Comment la Russie a-t-elle assis sa domination sur l'Extrême-Orient?

Histoire
BORIS EGOROV
Si les Russes avaient tardé, la région aurait pu devenir une colonie américaine, française ou britannique.

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Dans les années 1730, l'État russe, qui s’était déjà entièrement emparé de la Sibérie, a commencé à explorer et à conquérir l'Extrême-Orient. Des détachements de cosaques ont atteint la côte du Pacifique, établissant des points d’appui sur leur chemin, des ostrogs (petits forts), amenant les tribus autochtones sous la « main du haut souverain » et leur faisant payer un tribut en nature – le iassak.

L'établissement de l'autorité du tsar ne s’est cependant pas toujours déroulé de manière pacifique. Les habitants de la péninsule de Tchoukotka, en particulier, ont opposé une résistance farouche à cette présence venue d’ailleurs, au point que plus de mille soldats des deux côtés se sont affrontés. Dans le folklore tchouktche s’est solidement ancrée une image peu flatteuse du Russe : « Leurs vêtements sont tout en fer, leurs moustaches sont comme celles des morses, leurs yeux sont ronds et de fer, leurs lances sont de la longueur du coude, et ils se comportent de manière pugnace – ils nous défient au combat ».

Les Tchouktches ont réussi à infliger plusieurs coups douloureux aux troupes russes. Ainsi, à la bataille de Iegatch, en 1730, le colonel cosaque Afanassi Chestakov a été tué, tandis qu’à la bataille d'Orlova en 1747, le détachement du major Dmitri Pavloutski a été sévèrement battu, et le commandant lui-même y a trouvé la mort. L'impératrice Catherine II est toutefois parvenue à résoudre le problème de ce peuple récalcitrant en lui accordant une large part d'indépendance dans les affaires intérieures, en échange de sa soumission.

Malgré la résistance des Tchouktches et les rébellions périodiques des Koriaks sur la péninsule du Kamtchatka, les Russes ont progressé avec succès dans le nord de l'Extrême-Orient. Par exemple, dès la fin du XVIIIe siècle, ils ont commencé à coloniser l'Alaska. La situation au sud, dans le bassin du fleuve Amour, où la Russie se heurtait à la résistance du puissant empire Qing, était par contre beaucoup plus compliquée.

L'arrivée des « barbares lointains » sur les terres des Daurs, qui payaient un tribut à Pékin, était considérée par le Céleste Empire comme une intrusion flagrante dans sa zone d'intérêt. En 1685, la ville russe d'Albazine, située sur le fleuve Amour, a par conséquent été assiégée par une armée chinoise de cinq mille hommes. Malgré la supériorité numéraire de l'ennemi, d’un rapport de dix, la garnison a résisté. Ce n'est que lorsqu'il est devenu évident qu'il était peu probable que de l'aide arrive, que les défenseurs ont accepté une reddition honorable et ont cédé la forteresse.

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Les Chinois et les Mandchous (la dynastie Qing mandchoue a régné en Chine à partir de 1644) ont démoli les fortifications, mais après leur départ, Albazine a été réoccupée par les troupes russes. L'armée Qing a assiégé la forteresse une deuxième fois, mais ses assauts féroces n'ont pas abouti. Néanmoins, la rude confrontation avec la Chine a mis à mal les ressources limitées dont disposait l'État russe en Extrême-Orient. En 1689, les parties ont donc signé le traité de Nertchinsk, en vertu duquel les Russes ont été contraints de céder à l'Empire Qing la forteresse d'Albazine et une partie des territoires acquis, mettant ainsi fin à leur progression vers l'océan Pacifique sur le fleuve Amour.

Pendant près d'un siècle et demi, les autorités russes se sont désintéressées des régions attenantes à ce fleuve. D'une part, Saint-Pétersbourg était convaincu que la région était fermement sous contrôle chinois (en fait, l'empire Qing n'avait rien fait pour la coloniser). D'autre part, en Russie prévalait l'idée fausse selon laquelle l'embouchure du fleuve Amour serait totalement impropre au passage de navires et que Sakhaline serait une péninsule (quand elle est en réalité une île), ce qui rendrait la navigation plus difficile.

