Pourquoi les vagabonds étaient-ils respectés dans la Russie médiévale?

Pavel Balabanov/Sputnik
Les kaliki (chanteurs mendiants), christaradtsy (mendiants), bogomoltsy (dévots) et stranniki (errants) constituaient un mode de vie unique en Russie. Les vagabonds étaient omniprésents, des forêts reculées aux appartements du tsar. Ils étaient également utilisés pour entretenir une correspondance secrète et s’informer des dernières nouvelles.

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Le Christ a dit à ses disciples: « Quittez tout et suivez-moi ». À partir du XIe siècle, de nombreux Russes ont commencé à suivre cet appel au pied de la lettre. Ils se rendaient en Terre sainte pour vénérer les premiers sanctuaires et recevoir des leçons de piété. Ils ramenaient ensuite chez eux une branche de palmier, signe le plus simple qu’ils s’étaient rendus à Jérusalem. Le mot « palomnik » (pèlerin, en russe) vient d’ailleurs de « palma » (palmier). Les pèlerins qui se rendaient dans les lieux saints ont été les premiers vagabonds russes.

Ils n’erraient cependant pas seulement pour des raisons religieuses. La Russie avait toujours connu une grande mobilité de sa population. Et lorsque le tsar a introduit le servage et la conscription, nombreux sont ceux qui ont réagi au resserrement des vis en abandonnant tout et en allant littéralement où bon leur semblait.

Le vagabond de Vassili Perov, 1859

L’historien Sergueï Pouchkarev a écrit : « Dans la grande-principauté de Moscou, il y avait encore beaucoup de "gens libres se promenant", qui ne dépendaient pas de l’État à titre privé ». Comme il l’explique, il s’agissait d’enfants d’ecclésiastiques n’étant pas devenus prêtres, d’enfants de fonctionnaires n’étant pas entrés dans le service, d’enfants de serfs, de travailleurs employés, de skomorokhs, de mendiants et de vagabonds n’ayant pas reçu de terres.

Pourquoi en Rus’ respectait-on les pauvres et les vagabonds ?

Bogomolki-strannitsy (Dévotes-errantes), Ilia Répine, 1878

En Russie médiévale, les pauvres errants étaient vénérés par la société comme les saints du peuple. L’exploit de l’errance se rapprochait de celui des fols-en-Christ.

L’édition russe du dictionnaire Brockhaus et Efron fait état d’un « type particulier de mendiant, très différent du mendiant d’Europe occidentale. Un mendiant occidental est mentalement, moralement et matériellement pauvre dans la plupart des cas ; dans notre pays, surtout dans le passé, c’était un homme éprouvé, une persona grata dans chaque maison où il entrait, un conteur intéressant et inépuisable à propos des lieux où il était allé ». « Un mendiant prêcheur itinérant, affirmant la doctrine du Christ non pas par des déductions théologiques, mais par ses propres haillons. Une telle image était proche et compréhensible pour les gens ordinaires », écrit le philosophe et chercheur en vagabondage Danil Dorofeïev.

Par ailleurs, depuis des temps anciens, les vagabonds jouaient le rôle d’un « Internet vivant », d’une sorte de journal parlant. Les pèlerins transmettaient à une population analphabète les nouvelles concernant les nouveaux ordres ecclésiastiques, les conciles et l’ordination des hiérarques. Les pèlerins étaient également souvent invités à prier pour quelqu’un dans les lieux saints, à déposer un cierge, à commander une prière commémorative ou simplement à transmettre un message à un endroit éloigné que l’on ne pourrait jamais atteindre par ses propres moyens.

Reproduction du tableau

De nombreuses personnes, qu’il s’agisse de starets (anciens), de hiérarques ou de simples paysans, correspondaient par l’intermédiaire des vagabonds, souvent de manière cryptée. Il ne fallait pas craindre que cette correspondance soit interceptée : dans la masse grise des vagabonds identiques, dans leurs sacs minables, personne ne pouvait trouver une lettre cachée. Surtout pas une lettre écrite dans une écriture secrète, le « tarabar », très populaire chez les prêtres russes. Le mystérieux starets sibérien Fiodor Kouzmitch échangeait lui-même avec ses correspondants secrets par l’intermédiaire de vagabonds – pas une seule de ses lettres privées n’a été interceptée par la police.

À quoi ressemblaient les différents mendiants et vagabonds russes ?

