Sensibiliser les Français aux saveurs russes, le défi du nouveau cogérant du Café Pouchkine de Paris

Maria Tchobanov
Dévoiler les secrets de cuisson du vrai borchtch aux cuistots français, apprendre aux Moscovites de passage à patienter dans la file d’attente et coacher le personnel à prononcer les mots de bienvenue en russe ne sont que quelques tâches parmi celles que le tout nouveau codirecteur du restaurant parisien Café Pouchkine, Artiom Sibiriakov, fraichement venu de Moscou, s’est fixé. Nous l’avons rencontré dans le splendide intérieur du salon Madeleine de l’établissement pour parler de sa mission.

Originaire de la région de Krasnodar, dans le sud de la Russie, ce ravissant jeune homme de 34 ans en a déjà 10 ans d’expérience professionnelle, dont quatre ans au sein du vaste empire gastronomique russe « Maison Dellos ». Après avoir excellé à Botchka et Turandot, deux restaurants d’Andrey Dellos, il a depuis deux mois une nouvelle mission – la codirection du restaurant Café Pouchkine, ouvert en novembre 2017 place de la Madeleine, à Paris.

Cet établissement de 80 places assises, à trois niveaux, à la fois salon de thé, restaurant, comptoir de vente à emporter et pâtisserie, a nécessité 12 millions d'euros d’investissements et a été inauguré dix-huit ans après l’ouverture de son équivalent moscovite, devenu depuis une étape incontournable pour les étrangers en quête de l’âme, de la gastronomie et de l’hospitalité russes.

Devenu une des cartes de visite de la capitale russe, le Café Pouchkine est une véritable success story longue de 20 ans, période durant laquelle un tas d’autres projets et concepts dans le domaine de la haute gastronomie sont pourtant tombés à l’eau dans la capitale de Russie, faute aux crises économiques ou au manque d’idées viables. Dans ce contexte, ce restaurant représente une oasis de stabilité et l’exemple d’un développement ininterrompu. C’est pour atteindre les mêmes performances et rejoindre le palmarès des établissements parisiens les plus raffinés et prisés, que la direction de la « Maison Dellos », a décidé d’envoyer un Russe en mission à Paris.

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Artiom avoue que la Ville lumière le fascine et, même s’il avait le trac avant de débarquer, il a trouvé sur place une équipe très accueillante, bien coordonnée et assez professionnelle. Pour l’instant il communique en anglais avec le personnel, qui compte également quelques personnes maîtrisant la langue de Pouchkine.

Andrey Dellos voit en le Pouchkine parisien l’ambassade de la culture gastronomique et de la restauration russe, un lieu d’excellence pour présenter la cuisine russe. Ainsi, la charge principale de Sibiriakov est de veiller à ce que la réalité soit à la hauteur de l’ambition.

Le borchtch au goût authentique

La première chose à faire pour atteindre ce but, selon le nouveau codirecteur, est d'amener la technique de préparation des plats russes figurant dans le menu au niveau de l’institution moscovite : l’apparence, la consistance et le goût des plats doivent correspondre parfaitement à ceux élaborés par le chef du Pouchkine moscovite – l’irremplaçable Andreï Makhov. Or, pour l’instant, ce n’est pas toujours le cas, malgré la présence sur place de deux cuisiniers russes, a constaté Artiom.

« Les cuisiniers français ont leurs codes professionnels, les techniques et traditions ancestrales, mais les remarques, basées sur leurs propres habitudes gustatives, ne peuvent être justifiées lorsqu’il s’agit de la cuisine russe. Il faut être Russe et avoir le palais habitué pour comprendre si le plat a le goût authentique. Jusqu’à ce que les cuisiniers français apprennent à bien distinguer ce goût et à le reproduire, on aura besoin d’un Russe à la cuisine. Le borchtch doit avoir la densité, la texture et la couleur très précises, pareil pour la côtelette Pojarsky, les pelmenis ou le koulibiak, qui sont très populaires auprès de nos clients. Même les salades russes, qui sont des OVNIS pour la cuisine française, ont la cote auprès de nos hôtes, ils sont curieux de les découvrir et en demandent souvent. Je suis convaincu qu’en perspective, l’équipe française maîtrisera tout cela parfaitement, mais pour l’instant, il faut contrôler », explique Sibiriakov.

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Il a également précisé que le chef Andreï Makhov viendra de temps en temps pour apporter de nouvelles idées, développer la partie russe et vérifier le bon fonctionnement des recettes élaborées auparavant. La carte est en effet renouvelée selon les saisons : 30 % des plats sont remplacés tous les trois mois, mais les classiques de Pouchkine sont proposés toute l’année.  

Que les fêtes commencent

La deuxième tâche à entreprendre, selon le nouveau manager, est d’apporter les rituels et services ayant déjà pris racines au Pouchkine de Moscou. Entre autres, proposer, le week-end, un brunch à la russe : très copieux et généreux, dans les meilleures traditions de l’hospitalité et cordialité russes, en sachant que, même pour le premier repas de la journée, les Russes ne disent non ni au steak saignant, ni à la langue de bœuf en gelée, ni au poisson fumé ou aux salades de légumes, ce qui n’empêche pas la présence, sur la table, de crêpes, de pirojkis et d’autres mets classiques des festins russes.  

D’autres idées sont en outre à développer, comme l’organisation d’événements spéciaux pour célébrer les fêtes et dates importantes du calendrier russe, comme la quasi inexistante en France Journée des femmes, célébrée le 8 mars. « Pour l’équipe française, certain nombre de choses, exigées par la maison mère semble trop exotiques et étrangères. Je suis là car pour un Russe c’est plus facile de véhiculer la mentalité et la culture de ce pays », précise Sibiriakov.

