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D’alliés à ennemis
L’Union soviétique et la république de Chine (Taïwan) n’ont pas toujours été ennemies. À la fin des années 1930, l’URSS soutenait activement le parti au pouvoir, le Kuomintang de Tchang Kaï-chek, dans sa lutte contre l’agression japonaise, en le finançant et en lui fournissant des armes ainsi quedes experts militaires.
Par la suite, toutefois, leurs voies ont fortement divergé quand l’URSS s’est alliée au communiste Mao Zedong, idéologiquement plus proche, les amis d’hier étant devenus des adversaires.
En 1949, les partisans de Tchang Kaï-chek ont été chassés de Chine continentale par l’Armée populaire de libération chinoise, et se sont réfugiés sur l’île de Taïwan (également appelée Formose). Ils n’ont cependant pas accepté leur défaite. Avec le soutien de ses alliés américains, le Kuomintang a alors cherché à mettre en place un blocus maritime contre la RPC et d’empêcher les cargos étrangers d’atteindre les communistes. Après avoir confisqué le chargement, le personnel des navires était généralement relâché.
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Les seuls navires que Tchang Kaï-chek craignait d’attaquer étaient les cargos soviétiques. Cette peur a disparu en 1953, avec la mort de Staline et le début d’une lutte interne pour le pouvoir en URSS.
Capture
En mai 1954, le pétrolier soviétique Touapse quitte Odessa et se dirige vers Shanghai avec 10 000 tonnes de kérosène destinées à l’Armée populaire de libération. Alors qu’il est proche de sa destination, il est intercepté par deux destroyers taïwanais.
L’officier Tsui Chan Lin, qui a participé à l’opération, s’est enfui en Chine continentale peu de temps après. « Je n’arrêtais pas de me demander comment le commandement de Tchang Kaï-chek avait décidé de faire preuve d’un tel culot, déclarera-t-il lors d’un interrogatoire. J’ai rapidement reçu une réponse de la part du capitaine,au moment où nous avons vu le Touapse approcher, à l’aube du 23 juin.J’étais alors sur la passerelle, et j’ai vu deux autres navires dans mes jumelles. J’ai immédiatement averti le capitaine.Il a dit que ces bâtiments appartenaient à la marine américaine et qu’ils avaient attendu le pétrolier dans un détroit puis accompagné celui-ci jusqu’au lieu d’interception prédéfini, tout en communiquant ses coordonnées au commandement du Kuomintang ».
Les navires taïwanais ont tiré plusieurs coups de semonce, exigeant que le pétrolier s’arrête. Une unité armée est alors montée à bord, prenant le contrôle du bâtiment. Les Soviétiques n’ont pu envoyer qu’un seul message radio au pays, pour prévenir de l’interception du navire.
Le Touapse a été escorté jusqu’au port taïwanais de Kaohsiung. Là, selon le témoignage de Tsui Chan Lin, plusieurs experts militaires américains en civil sont montés à bord, ont mis la main sur tous les documents et ont minutieusement inspecté le navire.
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Le scandale
L’Union soviétique a immédiatement réagi : Moscou ne reconnaissant pas les autorités taïwanaises, la note de protestation a été remise directement aux États-Unis.
« Il est évident que la capture d’un pétrolier soviétique par un navire militaire dans des eaux contrôlées par la marine de guerre américaine ne peut avoir été orchestrée que par cette dernière.Le gouvernement soviétique demande donc que le gouvernement américain prenne les mesures nécessaires en lien avec cette attaque contre un navire marchand soviétique dans les eaux internationales afin de récupérer le cargo, sa cargaison et son équipage », peut-on lire dans le document envoyé aux États-Unis, publié dans le journal Pravda le 25 juin.