Kaliki, Illarion Prianichnikov

Kaliki

C’est ainsi que l’on appelait à l’origine les vagabonds en Russie. Le mot « kalika » vient du vieux russe et peut être féminin ou masculin. Vladimir Dahl explique : « Le kalika est, dans les chansons et les légendes, un pèlerin, un vagabond, un voyageur, un héros mendiant dans l’humilité, la misère et les actes pieux ». Notez qu’ici, le mendiant est considéré comme un bogatyr (mais, bien sûr, tous les mendiants ne sont pas des bogatyrs, ces preux russes). Au XIXe siècle. Les mendiants qui chantaient des hymnes, des versets spirituels et des psaumes étaient considérés comme des « kaliki ». La similitude avec le mot russe « kaleka » (mutilé) s’explique par le fait que les deux dérivent probablement du turc « kalak » (estropié).

Les kaliki se déplaçaient en groupes et avaient leur propre organisation. Le chef d’équipe était un ataman des aveugles : pour pouvoir prétendre au titre de vrai mendiant, il fallait être apprenti pendant 6 ans, payer 60 kopeks par an et passer un examen sur la connaissance des prières, des vers et des chants de mendiants et de leur langage particulier.

Dans ces groupes, l’on trouvait même un trésorier. Les décisions de la bande étaient prises lors d’une assemblée générale, au cours de laquelle tous les chefs étaient choisis et ceux qui enfreignaient les règles étaient punis en se voyant « couper la torba », c’est-à-dire la bourse du mendiant.

Conteurs et musiciens errants

Pèlerins. Au-delà de la Volga, Mikhaïl Nesterov, 1922

Les conteurs aveugles et solitaires, souvent accompagnés d’un guide, se distinguaient parmi les kaliki. Ils recueillaient l’aumône en chantant des hymnes spirituels, en récitant des psaumes, en s’accompagnant parfois d’une vielle à roue, d’un psaltérion, d’une domra. De vieux conteurs aveugles se rendaient également dans les appartements du tsar. Ils faisaient la lecture à Ivan le Terrible à Alexandrovskaïa Sloboda avant qu’il n’aille se coucher. Les vagabonds qui connaissaient beaucoup d’histoires et de ragots étaient toujours les bienvenus dans les quartiers des femmes des palais des tsars du XVIIe siècle, où des salles à manger et des chambres à coucher séparées étaient aménagées pour eux aux premiers étages.

Les conteurs étaient très proches des skomorokhs (musiciens itinérants), à la différence près que les autorités interdisaient activement ces derniers et qu’à la fin du XVIIe siècle, il n’y avait pratiquement plus de groupes de skomorokhs en Russie. Cependant, avant cette époque, aucun mariage ou enterrement ne se déroulait sans musicien itinérant, et Ivan le Terrible, selon certaines sources, aimait danser avec des skomorokhs dans sa jeunesse. Les groupes de skomorokhs étaient organisés de la même manière que ceux des mendiants professionnels.

Prochaki et collecteurs

Procession religieuse dans la province de Koursk, Ilia Répine

« Faites un don, orthodoxes, pour l’Église de Dieu, pour un bâtiment en pierre ! », ce cri a été entendu des centaines d’années dans toutes les rues et places de Russie. Il s’agissait de celui du « prochak », collecteur d’aumônes pour les besoins de l’Église, et non pour les siens.

Voici comment l’historien Sergueï Maximov décrit le prochak : « Manteau bleu ou noir de coupe bourgeoise, étroitement fermé et fortement ceinturé de manière festive, avec une prétention à la solidité et à la solennité. Le prochak est toujours presque âgé, il porte toujours un livre enveloppé dans du taffetas noir cousu d’un passement en forme de croix. Le livre est couvert de sous en cuivre. Le livre est lacé. Le cordon est scellé d’un sceau officiel en cire rouge et à la dernière page du livre se trouve un certificat de consistoire ».

« Dans les lieux repus, les villes marchandes et les églises cathédrales, il y a de longues rangées de dizaines de ces personnes », décrit Maximov. Parmi les collecteurs, il y avait de nombreuses nonnes, qui voyageaient avec deux disciples qui collectaient de l’argent pour elles, et des moines qui voyageaient toujours seuls.

Stranniki solitaires

Vladimirka, Isaac Levitan, 1892

« J’ai avoué mes fautes, je me suis repenti, je me suis confessé, j’ai donné la liberté à tous les hommes qui servaient sous mes ordres et j’ai juré pour la vie de me tourmenter avec toutes sortes de travaux et de me cacher dans la mendicité... Voilà déjà 15 ans que j’erre dans toute la Sibérie. Parfois, j’ai été embauché par des moujiks pour faire de petits travaux, et parfois je me suis nourri au nom du Christ. Ah, avec toutes ces privations, quelle félicité, quel bonheur et quelle paix de l’esprit j’ai goûté ».

