sexe féminin est tenu de porter des robes allemandes»
Bien sûr, sous le père de Pierre, le tsar Alexis, et sous son frère aîné, le tsar Fiodor, les tendances européennes en matière d’habillement pénétraient en Russie, mais seulement dans la mode masculine. Les tenues féminines restaient strictement traditionnelles et très similaires à celles des hommes : multiples couches, robes jusqu’au sol, manteaux (chouba) avec de la fourrure à l’intérieur et des ourlets de fourrure aux poignets et sur le col.
Les femmes ne se distinguaient clairement des hommes que par leur épais maquillage : du fard à base de plomb était appliqué en épaisses couches et corrigé en enlevant le surplus avec un grattoir spécial. Les « Russes européens » comme Lady Hamilton ou le tsar Pierre n’appréciaient pas cette tendance. L’archiprêtre Avvakoum, un influent religieux de l’époque, a écrit : « Certaines femmes défigurent leur visage en y mettant des paquets de couleurs – écarlate, blanche, bleue –, ressemblant tout à fait à un vil singe ».
Pierre a entamé ses réformes des tenues vestimentaires quelques jours après son retour de la Grande ambassade en Europe, juste au moment de l’exécution des Streltsy. Le 29 août 1698, un décret « sur le port de robes allemandes, sur le rasage des barbes et des moustaches » a été publié. Pourquoi avoir précisément choisi ce moment, l’exécution de ces gardes rebelles de Moscou ? On peut le comprendre comme un signal : le législateur soulignait que l’ordre ancien avait vécu et qu’il était désormais interdit d’y revenir.
Les décrets vestimentaires suivants ont été publiés en 1700, 1701 et 1705. À Moscou, des mannequins en tenues européennes ont été installés sur les murs de la Ville Blanche (une muraille d’enceinte) pour que chacun comprenne comment s’habiller. Et porter de « mauvais » vêtements dans les villes était passible d’une lourde amende : 40 kopecks si l’on était à pied, 2 roubles à cheval (16 kilogrammes de viande coûtaient alors 30 à 40 kopecks). Concernant les femmes, le décret stipulait expressément : « Le sexe féminin est tenu de porter des robes allemandes ».
Malgré les protestations initiales et même des soulèvements sporadiques, les tenues allemandes sont devenues à la mode. Et à partir de 1717, Pierre a commencé à tenir des assemblées, où par son exemple personnel – et celui de sa femme Catherine – il montrait comment s’habiller, danser et s’amuser. Mais comment tout cela a-t-il affecté les produits cosmétiques féminins ?
«On aurait pu la prendre pour une artiste itinérante»
Les vêtements féminins allemands du début du XVIIIe siècle se caractérisaient par des bras visibles, un décolleté et une partie du dos relativement ouverts, et, bien sûr, des coiffes et coiffures. Un tel style était incompatible avec les produits cosmétiques féminins russes du XVIIe siècle : il aurait été trop coûteux de blanchir la poitrine et les bras. De plus, avec une dense couche de cosmétiques, il était impossible de rire et de danser – choses que les belles Moscovites ne faisaient jamais en public auparavant.
Lorsque la danse est devenue un divertissement public, et que le fait de savoir danser est devenu un indicateur de noblesse, le rythme même des mouvements des femmes russes a évolué. Dans l’ancienne Russie, la belle était censée se comporter comme une paonne - ses jambes étaient cachées par une longue tunique, elle semblait nager lentement, restant dans l’ensemble immobile. Au contraire, les belles du XVIIIe siècle aux bras et dos nus étaient en mouvement constant, flirtant, riant et dansant. Les cheveux que les femmes russes cachaient jadis, les considérant comme faisant partie de leur corps nu, sont devenus selon les nouveaux canons un matériau pour réaliser des coiffures à la mode, et une base pour le port des perruques et chapeaux les plus fous.