L'émergence de nouveaux acteurs a néanmoins obligé la Russie à renforcer ses forces en Extrême-Orient. De plus en plus de navires britanniques, français et américains commençaient en effet à être repérés dans la mer d'Okhotsk. « À partir des années 20-30 du XIXe siècle, de plus en plus d'escadrons de baleiniers étrangers ont commencé à apparaître au large du littoral russe désert, attaquant et pillant fréquemment les villages côtiers... La Russie était confrontée à une menace réelle, sinon la perte totale de la région, du moins une augmentation significative des dommages causés par les marins étrangers à la population et aux biens de l'État sur la côte et les eaux du Pacifique », a écrit dans ses mémoires l'amiral Guennadi Nevelskoï.

Le gouverneur général de la Sibérie orientale, Nikolaï Mouraviov, a parfaitement compris le danger que représentait pour la Russie la prise de contrôle de la région de l'Amour par des puissances européennes ou américaines : « La rive gauche de l'Amour n'appartient à personne : les Toungouses n’y nomadisent qu'occasionnellement, et à l'embouchure même – les Guiliaks. Les Anglais n'ont qu'à apprendre tout cela et ils occuperont sans tarder Sakhaline et l'embouchure de l'Amour : ce sera une action soudaine, sans aucune communication à ce sujet avec la Russie, qui, cependant, peut perdre toute la Sibérie, car la Sibérie appartient à celui qui détient dans ses mains la rive gauche et l'embouchure de l'Amour ».

En 1849 et 1850, Mouraviov a donc sanctionné plusieurs expéditions dans la région de l'Amour sous le commandement du capitaine Nevelskoï. Ce dernier, ayant appris que Sakhaline était en fait une île, que l'embouchure du fleuve Amour était navigable et qu'il n'y avait pas d'autorité chinoise ici, a commencé à agir avec audace et détermination. À l'estuaire, il a établi le poste de Nikolaïev (l'actuelle ville de Nikolaïevsk-sur-Amour) et distribué aux tribus locales des lettres en plusieurs langues, destinées aux marins étrangers et proclamant que, puisque « tout le territoire de l’Amour jusqu'à la frontière coréenne avec l'île de Sakhaline est un territoire russe, aucune règle arbitraire et aucune offense aux peuples locaux ne peuvent y être tolérées ».

Craignant toujours la réaction furieuse de la Chine, le gouvernement russe a alors voulu rétrograder Nevelskoï au rang de marin pour une telle témérité, mais Mouraviov a intercédé pour lui auprès du tsar Nicolas Ier. Celui-ci a alors fini par dire : « L'acte de Nevelskoï est brave, noble et patriotique, et une fois le drapeau russe hissé en un lieu, il ne doit déjà plus être abaissé ».

La Russie a ensuite commencé à accroître régulièrement sa présence militaire dans la région de l'Amour. Finalement, la Chine, affaiblie par les guerres de l'opium contre les puissances occidentales, a reconnu l'inclusion à l’Empire russe de l’Amour et de la vaste région d'Oussouriïsk. Le plus important de la série d'accords bilatéraux qui ont formalisé ces acquisitions a été la convention de Pékin de 1860. Afin d'obtenir l'accord du gouvernement Qing, l'ambassadeur russe auprès du Céleste Empire, Nikolaï Ignatiev, a servi de médiateur dans les négociations avec les Français et les Britanniques, dont les troupes étaient déjà entrées dans la capitale chinoise, et les a persuadés de ne pas soumettre la ville à un pillage intensif.

C'est à cette époque que les contours des frontières de l'Extrême-Orient russe, à l'intérieur desquelles il apparaît encore aujourd'hui, avec des changements mineurs, ont été généralement définis.

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