Ce sont les paroles d’un noble prince devenu vagabond. Elles sont rapportées par l’auteur anonyme du livre Histoires franches d’un strannik à son père spirituel, très populaire en Russie au XIXe siècle.

Ces vagabonds étaient les plus respectés en Russie – ceux qui quittaient consciemment leur vie pour l’amour de l’errance. Le peintre Vassili Perov a décrit Khristofor Barski, l’un de ces stranniki : « Grand, mais déjà courbé, comme la branche supérieure d’un grand sapin, lorsqu’au cœur de l’hiver chaud, elle est recouverte de neige floconneuse. Sa barbe n’était pas aussi blanche que celle du prince, mais plutôt grise, ressemblant à la couleur de l’argenterie d’occasion, mais taillée de la même façon ; ses yeux étaient tristes, comme obscurcis par une fleur de lys noire ou par une longue période de souffrance... Au lieu d’une cape, il portait un manteau de paysan large et rapiécé, couleur pain de seigle, ceint d’une étroite ceinture à boucle de cuivre... Et malgré ce costume si peu attrayant, il y avait quelque chose d’irréconciliable dans toute la figure du vieil homme, surtout dans son visage, qui ne correspondait pas à son costume et à sa position ».

Anton Tchekhov a écrit à propos de ces gens : « Si l’on imagine l’ensemble du territoire russe, combien de ces mêmes gens, à la recherche d’un meilleur endroit, arpentent aujourd’hui les routes de campagne ou somnolent dans les auberges, les gargotes, les hôtels, sur l’herbe à la belle étoile, en attendant le lever du jour ».

La population accueillait les stranniki avec plaisir, car elle admirait leur liberté et leur connaissance du monde et des gens. Outre leur personnalité, ils étaient considérés comme l’archétype du vagabond. « En Rus’, l’errance était une religion populaire, et les stranniki étaient des saints populaires ; ils étaient libres de toute autorité – religieuse ou étatique – ils étaient proches des gens, car ils n’étaient pas séparés d’eux, ils étaient constamment sous leurs yeux... En principe, tout le monde avait la possibilité d’adhérer à ces idéaux, et même de devenir lui-même un strannik », écrit Dorofeïev.

Vagabonds-pèlerins

Le Contemplatif, Ivan Kramskoï, 1876

« … la foule du peuple se jeta vers lui [le prêtre], lui demandant sa bénédiction, son conseil et son aide. Il y avait là des pèlerines, qui marchaient sans cesse d’un lieu saint à l’autre, d’un religieux à l’autre, et qui s’attendrissaient toujours devant chaque lieu saint et devant chaque religieux. Le père Serge connaissait ce type ordinaire, artificiel, le moins religieux. Il y avait aussi des pèlerins, pour la plupart des soldats en retraite, déshabitués de la vie sédentaire, des vieillards misérables qui, presque tous, buvaient et vagabondaient d’un couvent à l’autre seulement pour se nourrir. »

C’est ainsi que Léon Tolstoï décrit les vagabonds-pèlerins les plus typiques dans sa nouvelle Le Père Serge. Tous n’étaient pas de vrais croyants et ne menaient pas une vie pieuse. Le destin mettait sur la route des gens très simples qui étaient contraints de choisir l’aumône comme moyen de subsistance. Ce sont eux qui constituaient la grande masse grise des vagabonds, qui se comptaient par centaines, voire par milliers, dans tous les lieux de pèlerinage.

Au début du XXe siècle, alors que la Russie disposait déjà de chemins de fer et donc d’une mobilité sans précédent de la population, le vagabondage à pied a été relégué au passé. L’empereur Nicolas II et sa famille ont accueilli des vagabonds comme Basile aux pieds nus ou Paraskeva de Sarov, mais ces personnes, qui étaient bien connues et avaient de nombreux admirateurs, étaient déjà loin de l’idéal de l’errance, qui était avant tout marqué par l’anonymat du vagabond. Et l’intérêt du couple impérial pour eux s’est estompé dès la naissance de leur héritier si convoité.

Dans cet autre article, nous vous révélions qui étaient vraiment les sorcières dans la Russie d’autrefois.

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