D’ailleurs, Artiom a déjà eu l’occasion de poser une première pierre dans cette nouvelle aventure avec la célébration, le 12 janvier dernier place de la Madeleine, de « l’ancien Nouvel An russe » (une formule paradoxale pour l’oreille d’un Français, selon le nouveau codirecteur du restaurant), qui a réuni une centaine de convives issus, principalement, de la communauté russophone, sur le rythme des musiques cosaques, de la vodka, du champagne, des danses et de la bonne humeur. 

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Quand l’histoire commune intervient dans la carte

En tant que sommelier, le nouveau codirecteur a prêté une attention particulière à la carte des vins du restaurant. Il en est globalement très satisfait, mais a médité quelques modifications. Tout d’abord, bien que de grande qualité, il voudrait remplacer les mousseux proposés aujourd’hui par ceux d’une autre marque, ayant beaucoup plus de raisons de se retrouver sur la carte d’un restaurant russe. Il s’agit, évidemment, de la Veuve Clicquot qui possède une très longue histoire d’amour avec le pays des Tsars et qui a vu le jour bien avant la campagne de Russie de Napoléon.

Restant dans la même logique, Artiom espère ajouter à la carte des vins des crus en provenance de Russie, qui se marient aussi bien avec les plats russes que français. Au moins, pour tester, car il est convaincu que la qualité des vins russes a radicalement changé ces dix dernières années et que, dans des régions viticoles russes, telles que le Kouban, certains producteurs méritent une mise en lumière particulière. « Les restaurants en Russie commencent à introduire de plus en plus la production des viticulteurs natinaux, c’était inimaginable il y a encore 15 ans. En tant que spécialiste, je n’aurai pas honte de recommander aux clients français certains crus russes, essentiellement les blancs, mais aussi quelques rouges et même les mousseux, les plus compliqués à produire et à concurrencer », affirme Sibiriakov.

Le bar doit également subir des innovations : la carte des cocktails sera revisitée car, selon le manager, elle manque de notes russes, et il faudrait la rendre plus attractive aux yeux du jeune public.

Les réalités parisiennes

Pour l’instant Artiom observe beaucoup afin de comprendre tous les mécanismes de fonctionnement du restaurant parisien et d’élaborer la stratégie qui permettra de réaliser le souhait d’Andrey Dellos de s’approcher un maximum du modèle de l’établissement moscovite.

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Parmi les choses auxquelles il ne s’attendait pas du tout figure la file d’attente à l’entrée du restaurant à l’heure du thé. Les clients attendent parfois 30-40 minutes à l’extérieur pour passer 20 minutes à manger un gâteau à l’intérieur. « Ma première pensée fut : on travaille mal, on n’y arrive pas. Plus tard j’ai compris que c’est tout à fait dans les normes à Paris, tandis qu’à Moscou une situation pareille provoquerait un scandale. J’ai assisté récemment à une scène qui illustre cette différence de mentalités : sept Moscovites sont venus prendre un thé et après avoir attendu cinq minutes à l’entrée elles ont commencé à exprimer leur mécontentement. C’est vrai qu’à l’heure du thé tous les niveaux du Café Pouchkine sont remplis, sans exception. Évidemment, la surface du restaurant et la taille des tables sont beaucoup plus modestes qu’au Pouchkine de Moscou tandis que les Russes en voyage à Paris s’attendent à avoir les mêmes conditions d’accueil que là-bas. Nous faisons tout notre possible pour satisfaire tout le monde, mais à Paris à certaines heures de la journée nous ne pouvons pas éviter la file d’attente. C’est aussi pour gérer ce genre de situation que je suis là », avoue Artiom.  

Il en est encore au stade d’adaptation à une autre culture et une autre mentalité, mais il a déjà bien senti que le rythme du travail n’est pas le même à Paris. « Moscou est beaucoup plus dynamique et changeante, Paris est plutôt conservatrice et tient beaucoup aux rituels et traditions établis. Pour résoudre certains problèmes ou amener les modifications quelconques il faut plus de temps, il faut planifier tout à l’avance, c’est beaucoup moins spontané. En ce qui concerne la clientèle, j’ai moins de soucis, car dans la plupart des cas les gens sortent satisfaits de notre restaurant : et du volume dans l’assiette et de la richesse gustative, et de la beauté des intérieurs, et, évidemment, de l’emplacement du restaurant », constate le manager.

D’ailleurs, il constate non sans fierté que la pâtisserie de Pouchkine a su se forger une très belle réputation à Paris, une ville pourtant difficile à surprendre. « Ce n’est pas étonnant, nos créations sont très sophistiquées et raffinées. J’ai passé deux nuits dans la fabrique de Montreuil, où s’affairent 25 pâtissiers qui assurent toute la production de nos comptoirs parisiens, et je sais de quoi je parle. Pour finaliser les gâteaux de la série Matriochka, par exemple, il faut trois jours de travail, tellement la technique est compliquée », ajoute Artiom qui est persuadé que son établissement n’a rien à envier aux grandes maisons françaises mondialement connues. « Maintenant c’est au restaurant de gagner une notoriété et une confiance sans faille auprès des gourmands, sachant que la cuisine russe de qualité était quasiment inconnue des Parisiens », résume Sibiriakov.

Dans cet autre article, nous vous présentons au contraire l’incompréhension des Russes face à certains mets français.

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