Comme Tchang Kaï-chek continuait de retenir le navire et son équipage, l’Union soviétique, accompagnée d’autres pays du bloc de l’Est, a décidé de faire pression diplomatiquement, y compris au sein de l’Onu. L’Australie et la Nouvelle-Zélande, pourtant alliées des États-Unis, ont tacitement exprimé leurs craintes que la situation donne un prétexte à l’Union soviétique pour renforcer sa flotte dans le Pacifique occidental.
Quel destin pour l’équipage ?
Les Taïwanais et les Américains, cependant, ne se sont pas empressés de répondre aux exigences des Soviétiques. Ils avaient leur propre idée de la manière dont ils allaient traiter le personnel du navire: les 49 membres de l’équipage ont été répartis en groupes de 10-15 personnes et isolés les uns des autres. Ils ont été maltraités psychologiquement quotidiennement et forcés à demander l’asile politique aux États-Unis. L’objectif était de porter atteinte à l’image de l’URSS, en montrant que ses habitants tentaient de la fuir à la moindre occasion.
Les marins, traités comme prisonniers de guerre, étaient mal nourris, passés à tabac ou, au contraire, soudoyés avec la promesse d’une vie confortable en Occident. Les Américains ont même tenté de leur faire croire que la Troisième Guerre mondiale venait de commencer et qu’ils seraient exécutés s’ils ne changeaient pas de camp.
Ce n’est qu’un an plus tard, avec l’aide des Français, que l’Union soviétique a pu sauver 29 membres de l’équipage, parmi lesquels se trouvait le capitaine du pétrolier, Vitali Kalinine. Malgré le temps passé en détention et les mauvais traitements, ils ont toujours refusé de céder,et ont été accueillis en héros en URSS. Ils ont reçu une compensation financière pour le temps passé en captivité, se sont vu remettre des récompenses et ont obtenu de bons postes dans la marine. « Il y a eu des moments où on pensait ne jamais rentrer. On avait surtout peur de mourir de faim : on était tous si décharnés qu’on ressemblait à des squelettes », s’est souvenu Iouri Boriskine.
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Le sort des 20 marins restants fut plus triste : neuf d’entre eux ont été envoyés aux États-Unis, où deux ont été obligés de critiquer l’Union soviétique à la radio. Cinq ont finalement décidé de rentrer au pays, et ont trouvé refuge à l’ambassade soviétique en 1956. Ils ont été accueillis froidement, sont restés sous surveillance toute leur vie et ont reçu l’interdiction de quitter l’URSS. Nikolaï Vaganov, l’un de ceux qui avait critiqué l’URSS à la radio, a été arrêté en 1963, et condamné à 10 ans de prison pour trahison .
Les quatre autres restés aux États-Unis ont été condamnés à mort par contumace par l’URSS. L’un d’eux, Mikhaïl Ivankov-Nikolov, est devenu psychologiquement instable et les États-Unis eux-mêmes l’ont remis aux Soviétiques en 1959. Il n’a pas été exécuté, mais placé dans une institution psychiatrique, où il a passé 20 ans.
Quatre autres marins restés à Taïwan ont pu gagner l’Amérique latine en 1957, puis rentrer en URSS. Une grande conférence de presse a été tenue à l’occasion de leur retour, mais finalement tous ont été condamnés à des peines allant jusqu’à 15 ans de prison pour trahison.
Parmi lesmarins restés sur l’île, deux sont décédés et un s’est suicidé. Enfin, les quatre derniers, ayant refusé de demander l’asile aux États-Unis, ont été enfermés dans une prison locale. Après leur libération, ils ont été envoyés dans un village en bord de mer, sous la surveillance de la police taïwanaise. C’est seulement en 1988, soit 34 ans après les faits, que le consulat soviétique de Singapour a pu les faire rentrer chez eux.
Le pétrolierTouapse, quant à lui, n’a jamais revu les rivages soviétiques. Après avoir servi dans la marine de la république de Chine sous le nom de Kuaiji, il a été mis en cale sèchedans leport de Kaohsiung, où il se trouve encore aujourd’hui.
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