Comment l'URSS a terrifié les États-Unis avec une arme géante factice

Histoire
EKATERINA SINELCHTCHIKOVA
Dans la course aux armements des années 60, les deux puissances rivales utilisaient tous les éléments d'intimidation possibles. Cependant, personne ne savait que les Soviétiques étaient si doués pour le bluff.

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Place Rouge. 1965. Devant les tribunes remplies de spectateurs, y compris des ambassadeurs d'États étrangers, passent des missiles géants à ogives nucléaires. Leur taille à elle seule suscite une crainte sacrée chez le public soviétique, et beaucoup d'anxiété chez le public étranger.

Les commentateurs de la radio soviétique ont lu le texte préparé à l’avance : « Le défilé d'une puissance de combat impressionnante est couronné par des missiles orbitaux géants. Leur service est entièrement automatisé. Il n'y a pas de limite de portée pour de tels missiles... ».

Sans aucun doute, il s’agissait d’un énième triomphe de l’armement soviétique. C’est du moins ainsi qu'il a été vanté. Ces armes gigantesques, qui traversèrent les pavés de la célèbre place, ont immédiatement fait la Une de la presse étrangère. Peu de gens ont deviné que ce n'était pas réellement une arme : c’était juste du bluff.

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Pour quoi faire ?

Après l'effondrement de l'Union soviétique, ce secret a été révélé par Vladimir Semitchastny, ancien directeur du KGB et l'un des organisateurs de la destitution de Nikita Khrouchtchev. « Dans les années 60, les missiles suscitaient un grand intérêt ; chaque nouvelle mention, et plus encore leur apparition, forçait à les observer en retenant son souffle », écrit-il dans ses mémoires Les services spéciaux de l'URSS et leur guerre secrète.

« Régulièrement, environ une fois tous les deux ou trois ans, nous annoncions officiellement le développement d'un nouveau type de missile. Peu de temps après, nous les présentions lors de défilés sur la place Rouge. Seul un très petit cercle de personnes savait que certains des nouveaux types de missiles n’étaient que des maquettes, des sortes de "villages Potemkine" totalement incapables de décoller. Les modèles sur les camions n'étaient pas des fusées, mais des maquettes », a-t-il admis.

Répondant à la question de savoir pourquoi une telle performance était nécessaire, Semitchastny a déclaré qu’il était difficile pour les services de renseignement occidentaux d'évaluer le potentiel de l'armée soviétique en raison du fait qu'il était soigneusement caché. Toutes les armes les plus puissantes étaient stockées dans des hangars souterrains, et il était impossible de les voir à partir de satellites espions. Personne ne savait exactement ce qu'il y avait dedans et dans quelle quantité. Le seul moyen d'« espionner » était les défilés militaires - le 1er mai, Journée de la solidarité internationale des travailleurs, et le 7 novembre, jour de la Grande Révolution d'octobre, lorsque les principales réalisations de l'industrie militaire étaient montrées sur la place (le défilé militaire du 9 mai, jour de la Victoire, n’avait lieu que certaines années-anniversaires).

Il fut donc décidé de jeter de la poudre aux yeux, les « ennemis» » n'ayant pas la moindre possibilité de regarder tout cela de plus près.

Désinformation grandiose

Tout a été pensé dans les moindres détails. Premièrement, le premier secrétaire du Comité central du PCUS, Khrouchtchev, était personnellement impliqué dans la désinformation. En 1962, au Palais des Congrès du Kremlin, par exemple, il prononça un discours enflammé sur le « missile global » GR-1.

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Le concept de « missile global » était basé sur un projet américain similaire qui n'a jamais été mis en œuvre en raison de son absence d’utilité : en raison de la proximité des pays de l'Otan avec la Russie, les missiles intercontinentaux et balistiques existants étaient en mesure d’atteindre l'URSS. Mais les Soviétiques, qui n'avaient pas un tel avantage sur leur adversaire, ont décidé de simuler le projet. Le principe était de lancer un missile avec une ogive nucléaire en orbite et, si nécessaire, d'atteindre la cible en envoyant un signal. La caractéristique principale était qu’une telle fusée n'avait aucune restriction de portée – n’importe quel site de la planète pouvait en devenir la cible.

« Avec la présence du missile global, les systèmes d'alerte ont perdu tout leur sens. Les missiles globaux ne peuvent pas être détectés à temps afin de préparer certaines mesures visant à intercepter ces missiles », a alors déclaré Khrouchtchev, parlant le GR-1 comme d'un fait accompli. En fait, il bluffait, car au moment de sa prise de parole, le bureau d'études n'avait même pas encore préparé de rapport de recherche. Il était, pour le moins, prématuré d’affirmer ce qu'une telle fusée pourrait faire ou non.

Mais l'apparition publique a fait son petit effet, les services de renseignement étrangers ayant commencé à rechercher sérieusement des informations sur le GR-1, qui a reçu la désignation SS-X-10 Scrag. Lorsque le fameux exemplaire a été déployé sur la place Rouge en 1965, il ne faisait aucun doute que les Soviétiques avaient réussi leur coup.

En outre, un tel canular était prévu comme une pièce en plusieurs actes. Après le défilé, les accessoires ont été emmenés dans l'une des gares de Moscou, afin de tromper les employés de l'ambassade qui observaient la scène. Compte tenu de la gare choisie, on pouvait supposer pour quelle zone géographique ces « monstres » étaient prévus. La gare de Kiev signifiait qu'il s'agissait de bases d'Europe de l'Est.

« En écoutant les conversations téléphoniques des attachés militaires et en enregistrant la nature des missions entreprises à la hâte après le missile, nous avons pu déterminer le succès de l'ensemble de notre plan. Et les agents d'autres pays nous ont laissé entendre ce qui avait fonctionné et ce qui avait raté », a écrit Semitchastny.

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D’autres projets restés sur le papier

Le missile global n'est qu'un exemple. Une histoire similaire s'est produite avec les missiles stratégiques RT-15 et RT-20. Le canon automoteur transportait une fusée de 18 mètres terrifiait par sa simple apparence. Mais lors des tests, il s'est avéré inefficace et n'a pas été adopté par les troupes.

On peut aussi mentionner l’installation 2B1 Oka, un mortier géant sur chenilles qui, en théorie, pouvait envoyer un projectile nucléaire sur près de cinquante kilomètres. Mais le recul était si puissant que le moteur et la boîte de vitesses tombèrent en panne. Et les chenilles devaient être changées tous les 20 kilomètres en raison d’un tel poids. Pour cette raison, le mortier nucléaire s'est avéré être pratiquement à usage unique. En mai 1961, six systèmes ont traversé la place Rouge et en juillet de la même année, ils ont été retirés.

En 1954, le bombardier M-4 a été présenté lors de la parade. Il pouvait transporter une charge nucléaire et la conception de son châssis lui permettait de décoller des aérodromes glacés de Tchoukotka, à proximité des États-Unis. Cependant, il avait de nombreuses lacunes et il a été converti en ravitailleur.

Quant au GR-1, il y a eu un retard dans la production des moteurs, et un grand nombre de pannes techniques se sont produites lors du décollage. Cependant, tout cela était dans tous les cas inutile. Le bluff a fonctionné : Washington a accepté de signer le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, et le projet GR-1 a été abandonné.

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