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Bien sûr, pour réaliser tout cela, les dames russes manquaient non seulement de goût, mais aussi de spécialistes qualifiés. Les tailleurs et créateurs étrangers des années 1710 à 1720 commençaient à peine à enseigner aux couturières et aux apiéceurs russes la façon de créer des tenues selon les nouveaux styles. Quand ils se rendaient en Europe, les personnes les plus haut placées de l’État russe avaient donc un aspect étrange. L’historienne Irina Klimovitskaïa, dans un article consacré aux réformes de la mode menées par Pierre le Grand, cite les propos de la margravine de Bayreuth Wilhelmine, qui a vu le tsar et la tsarine lors de leur visite à Berlin en 1719. « La robe qu’elle portait, selon toute vraisemblance, avait été achetée sur un étal au marché. Elle était d’un style démodé, toute garnie d’argent et de paillettes. D’après sa tenue, on aurait pu la prendre pour une artiste itinérante allemande », écrit la fashionista berlinoise à propos de la tsarine russe.
«Comme une vraie Russe»
Il a fallu attendre encore 20 à 30 ans avant que les dames russes puissent rivaliser avec leurs consœurs européennes. Au milieu du XVIIIe siècle, le fard blanc a été remplacé par la mode pour le teint naturel, qu’on s’efforçait de maintenir à l’aide de remèdes à base de plantes médicinales.
Pour la blancheur, la peau du visage était lavée avec du lait frais, de l’eau salée servant à conserver les concombres et de la décoction de bleuet. Pour nettoyer la peau, selon la spécialiste de la culture ancienne Oksana Maïakova, des produits à base de graisse de loup, des pommades à base de blanc d’œuf et des huiles d’épi de blé étaient utilisés.
Catherine la Grande a rappelé que dans sa jeunesse, elle souffrait d’acné et de boutons sur le visage, un médecin l’ayant aidée à résoudre ce problème : « Il a sorti une petite fiole d’huile de talc de sa poche et m’a dit d’en mettre une goutte dans une tasse d’eau et de m’en humidifier le visage de temps à autre, par exemple une fois par semaine. En effet, l’huile de talc a éclairci mon visage et au bout de 10 jours j’ai pu me montrer ».
Mais le remède russe le plus célèbre pour la fraîcheur du visage et de la peau, utilisé par toutes les femmes - des paysannes aux tsarines -, consistait à se frotter avec de la neige ou de la glace. Cela allait de soi pour les paysannes, qui pendant les longs et froids hivers se rendaient au bania (sauna russe), plongeant dans des trous creusés dans la glace ou se roulant dans des tas de neige. Mais la noblesse ne restait pas à l’écart de cette tendance. Le secrétaire de cabinet de Catherine II, Adrian Gribovski, a écrit que lorsqu’elle se coiffait, « l’impératrice se frottait le visage avec de la glace ».
L’Irlandaise Martha Wilmot, qui a visité la Russie à l’époque de Catherine, a écrit : « Chaque matin, ils m’apportent une plaque de glace aussi épaisse que du verre, et moi, comme une vraie Russe, je me frotte les joues avec ; comme ils me l’assurent, je suis ainsi assurée d’avoir bon teint. »
Dans le même temps, le fard à joues et la poudre n’ont pas disparu - ils étaient simplement fabriqués selon des recettes européennes et non à base de plomb et de mercure. Sous Catherine, quatre fabriques de poudre et cinq usines de fard fonctionnaient en Russie, et l’on vendait également des produits cosmétiques étrangers. Un pot de fard était cher : 80 kopecks, alors que pour 10-12 kopecks une personne ordinaire pouvait prendre un copieux repas dans une taverne. Cependant, écrit Marina Bogdanova, « se maquiller comme le faisaient les arrière-grands-mères était impensable et risible aux yeux des belles de la nouvelle époque. Les cosmétiques se sont diversifiés - le fard à joues différait en termes de nuances, de l’écarlate au rose pâle - et une belle dame pouvait choisir le ton dont elle avait besoin en fonction de ses rubans ou de sa robe ».
À la fin du XVIIIe siècle, les livres et magazines de mode, d’abord traduits, sont devenus populaires en Russie. On pouvait y trouver des recettes pour la production maison de poudres, de crèmes, de lotions et les femmes russes ont commencé à les utiliser activement. Au début du XIXe siècle, le maquillage criard avait été relégué au passé : un « look » naturel, avec peu de poudre, est revenu à la mode, et les fards à base de produits naturels étaient considérés comme le nec plus ultra.
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